Par Anastasia Chauchard, le 26/05/2022
Pour enregistrer la seconde saison des podcasts de l’enquête MoCoMi, c’est auprès de personnes qui ont fait l’expérience d’une partie des thématiques traitées par le projet que l’on s’est adressé. Les rencontres ont eu lieu à Strasbourg grâce à l’interprète de l’équipe, Hala Ghannam Trefi, et son réseau de connaissance. Voilà un reportage retraçant le déroulement de cette seconde production.
A l’occasion de l’enregistrement de la seconde saison des podcasts MoCoMi, l’Eurométropole était à l’honneur, non pour sa place majeure au sein de l’Union qui en fait un lieu voulu de pouvoir central, mais pour la frontière qu’elle représente. A Strasbourg, Hala Ghannam Trefi et moi avons donc rencontré deux actrices clés pour donner des voix aux personnes qui constituent le sujet même de l’enquête Morts Covid en Migration.
Shireen : un regard-monde sur la pandémie en France
Nous avons rejoint Shireen le soir du 7 mars, dans un café du centre de la ville. C’est son jour de repos. Elle revient sur son parcours semé d’embuches témoignant d’une incroyable force et d’un courage sans nom combiné.e.s à un calme marquant. Shireen a 37 ans et est originaire de Syrie. Elle a quitté le pays seule en 2012 pour la Turquie puis l’Egypte avant de rejoindre la France, et en particulier Strasbourg, en 2014. Elle travaillait dans la recherche et la formation dans le domaine de la protection civile. Son parcours migratoire fut marqué par sa condition assignée de femme qui l’a contrainte à fuir à plusieurs reprises. Mais elle n’est pas restée passive face à ce qu’elle a subi et observé et a voulu mobiliser ses compétences pour dénoncer le traitement des femmes en migration, un travail resté lettre morte afin de pouvoir survivre. Toutes ses épreuves n’ont pas empêché qu’elle affronte le monstre qu’est le système administratif français pour les personnes exilées. L’obtention du statut de réfugiée ne l’a pas protégée non plus de la rue.
Nous avons pu échanger nos regards sur la pandémie qui a imposé l’inconnu venant alors se substituer, au moins en partie, à l’altérité entretenue et projetée sur l’ « Autre ». De cette alterité[1] à l’altérisation[2] il n’y a qu’un pas : inégalités sourdes et sournoises souvent occultées et ignorées mais pourtant bien visibles. Ces inégalités sont, dans les faits, des discriminations qui structurent l’organisation même de nos territoires, de notre système de santé, de l’éducation nationale, de l’emploi, toutes les facettes d’une vie, mais aussi de la mort comme le montre, à certains égards, MoCoMi. Mais l’existence d’un processus d’altérisation ne veut pas nécessairement dire que les personnes visées sont altérisées. Au contraire, dans le cas de la France, il semble que ce soit davantage un outil permettant de justifier les injustices qui la traversent, afin de masquer les manquements d’une République universaliste mais qui est tout sauf universelle, ni égalitaire et solidaire d’ailleurs. L’esprit analytique et le regard fin de Shirine apportent une lecture clairvoyante de la gestion de la pandémie en dépassant les affres de la catégorisation et en la mettant en perspective avec une actualité plus large, celle de la guerre au sens large du terme. Oui, car la guerre n’est pas réapparue avec les frappes de la Russie en Ukraine, elle survie toujours quelque part.
Le lendemain nous devions rencontrer Hamad* qui, lui, vient du Soudan. Il travaille comme vendeur chez Emmaüs Mundo’, aux côtés de Shirine d’ailleurs. Pour des raisons qui lui sont propres, il n’a pas pu se rendre disponible. Ayant une histoire bien différente de celle de Shirine, il aurait sans doute pu permettre d’apporter une autre vision et une expérience différente. Ce sont les aléas du terrain et il faut l’accepter. On peut seulement regretter le caractère univoque de la nouvelle saison du point de vue des personnes ayant un parcours migratoire.
Faire ses preuves pour s’insérer : entre solidarité et manque de reconnaissance
A défaut, je me suis rendue sur le lieu de travail de Shireen dans lequel elle a été embauchée au cours de la pandémie. Emmaüs Mundo’ se trouve en périphérie de la ville, au milieu des champs de culture et à proximité d’une ligne ferroviaire. C’est un pôle d’insertion sociale et professionnelle à destination des personnes en situation de précarité dont la nature peut être diverse. Ainsi, de nombreuses personnes immigrantes y trouvent de l’aide précieuse puisque l’on peut y suivre des cours de Français en Langue Etrangère (FLE). Les personnes accueillies peuvent donc être embauchées, sur trois ans au maximum en général, au sein du magasin de l’association où l’on trie, répare et revend les dons divers (vêtements, meubles, vaisselles, jouets, livres, etc.) – dans une dynamique écoresponsable – et cela dans l’objectif d’avoir le temps de maitriser la langue française, d’acquérir des compétences, grâce à diverses formations proposées, et une situation stable qui permet ensuite d’accéder à l’emploi durablement. Toutefois, on peut imaginer comme il peut être difficile de devoir passer par cette étape pour quelqu’un comme Shireen dont les nombreuses qualifications et expériences en Sciences politiques et en marketing ne sont pas reconnues en France. Elle arrive tout de même à tirer bénéfice de cette période à Emmaüs en s’étant inscrite à la formation en photographie au sein de laquelle elle s’évade dans la création.
Lors de ma visite à Emmaüs, Shireen semble un peu surmenée en raison du déménagement à venir des locaux. Elle est fatiguée et a mal partout à force de porter de nombreux cartons. Lors de sa pause, elle m’offre un café au soleil. Nous nous sommes alors mises à discuter avec Gabriela*, qui a elle aussi obtenu l’asile politique et qui ne peut donc plus retourner dans son pays aimé, l’Albanie. Elle a 27 ans et c’était son anniversaire ; le 8 mars. Date pour laquelle elle est fière puisque c’est aussi celle de la Journée internationale des droits des femmes. Elle a quitté son pays à 19 ans avec son mari, avec lequel elle est séparée aujourd’hui, et son fils d’un an et demi à l’époque. Elle espère pouvoir un jour se rendre au Kosovo dont la culture, la langue et les paysages pourront lui rappeler l’Albanie. Gabriela, en plus de sa langue natale, parle l’anglais et, ayant vécu deux ans à Fribourg, un peu – selon ses dires remplis de modestie – l’Allemand. Elle apprend encore le Français même si, manifestement, elle le maîtrise très bien. Elle s’étonne d’ailleurs à raison de la différence de niveau en anglais entre l’Allemagne, où presque tout le monde le maitrise couramment, et la France. Elle semble avoir transmis son goût pour les langues à son fils, en classe préparatoire (CP), avec qui elle vit seule et pour qui elle s’inquiète cependant car il rencontre quelques difficultés à l’écrit en français. En comparaison de ses longues expériences en intérim dans des enseignes de prêt-à-porter telles que H&M, elle trouve le travail de vendeuse à Emmaüs plutôt facile, mise à part avec quelques client.e.s difficiles. A l’avenir, elle souhaite pouvoir travailler dans de grands magasins afin de mobiliser ses solides compétences linguistiques auprès de la clientèle étrangère, mais aussi mettre à profit son attrait pour le relationnel et l’univers de la mode. Comme pour Shireen, j’ai été marquée par son calme qui contraste avec une vie qui ne l’est pas.
Eve : d’une histoire familiale marquée par l’exil à un parcours au service des exilé.e.s
Enfin, la veille de mon départ, il était prévu que nous nous entretenions avec Julia, assistante sociale à l’association L’Etage, mais celle-ci fût mobilisée pour l’accueil d’exilé.e.s venant d’Ukraine… Nous avons tout de même pu voir Eve, assistante sociale, qui nous a invité dans le bureau où elle travaille avec ses collègues. Un bureau qui se trouve dans les locaux de l’église protestante dans laquelle elle se rendait dans son enfance. A bien des égards, elle se dit être « quelqu’un[.e] de la frontière ». Et pour cause, elle est petite-fille de réfugiée par sa grand-mère allemande et juive qui a dû fuir l’Alsace pour le petit village de Périgueux en Dordogne où était implanté le réseau d’entraide protestant dont faisait partie la jeune Cimade (Comité Inter-Mouvements Auprès des Evacués)[3]. Si Eve est partie en Belgique étudier, elle reste profondément attachée à l’Alsace, lieu-frontière dont l’histoire croise celle de sa famille et celles des personnes pour qui elle consacre sa vie professionnelle. En effet, elle a d’abord étudié à « chercher les points communs de l’humanité » au travers de l’ethnopsychiatrie et de la sociologie à la fac. L’université a, pour elle, surtout été synonyme de découvertes et de rencontres, avant de retourner à ce qui l’anime depuis l’enfance en devenant assistante sociale. Formation à la suite de laquelle elle a consacré sa carrière aux personnes migrantes jusqu’en 2021 où elle a rejoint L’Îlot. Une association qui travaille principalement auprès de personnes ayant de très longs parcours de rue, mais qui ne reçoit pas de publics exilés pour lesquels il existe d’autres structures plus adaptées au sein du réseau associatif strasbourgeois. En plus de 15 ans de carrière professionnelle et militante auprès des personnes en exil, elle a pu observer l’évolution des termes de l’accueil en France, que ce soit du point de vue associatif, par exemple au sein de La Cimade, ou institutionnel. En effet, elle a travaillé de 2005 à 2008 à l’Agence Nationale pour l’Accueil des Etrangers et des Migrations (ANAEM) qui a pris son nom actuel, l’Office français de l’Immigration et de l’Intégration (OFII), en 2009 sous la présidence Sarkozy (2007–2012)… Un simple changement de dénomination qui veut dire beaucoup comme le souligne Eve avec qui nous avons parlé de son expérience au cours de la pandémie en tant que travailleuse sociale. Durant le premier confinement elle travaillait, comme son ancienne collègue Julia, à l’association L’Etage. Elle nous a raconté comment la crise actuelle a engendré un renouvellement des pratiques de son métier, mais a aussi amené à son paroxysme l’incohérence des politiques d’accueil en France… et encore davantage avec la guerre du gouvernement russe en Ukraine.
Au cours du temps libre qu’il me restait, j’ai eu la chance de pouvoir découvrir un peu la ville de Strasbourg que je ne connaissais pas. Je n’ai pas pu rester insensible à son charme : ruelles étroites et chaleureuses se dessinent au fil de maisons paraissant être faites de pain d’épices et se contrastant à merveille avec une cathédrale gothique qui ressemble à de gigantesques flammes lorsque la lumière du soleil couchant se pose sur ses pierres plus de cinq fois centenaires. Toutefois, j’ai été frappée par la présence des nombreuses personnes sans-abris. Si c’est une réalité qui concerne la France entière, il me semble que, contrairement à une immense ville comme Paris, celle-ci est d’autant plus visible par le sentiment que donne la ville – du moins son centre historique – d’être dans un espace miniaturisé et donc peut-être perçu comme protégé. Ce qui, à mes yeux, n’est peut-être pas tant une mauvaise chose si cela peut éviter une invisibilisation de ces personnes, migrantes ou non, « agressées par l’Etat », pour reprendre les mots d’Eve.
Voir la galerie associée sur la page d’accueil du projet MoCoMi.
*Les prénoms ont été modifiés.
[1] Ce qui est autre, différent – en anthropologie et en sociologie, de soi, d’une société, d’un groupe social, etc. (Cf. ALTÉRITÉ : Définition de ALTÉRITÉ (cnrtl.fr)).
[2] Consiste à rendre responsable un individu ou un groupe de personnes de sa propre situation inégalitaire et marginale, sous prétexte qu’iel serait fondamentalement différent.e, sous-entendu de ce qui est considéré comme la norme dans une société.
[3] La Cimade est née en 1939 en Alsace-Lorraine à l’initiative du milieu protestant, d’abord dans l’objectif de porter secours aux personnes accusées de collaboration et/ou de religion juive durant la Seconde guerre mondiale. L’association s’est ensuite développée et adaptée auprès des diverses populations en exil en France au cours de son histoire récente. Aujourd’hui encore, elle reste une actrice majeure de l’aide aux personnes en situation de migration, notamment au travers de son implantation sur l’ensemble du territoire national, y compris en Outre-Mer, mais aussi du réseau associatif important dont elle bénéficie en France et à l’international.