Un des sites de l’enquête de terrain MoCoMi, un des lieux de passage des morts du covid-19 à La Courneuve en Seine-Saint-Denis (93), l’église Saint-Yves est née, en quelque sorte, d’un besoin. Inaugurée en 1933, elle fut érigée en reconnaissance de la population locale – ouvrière, paupérisée, multiculturelle. Reléguée aux abords de la capitale, dans des quartiers sans électricité, sans confort, cette population invisible aux habitants des « beaux quartiers » parisiens contribuait toutefois à construire un Paris moderne, riche et cosmopolite par sa main‑d’œuvre peu chère. Placée sous le signe de Saint-Yves, saint des pauvres et de la justice, l’église renforçait par ailleurs l’empreinte catholique sur ce milieu populaire, ouvert à des influences politiques, culturelles et spirituelles multiples. En effet, l’église se trouve dans le quartier des Quatre-Routes connu depuis longtemps pour être habité par de nombreux Tamouls. L’église est ainsi prêtée à la communauté tamoule catholique.
Bâtie de béton recouverte de briques rouges, l’église Saint-Yves impose aujourd’hui sur l’avenue Lénine son imposante silhouette, en souvenir de l’industrie rutilante de l’époque de son achèvement. Son clocher veille sur les passages du tramway 5 bondé du matin au soir, sur les échoppes, les fast-foods et les salons de coiffure modestes bordant l’avenue, sur le marché en plein air fourmillant et attirant sur place trois fois par semaine des marchands venus du monde entier, des mères de familles à la recherche de bons plans, des assemblées d’hommes âgées, des mendiants, des quêteurs, des opportunistes de tout horizon. Les marches de l’église, son porche, les ombres de ses nefs offrent un refuge à ceux qui cherchent un lieu de repos, de détente ou encore d’oubli.
Placée initialement sous la tutelle des Fils de la Charité, une congrégation impliquée dans l’évangélisation des milieux populaires, l’église Saint-Yves reste profondément ancrée dans les couches populaires et multiculturelles de la région parisienne. Selon l’Insee en 2017, La Courneuve affichait un très fort taux de chômage s’élevant à 27%. Quant au taux de pauvreté, il était de 42% en 2018. Cette précarisation touche surtout les immigrés représentant environ 43 % de la population de La Courneuve en 2013, avec 88 % des enfants ayant au moins un parent immigré. A ce tableau est venu se greffer la pandémie qui a frappé très durement la Seine-Saint-Denis avec une hausse des décès très inégalitaire. Toujours d’après les chiffres de l’Insee, sur les mois d’avril et mars 2020, les décès de personnes natives ont augmenté de 127% à la différence de ceux de personnes nées au Maghreb qui ont cru de 191%, ou de ceux d’individus nés dans le reste de l’Afrique avec une hausse de 368%. Parmi ces morts on peut ajouter l’écart qui se creuse entre les différentes origines. Comme le montre l’Institut pour la Recherche en Santé Publique, la pandémie a accentué l’accumulation des inégalités sociales, entre les personnes nées en France de parents français et les immigrants mais encore plus à l’égard de ceux d’origine non-européenne qui sont les plus nombreux à vivre dans des lieux à densité de population forte et dans des logements surpeuplés, à âge, situation financière et profession similaires. Des critères qui exposent davantage au virus. Au contraire, cette même population précaire est également celle qui est la plus en difficulté à accéder à l’emploi et a donc proportionnellement moins travaillé exclusivement à l’extérieur que la population née en France, ce qui peut alors rendre la recherche de travail encore plus complexe.
En cette journée de terrain, le père, originaire du Bénin et affecté à l’église Saint-Yves depuis six ans, nous avait convié à assister aux funérailles d’une ancienne de La Courneuve, baptisée, confirmée et mariée en ce lieu même. Décédée au moment d’une accalmi de la pandémie, elle y a reçu sa dernière bénédiction en présence du père et d’une assemblée familiale. A la tristesse profonde de la famille se mélange un air de soulagement : les funérailles ont pu être célébrées selon les vœux de la défunte, en famille, au rythme des valses de Strauss, à la lueur de cierges et de photophores multicolores, son cercueil orné de fleurs et porté vers le corbillard, puis le cimetière de la Courneuve par des agents funéraires solennels en costume noir. Il en était tout autrement lors de la première vague épidémique durant lesquelles les funérailles furent minimales, célébrées par les seuls prêtres. Pour soulager la douleur des proches, le père avait alors installé sur les bancs de la crypte de l’église les images des paroissiens défunts, priait en leur présence, puis relayait ses moments par WhatsApp aux familles endeuillées. Si durant la deuxième et la troisième vague les enterrements étaient possibles, ils s’organisaient toujours en présence d’une congrégation limitée et selon des mesures sanitaires strictes. Afin d’aider les familles à surmonter la douleur relative non seulement au décès d’un proche mais aussi aux funérailles incomplètes, les prêtres de l’église Saint-Yves ont choisi de célébrer des « enterrements bis », des messes de commémoration des morts récents aux moments de faible circulation du virus. À l’église Saint-Yves, un temps hors du commun, structuré par les vagues épidémiques et leurs retraits, par les enterrements restreints en présence de la dépouille mortelle et des enterrements bis en son absence, se partage avec des familles en deuil flottant parfois hantées par des esprits non apaisés de ceux emportés abruptement, hâtivement par le virus espiègle et les mesures cherchant sa maitrise.
Les heures passées à Saint-Yves ont permis d’observer une des étapes cruciales du parcours du corps durant la crise sanitaire et les difficultés, singulières ou partagées, que cela a posé pour les familles endeuillées de cultures différentes. Elle a donné à voir les funérailles plutôt heureuses d’une ancienne du quartier selon des rituels catholiques classiques. Elle a aussi ouvert des pistes pour penser les utilisations syncrétiques de cette église fréquentée par les populations locales d’origines différentes, et donc notamment par les Tamouls de la ville promptes à passer d’une statuette de saint à une autre, à leur frotter les pieds, à déposer aux plis de la robe de la Vierge Marie des photophores mais aussi des offrandes de nourriture ; du riz, du pain, des fruits. Et cela, avant de s’agenouiller devant l’autel ou se recueillir en silence sous les voutes hautes de l’église, peut-être en communion avec un défunt récent ?
Les clichés gardent des traces de la présence éphémère du défunt dans ce lieu charnière du parcours du corps. Elles donnent à voir certaines pratiques de deuil adoptées par les usagers de cette église à l’image de son quartier d’implantation populaire et cosmopolite ainsi que les adaptations du lieu aux mesures sanitaires.
Par Linda Haapajärvi avec Anastasia Chauchard
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SOURCES :
- INSEE, « Comparateur de territoires – Commune de La Courneuve (93027) », Chiffres détaillés, 2021 ;