Journée de terrain de Linda Haapajärvi et Anastasia Chauchard à l’église Saint-Yves de La Courneuve, 17 juin 2021

Un des sites de l’enquête de terrain MoCoMi, un des lieux de passage des morts du covid-19 à La Cour­neuve en Seine-Saint-Denis (93), l’église Saint-Yves est née, en quelque sorte, d’un besoin. Inau­gurée en 1933, elle fut érigée en recon­nais­sance de la popu­la­tion locale – ouvrière, paupé­risée, multi­cul­tu­relle. Relé­guée aux abords de la capi­tale, dans des quar­tiers sans élec­tri­cité, sans confort, cette popu­la­tion invi­sible aux habi­tants des « beaux quar­tiers » pari­siens contri­buait toute­fois à construire un Paris moderne, riche et cosmo­po­lite par sa main‑d’œuvre peu chère. Placée sous le signe de Saint-Yves, saint des pauvres et de la justice, l’église renfor­çait par ailleurs l’empreinte catho­lique sur ce milieu popu­laire, ouvert à des influences poli­tiques, cultu­relles et spiri­tuelles multiples. En effet, l’église se trouve dans le quar­tier des Quatre-Routes connu depuis long­temps pour être habité par de nombreux Tamouls. L’église est ainsi prêtée à la commu­nauté tamoule catholique.

Bâtie de béton recou­verte de briques rouges, l’église Saint-Yves impose aujourd’hui sur l’avenue Lénine son impo­sante silhouette, en souvenir de l’industrie ruti­lante de l’époque de son achè­ve­ment. Son clocher veille sur les passages du tramway 5 bondé du matin au soir, sur les échoppes, les fast-foods et les salons de coif­fure modestes bordant l’avenue, sur le marché en plein air four­millant et atti­rant sur place trois fois par semaine des marchands venus du monde entier, des mères de familles à la recherche de bons plans, des assem­blées d’hommes âgées, des mendiants, des quêteurs, des oppor­tu­nistes de tout horizon. Les marches de l’église, son porche, les ombres de ses nefs offrent un refuge à ceux qui cherchent un lieu de repos, de détente ou encore d’oubli.

Placée initia­le­ment sous la tutelle des Fils de la Charité, une congré­ga­tion impli­quée dans l’évangélisation des milieux popu­laires, l’église Saint-Yves reste profon­dé­ment ancrée dans les couches popu­laires et multi­cul­tu­relles de la région pari­sienne. Selon l’Insee en 2017, La Cour­neuve affi­chait un très fort taux de chômage s’élevant à 27%. Quant au taux de pauvreté, il était de 42% en 2018. Cette préca­ri­sa­tion touche surtout les immi­grés repré­sen­tant environ 43 % de la popu­la­tion de La Cour­neuve en 2013, avec 88 % des enfants ayant au moins un parent immigré. A ce tableau est venu se greffer la pandémie qui a frappé très dure­ment la Seine-Saint-Denis avec une hausse des décès très inéga­li­taire. Toujours d’après les chiffres de l’Insee, sur les mois d’avril et mars 2020, les décès de personnes natives ont augmenté de 127% à la diffé­rence de ceux de personnes nées au Maghreb qui ont cru de 191%, ou de ceux d’individus nés dans le reste de l’Afrique avec une hausse de 368%. Parmi ces morts on peut ajouter l’écart qui se creuse entre les diffé­rentes origines. Comme le montre l’Institut pour la Recherche en Santé Publique, la pandémie a accentué l’accumulation des inéga­lités sociales, entre les personnes nées en France de parents fran­çais et les immi­grants mais encore plus à l’égard de ceux d’origine non-euro­péenne qui sont les plus nombreux à vivre dans des lieux à densité de popu­la­tion forte et dans des loge­ments surpeu­plés, à âge, situa­tion finan­cière et profes­sion simi­laires. Des critères qui exposent davan­tage au virus. Au contraire, cette même popu­la­tion précaire est égale­ment celle qui est la plus en diffi­culté à accéder à l’emploi et a donc propor­tion­nel­le­ment moins travaillé exclu­si­ve­ment à l’ex­té­rieur que la popu­la­tion née en France, ce qui peut alors rendre la recherche de travail encore plus complexe.

En cette journée de terrain, le père, origi­naire du Bénin et affecté à l’église Saint-Yves depuis six ans, nous avait convié à assister aux funé­railles d’une ancienne de La Cour­neuve, baptisée, confirmée et mariée en ce lieu même. Décédée au moment d’une accalmi de la pandémie, elle y a reçu sa dernière béné­dic­tion en présence du père et d’une assem­blée fami­liale. A la tris­tesse profonde de la famille se mélange un air de soula­ge­ment : les funé­railles ont pu être célé­brées selon les vœux de la défunte, en famille, au rythme des valses de Strauss, à la lueur de cierges et de photo­phores multi­co­lores, son cercueil orné de fleurs et porté vers le corbillard, puis le cime­tière de la Cour­neuve par des agents funé­raires solen­nels en costume noir. Il en était tout autre­ment lors de la première vague épidé­mique durant lesquelles les funé­railles furent mini­males, célé­brées par les seuls prêtres. Pour soulager la douleur des proches, le père avait alors installé sur les bancs de la crypte de l’église les images des parois­siens défunts, priait en leur présence, puis relayait ses moments par What­sApp aux familles endeuillées. Si durant la deuxième et la troi­sième vague les enter­re­ments étaient possibles, ils s’organisaient toujours en présence d’une congré­ga­tion limitée et selon des mesures sani­taires strictes. Afin d’aider les familles à surmonter la douleur rela­tive non seule­ment au décès d’un proche mais aussi aux funé­railles incom­plètes, les prêtres de l’église Saint-Yves ont choisi de célé­brer des « enter­re­ments bis », des messes de commé­mo­ra­tion des morts récents aux moments de faible circu­la­tion du virus. À l’église Saint-Yves, un temps hors du commun, struc­turé par les vagues épidé­miques et leurs retraits, par les enter­re­ments restreints en présence de la dépouille mortelle et des enter­re­ments bis en son absence, se partage avec des familles en deuil flot­tant parfois hantées par des esprits non apaisés de ceux emportés abrup­te­ment, hâti­ve­ment par le virus espiègle et les mesures cher­chant sa maitrise.

Les heures passées à Saint-Yves ont permis d’observer une des étapes cruciales du parcours du corps durant la crise sani­taire et les diffi­cultés, singu­lières ou parta­gées, que cela a posé pour les familles endeuillées de cultures diffé­rentes. Elle a donné à voir les funé­railles plutôt heureuses d’une ancienne du quar­tier selon des rituels catho­liques clas­siques. Elle a aussi ouvert des pistes pour penser les utili­sa­tions syncré­tiques de cette église fréquentée par les popu­la­tions locales d’origines diffé­rentes, et donc notam­ment par les Tamouls de la ville promptes à passer d’une statuette de saint à une autre, à leur frotter les pieds, à déposer aux plis de la robe de la Vierge Marie des photo­phores mais aussi des offrandes de nour­ri­ture ; du riz, du pain, des fruits. Et cela, avant de s’agenouiller devant l’autel ou se recueillir en silence sous les voutes hautes de l’église, peut-être en commu­nion avec un défunt récent ?

Les clichés gardent des traces de la présence éphé­mère du défunt dans ce lieu char­nière du parcours du corps. Elles donnent à voir certaines pratiques de deuil adop­tées par les usagers de cette église à l’image de son quar­tier d’implantation popu­laire et cosmo­po­lite ainsi que les adap­ta­tions du lieu aux mesures sanitaires.

Par Linda Haapa­järvi avec Anas­tasia Chauchard

Voir la galerie asso­ciée sur la page d’ac­cueil du projet MoCoMi.

SOURCES :

- BEVILACQUA Arnaud, « Dans les cités, l’Eglise aux premières loges d’un confi­ne­ment étouf­fant », La Croix, 15 avril 2020 ;

- BOUSSAD Nadia, COULEAU Nathalie, SAGOT Mariette, « Une popu­la­tion immi­grée aujourd’hui plus répartie sur le terri­toire régional », Insee analyses Île-de-France, n° 70, 2017 ;

- CHEVALLIER Fabienne, « Sortie de guerre et enjeux urbains : histoire de deux projets pari­siens (1919–1939) », Histoire@Politique, 2007, vol. 3, n° 3, p. 11–11 ;

- INSEE, « Compa­ra­teur de terri­toires – Commune de La Cour­neuve (93027) », Chiffres détaillés, 2021 ;

- Institut pour la recherche en santé publique, « Les inéga­lités sociales au temps du covid-19 », Ques­tions de santé publique, n° 40, 2020 ;

- MARLE Gérald, « Nous avons redé­cou­vert l’importance de la proxi­mité et de la solli­ci­tude pour les autres », entre­tien avec le père Georges Ouen­savi, Chan­tiers, n° 207, 2020 ;

- PAPON Sylvain, ROBERT-BOBEE Isabelle, « Une hausse des décès deux fois plus fortes pour les personnes nées à l’étranger que pour celles nées en France en mars-avril 2020 », Insee focus, n° 198, 2020.