Les survivantes

Laura Odasso, sociologue

À propos de : Camille Schmoll, Les Damnées de la mer, La Décou­verte, 2020. 248 p.

Cette recen­sion est publiée simul­ta­né­ment sur le site La Vie des idées, notre parte­naire de la rubrique « Lectures ».

C. Schmoll invite à féminiser le regard porté sur la migration vers l’Europe. Les politiques publiques migratoires sélectionnent les femmes selon des principes pas toujours compatibles de moralité, de vulnérabilité et d’utilité, et déterminent leur position à venir dans nos sociétés.

La nuit de Noël 1996, 283 des 500 migrants ayant quitté les côtes égyp­tiennes pour rejoindre l’Europe perdaient la vie dans le silence général au large des côtes de Syra­cuse, en Sicile. Ce n’est qu’en janvier 1997 que des frag­ments de cette tragédie ont émergé grâce à la parole des survivant·e·s. Ce naufrage marquait le début d’une série de traver­sées, réus­sies ou jamais abou­ties dans la Médi­ter­ranée centrale. Aux visages des survivant·e·s de l’époque se sont ajoutés ceux de milliers d’autres personnes qui se sont appro­chées des fron­tières de l’Europe, sont parve­nues à y trouver leur place ou sont encore en errance dans la détresse[1]Auxquels, il faut ajouter les plus de 30000 migrant·e·s mort·e·s en mer depuis la fin des années 1980. Cf. la carte des personnes mortes en migra­tion au voisi­nage de l’Europe, Les damn.e.és de la mer 1993–2018 ––https://​nlam​bert​.gitpages​.huma​-num​.fr/​o​b​s​e​r​v​a​b​l​e​/​m​i​s​s​i​n​g​m​i​g​r​a​n​t​s.html.

Les médias nous ont proposé une lecture de ce phéno­mène qui mêle urgence, spec­ta­cu­la­ri­sa­tion et compas­sion, et les poli­ti­ciens ont exploité la visi­bi­lité crois­sante des exilés pour accroître l’anxiété de l’invasion et du « grand rempla­ce­ment », en faisant rare­ment – sauf excep­tion notable – le pari d’une poli­tique accueillante sur la longue durée. Et depuis les années 1990, au fil des discu­tables poli­tiques euro­péennes et natio­nales, les violences sur la route migra­toire ont empiré et l’approche répres­sive et sécu­ri­taire a rétréci les possi­bi­lités déri­vées de la mobi­lité. Les travaux de recherche se sont multi­pliés pour démêler avec finesse ces dynamiques. 

« Concrètement, il s’agit de faire la place aux femmes effacées dans les migrations et, à la lumière de ces parcours féminins contre-intuitifs, interroger les politiques publiques migratoires qui sélectionnent les femmes selon des principes souvent contradictoires de moralité, vulnérabilité et utilité, les hiérarchisent et, ainsi, déterminent leur position à venir dans nos sociétés. »

Laura Odasso

Tout en s’inscrivant dans cette foison­nante produc­tion acadé­mique et s’enrichissant de ses apports, l’ouvrage de Camille Schmoll s’en distingue en nous livrant, à travers l’analyse de huit ans d’ethnographie conduite à Malte et en Italie[2]L’enquête s’est déroulée entre 2010 et 2018 par l’observation des centres d’accueil fami­liaux et pour femmes isolées, centres de réten­tion pour femmes et d’autres centres mineurs, par le recueil d’environs 80 récits des femmes, dont certaines ont été suivies dans la durée grâce aux réseaux, et par la … Lire la suite, une histoire des survi­vantes. Elle invite à « fémi­niser le regard » (p. 197) sur la migra­tion vers l’Europe et sa gestion. De fait, le livre éclaire la complexité des moti­va­tions et des expé­riences qui carac­té­risent les départs et les trajec­toires migra­toires – souvent en conflit avec les caté­go­ries prévues par le droit inter­na­tional – des femmes qui « trans­gressent l’immobilité à laquelle elles ont été assi­gnées » (p. 189) et « traversent la Médi­ter­ranée » (p. 187–188). À l’encontre des imagi­naires des femmes qui rejoignent leur mari ou qui restent au pays dans des villages vidés d’hommes, les femmes, dont la géographe nous dévoile le point de vue[3]En adhé­rant à l’approche fémi­niste de la stand­point theory (cf. par exemple les travaux pion­niers de Sandra Harding, Dorothy Smith et Patricia Hill Collins)., décident de partir. Elles sont de natio­na­lités diffé­rentes (Érythréennes, Nigé­rianes, etc.) et ont des situa­tions admi­nis­tra­tives et légales diverses. Mais elles ont toutes en commun d’avoir franchi « l’épreuve de la Médi­ter­ranée » (p. 210) avec d’innombrables épreuves annexes qui font la « singu­la­rité commune » (ibidem) de leurs parcours. 

Marges et frontières 

Une approche poli­tique de la marge permet de comprendre à la fois la plura­lité et l’universalité de l’expérience des femmes. Le concept de marge « désigne [ici] tout à la fois, et pas toujours de façon simul­tanée, des phéno­mènes de péri­phérie spatiale, de margi­na­lité sociale et poli­tique, de marquage et de trans­gres­sion de la fron­tière » (p. 23). De fait, c’est la ferme­ture des fron­tières euro­péennes aux migrant·e·s prove­nant du Sud du monde – par une poli­tique de visa jamais remise en ques­tion – qui alimente des zones margi­nales. Elles ne sont ni véri­ta­ble­ment en Europe ni au-dehors (par exemple les hots­pots[4]Il s’agit de centres de triage et d’enregistrement des migrants insti­tués en Grèce et en Italie par le Conseil extra­or­di­naire des ministres de l’Intérieur de l’Union euro­péenne du 14 septembre 2015 afin d’effectuer un triage entre les migrants qui relèvent du statut de réfu­giés et peuvent aspirer à une forme de … Lire la suite) ou, au contraire, se situent en plein cœur de celle-ci (ainsi les centres d’accueil, les campe­ments). Mais pour les femmes migrantes que l’œil de la géographe suit dans la durée – d’abord, physi­que­ment et, ensuite, via les réseaux sociaux–, la marge devient, aussi, une marque exis­ten­tielle. Elle se traduit par des micro-violences quoti­diennes qui s’ajoutent au conti­nuum de violences qui les a frap­pées sur la route et, souvent, déjà dans le pays d’origine (cf. La vie de Julienne, p. 33–56). La margi­na­lité, qui pour ces femmes s’étire dans le temps suspendu de l’attente d’un statut juri­dique et d’un chez-soi, découle de l’extension des effets de la fron­tière sur le conti­nent. De fait, les fron­tières sont en amont et en aval du voyage. 

L’écriture accom­pagne le lecteur à travers trois moments-espaces clés de ces parcours fémi­nins dans lesquels ces fron­tières se maté­ria­lisent diver­se­ment : les traver­sées terrestre et mari­time, l’arrivée en Europe et les lieux de « l’accueil ». Ces moments sont la méto­nymie d’autres moments-espaces (le pays et la famille d’origine, le désert, la Libye, etc.) marqués par des tempo­ra­lités profondes et frag­men­tées, et par des émotions et des souve­nirs qui accom­pagnent et, parfois, pour­suivent les femmes tout au long de leurs efforts d’installation. Car, de fait, le fran­chis­se­ment des fron­tières euro­péennes n’est qu’un aspect du parcours migra­toire. La logique de filtrage des mobi­lités dési­rées est tenta­cu­laire : elle est exter­na­lisée aux pays d’origine, présente dans les pays de transit, et érigée comme emblème d’une poli­tique commune euro­péenne aux fron­tières externes de l’Union.

Mais cette logique accom­pagne, aussi, en sour­dine le quoti­dien des migrantes bien après leur arrivée en Europe. Triage à l’arrivée, procé­dures d’identification, dépôt d’une demande d’asile, attente(s), hébergement(s) divers, attri­bu­tion d’une protec­tion ou risque d’un refus, irré­gu­la­rité, et procé­dure d’éloignement, ou, encore, mouve­ments secon­daires vers un pays qui n’est pas celui d’entrée sur le sol euro­péen, renvoi dans le pays d’entrée, etc. Ces méca­nismes bureau­cra­tico-admi­nis­tra­tifs rappellent aux exilées qu’elles ne sont pas encore tout à fait arri­vées. Et, encore, l’accès aux soins gyné­co­lo­giques, les rela­tions avec les acteurs de l’accueil ou, une fois le statut admi­nis­tratif obtenu, le désir de réunir la famille, de trouver un travail et un loge­ment adéquats font appa­raître à nouveau la fron­tière et préca­risent, voire margi­na­lisent, constam­ment ces femmes. Cepen­dant Schmoll émet l’hypothèse que bien qu’elles aient —ou du fait qu’elles aient— « vécu l’épreuve de la fron­tière à de nombreuses reprises » (p. 220), ces survi­vantes déve­loppent une certaine inten­tion­na­lité pour infil­trer les rapports sociaux asymé­triques qui les disqua­li­fient. Or c’est de leurs « subjec­ti­vités qui émergent dans la marge » (p. 25) dont il est ques­tion dans le livre.

Politique de la vie qui résiste[5]À l’instar de Schmoll, j’emprunte cette expression à Michel Agier.

Les « entre­prises de décou­ra­ge­ment et d’immobilisation » (p. 82) des orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales, des États et de médias n’arrivent pas à contenir les départs. Bien que les épou­van­tables diffi­cultés du voyage soient désor­mais connues, l’Europe reste encore un îlot de sécu­rité. Ainsi, les femmes choi­sissent leur sorte dans une « tension entre “morti­fi­ca­tion”, “trai­te­ment inhu­main” […] et “chance”, “aven­ture” ou “destin” » (p. 82). La route avec ses embûches laisse des traces profondes dans les corps et dans l’âme des femmes. Pour elles, « désar­gen­tées, violen­tées, violées, surtout – infamie suprême – quand elles attendent des enfants de ces viols » (p. 82), le retour est inenvisageable.

Des moti­va­tions, désirs, rela­tions, et (op)pressions encadrent l’intentionnalité de l’entreprise migra­toire. Pour donner raison de l’« imbri­ca­tion des motifs et des tempo­ra­lités » (p. 89) et montrer comment les subjec­ti­vités de ces femmes « se construisent dans et par la fron­tière » (p. 165), Schmoll opte pour une lecture diachro­nique de leurs parcours au prisme de l’« auto­nomie en tension » (p. 163). Cette notion permet d’identifier les contra­dic­tions dues à la coexis­tence de la vulné­ra­bi­li­sa­tion intrin­sèque au processus migra­toire et de l’espoir d’une vie meilleure. La tension entre ces deux dimen­sions est présentée grâce à la descrip­tion des entre­lacs entre la volonté d’agir subjec­tive et les effets des condi­tions struc­tu­relles décou­lant du dispo­sitif d’immigration dans le quoti­dien des femmes. Plus préci­sé­ment, les tactiques et stra­té­gies qui attestent de cette auto­nomie en tension sont iden­ti­fiées sur trois échelles, celle du corps, de l’espace domes­tique et de l’espace numé­rique. Ainsi par la maîtrise du biolo­gique et du repro­ductif, par des formes de résis­tance corpo­relles (ainsi la grève de la faim) moins média­ti­sées que celles de compa­gnons hommes, par des micro-résis­tances de l’intime, par la réap­pro­pria­tion des niches de « chez soi » ou, encore, par la consti­tu­tion d’un espace de beauté, de perfor­mance posi­tive et de tissage des rela­tions en ligne, les exilées affirment au jour le jour une poli­tique de la vie qui résiste. Ainsi, la marge n’est pas unique­ment un lieu d’oppression, mais aussi de trans­for­ma­tion pour les exilées.

Écrit dans un langage pour spécia­listes de l’immigration, assez bien expliqué au lecteur lambda, le livre permet de situer ces parcours fémi­nins, si parti­cu­liers et peut-être, encore mino­ri­taires, dans le tableau des migra­tions inter­na­tio­nales vers l’Europe et éclairer le jeu d’acteurs (déci­deurs poli­tiques, passeurs, agents de fron­tières d’un côté et de l’autre de la Médi­ter­ranée, orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales, coopé­ra­tives en charge de l’accueil, etc.) qui les carac­té­rise. Certes, Schmoll précise qu’elle nous offre sa version située des trajec­toires des damnées de la mer, car fémi­niser le regard c’est, d’abord, savoir admettre que la rela­tion d’enquête n’est jamais « inno­cente » (p. 31) et libre des rapports de pouvoir. Consciente de sa posi­tion de cher­cheure, blanche, euro­péenne, dont le parcours de vie diffère profon­dé­ment de celui de ses inter­lo­cu­trices, elle essaie de ne pas parler à leur place, mais de faire entendre leur voix. Ce faisant, elle plaide pour une repo­li­ti­sa­tion de la ques­tion du genre dans le tour­nant critique actuel des études migra­toires (p. 190). Concrè­te­ment, il s’agit de faire la place aux femmes effa­cées dans les migra­tions et, à la lumière de ces parcours fémi­nins contre-intui­tifs, inter­roger les poli­tiques publiques migra­toires qui sélec­tionnent les femmes selon des prin­cipes souvent contra­dic­toires de mora­lité, vulné­ra­bi­lité et utilité, les hiérar­chisent et, ainsi, déter­minent leur posi­tion à venir dans nos sociétés. Il n’échappera pas au lecteur que le titre du livre renvoie à l’ouvrage de Frantz Fanon Les damnés de la terre, et suggère le besoin d’une pers­pec­tive inter­sec­tion­nelle à l’égard des migra­tions fémi­nines dans la Médi­ter­ranée et de leur traitement.

Notes

Notes
1 Auxquels, il faut ajouter les plus de 30000 migrant·e·s mort·e·s en mer depuis la fin des années 1980. Cf. la carte des personnes mortes en migra­tion au voisi­nage de l’Europe, Les damn.e.és de la mer 1993–2018 ––https://​nlam​bert​.gitpages​.huma​-num​.fr/​o​b​s​e​r​v​a​b​l​e​/​m​i​s​s​i​n​g​m​i​g​r​a​n​t​s.html
2 L’enquête s’est déroulée entre 2010 et 2018 par l’observation des centres d’accueil fami­liaux et pour femmes isolées, centres de réten­tion pour femmes et d’autres centres mineurs, par le recueil d’environs 80 récits des femmes, dont certaines ont été suivies dans la durée grâce aux réseaux, et par la collecte d’entretiens avec des respon­sables de centres d’accueil, des mili­tantes, etc. (cf. annexe métho­do­lo­gique, p. 205–206).
3 En adhé­rant à l’approche fémi­niste de la stand­point theory (cf. par exemple les travaux pion­niers de Sandra Harding, Dorothy Smith et Patricia Hill Collins).
4 Il s’agit de centres de triage et d’enregistrement des migrants insti­tués en Grèce et en Italie par le Conseil extra­or­di­naire des ministres de l’Intérieur de l’Union euro­péenne du 14 septembre 2015 afin d’effectuer un triage entre les migrants qui relèvent du statut de réfu­giés et peuvent aspirer à une forme de protec­tion inter­na­tio­nale et donc pour­ront pour­suivre leur chemin, et ceux qui seront poten­tiel­le­ment renvoyés dans leur pays d’origine. Ces centres, où se concentrent plusieurs agences euro­péennes (par ex. Frontex ; Europol, etc.), servi­ront à améliorer le contrôle des fron­tières exté­rieures de l’Union.
5 À l’instar de Schmoll, j’emprunte cette expres­sion à Michel Agier.
Pour aller plus loin
  • Agier Michel, Gérer les indé­si­rables. Des camps de réfu­giés au gouver­ne­ment huma­ni­taire, Paris, Flam­ma­rion, 2008.
  • Akoka Karen, L’Asile et l’Exil. Une histoire de la distinc­tion réfugiés/​migrants, Paris, La Décou­verte, 2020.
  • Di Cesare Dona­tella, Crimini contro l’ospitalità. Vita e violenza nei centri per gli stra­nieri, Genova, Il Melo­grano, 2014.
  • Fogel Frédé­rique, Parenté sans papiers, Paris, Éditions Dépay­sage, 2019.
  • Heaven Crawley, « Gender, “Refugee Women” and the Poli­tics of Protec­tion », in Claudia Mora et Nicola Piper (dirs.), The Palgrave Hand­book of Gender and Migra­tion, Cham, Palgrave MacMillan, 2021, p. 359–372.
  • Laacher Smain, De la violence à la persé­cu­tion, femmes sur la route de l’exil, Paris, La Dispute, 2010.

L’auteure

Laura Odasso est socio­logue et cher­cheure assis­tante à la chaire « Migra­tions et Sociétés » du Collège de France. Elle est fellow de l’Ins­titut Conver­gences Migrations.

Citer cet article

Laura Odasso, « Les survi­vantes. À propos de : Camille Schmoll, Les damnées de la mer, La Décou­verte, 2020. », in : Solène Brun et Anne Gosselin (dir.), Dossier « Un système de santé universel ? Inéga­lités et discri­mi­na­tions dans le soin en France », De facto [En ligne], 25 | Mars 2021, mis en ligne le 19 Mars 2021. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2021/03/11/defacto-025–05/. 

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