Des géographies insoupçonnées

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Iain Chambers, spécialiste en études culturelles
et postcoloniales

À travers un travail de citation et de référence, John Akomfrah, artiste britannique d’origine ghanéenne, révèle l’influence et la domination de l’histoire de l’art occidentale sur l’imaginaire des migrations. Une perspective décoloniale qui questionne la manière dont notre inconscient culturel façonne nos visions du monde.

John Akomfrah, The Nine Muses, documentaire, 2010, 1h36, Icarus Films Crédits : John Akomfrah, Icarus Films. Voir le trailer : https://vimeo.com/ondemand/theninemuses

John Akom­frah, The Nine Muses, docu­men­taire, 2010, 1h36, Icarus Films. Crédits : John Akomfrah/​Icarus Films
Voir le trailer :
https://​vimeo​.com/​o​n​d​e​m​a​n​d​/​t​h​e​n​i​n​emuses

Caspar David Frie­drich, Le Voya­geur contem­plant une mer de nuages, 1818, huile sur toile, Kuns­thalle Hamburg, Hambourg.

Le film de John Akom­frah, The Nine Muses (2010) offre une saisis­sante allé­gorie poétique de l’im­mi­gra­tion dans la Grande-Bretagne de l’après 1945. Nous y voyons le corps d’un homme noir dans les paysages gelés du Grand Nord. Sa présence dérange et inter­roge le canon occi­dental : à la fois le sens de l’his­toire qu’il implique et son esthé­tique. The Wanderer Above the Mists (1818) de Caspar David Frie­drich, The Rime of the Ancient Mariner (1798) de Cole­ridge et The Narra­tive of Arthur Gordon Pym (1838) d’Edgar Allan Poe accueillent désor­mais avec hospi­ta­lité un homme noir vêtu d’une parka jaune, qui contemple l’in­fini arctique. La répé­ti­tion de mots et d’images connues (Samuel Beckett, T.S. Eliot, John Milton…) souligne la nature mythique de l’odyssée migra­toire des Caraïbes, de l’Afrique et du sous-conti­nent indien vers le désert de la Grande-Bretagne de l’après-guerre. Les images de la culture euro­péenne ne sont pas simple­ment copiées. Elles sont appro­priées, retra­vaillées et diffu­sées sous une autre forme. Elles témoignent aujourd’hui d’une trajec­toire ignorée en prove­nance des pays du Sud. Les images acquièrent une autre vie. Leur circu­la­tion et les appro­pria­tions dont elles sont l’objet trans­forment notre compré­hen­sion même de l’es­pace et du temps modernes. Déman­te­lons les reven­di­ca­tions de propriété : à qui appar­tiennent les images ? Qui s’adresse à qui ? Elles nous emmènent ailleurs, dans un autre espace critique, moins exclusif.

En tant qu’ar­tiste et indi­vidu, John Akom­frah refuse d’être simple­ment « Noir », Britan­nique et Ghanéen d’origine. En contes­tant une idée étroite de l’exil, son travail explore les poten­tiels sociaux et poli­tiques de la migra­tion. Il promeut ce que le critique britanno-jamaï­cain Stuart Hall — qui fait l’objet d’un de ses précé­dents films, The Stuart Hall Project[1]John Akom­frah, The Stuart Hall Project, docu­men­taire, 2013, 99 min, British Film Insti­tute. Voir le film (sur abon­ne­ment) : https://​player​.bfi​.org​.uk/​s​u​b​s​c​r​i​p​t​i​o​n​/​f​i​l​m​/​w​a​t​c​h​-​t​h​e​-​s​t​u​a​r​t​-​h​a​l​l​-​p​r​o​j​e​c​t​-​2​0​1​3​-​online (2013) — aurait appelé une esthé­tique diaspo­rique. Autre­ment dit, Akom­frah refuse d’ac­cepter une situa­tion figée par la hiérar­chie de l’his­toire, de la culture visuelle et de l’es­thé­tique. Il inter­rompt la marche chro­no­lo­gique de l’his­toire de l’art et la concep­tion idéa­lisée de l’ar­tiste qui lui est atta­chée. Il permet égale­ment de libérer les concep­tions de la migra­tion que le réalisme empi­rique a enfermé dans une caté­gorie socio-écono­mique précise. Par le biais d’une poétique visuelle, c’est le concept de migra­tion qui migre, litté­ra­le­ment. Cette moder­nité migrante brouille et dissout les caté­go­ries qui cherchent à contenir le défi culturel et histo­rique dont elle est porteuse. Elle signale et révèle une histoire compo­site qui se déroule dans l’en­semble du pano­rama de la Grande-Bretagne (et de l’Eu­rope) moderne. Elle ne peut être simple­ment limitée à la « race », la « migra­tion » ou l« iden­tité ».

Si la trajec­toire d’Akom­frah à travers la moder­nité, les mondes de l’art et de l’es­thé­tique modernes, offre une pers­pec­tive « noire » véri­ta­ble­ment engagée au regard de cet héri­tage, elle ne se contente pas d’être une posture ou un acte iden­ti­taire. Car son langage visuel, un montage de séquences filmées, d’images docu­men­taires et de cut-up[2]Pratique d’écriture poétique inventée par William Burroughs., produit un essai ciné­ma­to­gra­phique et un regard critique sur l’ar­chive occi­den­tale et ses préten­tions univer­selle. On recon­naît les images, on enre­gistre les mots, on reçoit les sons. Leur « noir­ceur » ne réside pas dans un appel à une alté­rité distincte, mais plutôt dans des décom­po­si­tions et recom­po­si­tions radi­cales subal­ternes qui reven­diquent l’ab­sence de tota­lité et d’uni­for­mité du monde. Le langage visuel d’Akom­frah traite de la persis­tance de bles­sures ouvertes laissée par la matrice colo­niale et d’une justice à venir.


John Akom­frah, Peripe­teia (extrait), 2012, 18 min 12 s, Smoking Dogs Films.
Crédit : John Akomfrah/​Smoking Dogs Films

Albrecht Dürer : Portrait de Kathe­rina, 1521, dessin à la pointe d’argent sur papier, 20 x 14 cm, Musée des Offices, Florence (à gauche) ; Portrait d’un Afri­cain, 1508, dessin au charbon, 31,8 × 21,7 cm, Graphische Samm­lung Alber­tina, Vienne (à droite).

Dans Peripe­teia (2012), on retrouve à nouveau des person­nages noirs dans un paysage rural du nord de l’Eu­rope. La vidéo renvoie à des études de figures mascu­lines et fémi­nines noires réali­sées par Albrecht Dürer au début du XVIe siècle. Ces figures, de toute appa­rence incon­ve­nantes, déplacent le récit histo­rique et la connais­sance du monde qui l’ac­com­pagne hors des sentiers battus. Tiré des archives de l’art euro­péen, ce mode de repré­sen­ta­tion suggère que le monde est bien plus vaste et éloigné que nous. La beauté formelle de l’œuvre apporte un complé­ment critique. Notre moder­nité a toujours été accom­pa­gnée et faite, même violem­ment, par d’autres. Cela suggère que nous regar­dions, écou­tions et appre­nions de ce qui excède et qui conteste notre assentiment.

Tout le travail d’Akom­frah implique un enga­ge­ment continu avec les archives histo­riques, cultu­relles et esthé­tiques de l’Oc­ci­dent, en expo­sant leurs dessous et les méca­nismes répres­sifs de la repré­sen­ta­tion. Si l’Afrique ou les Amériques ont fait partie inté­grante de la moder­nité dès ses débuts, si l’es­cla­vage, le colo­nia­lisme et l’empire sont au centre de l’his­toire de l’éco­nomie poli­tique moderne, ils sont aussi profon­dé­ment inscrits dans la forma­tion des insti­tu­tions démo­cra­tiques occi­den­tales et dans leurs visions de la « liberté ». Le para­doxe profond, et refoulé, selon lequel notre liberté et nos droits reposent sur l’ex­clu­sion struc­tu­relle de ceux des autres, est une chose que Frantz Fanon et James Baldwin ne se lassent pas de rappeler. En croi­sant le Moby Dick de Herman Melville ou les paysages marins de J. M. W. Turner, ainsi qu’Akomfrah le fait dans son œuvre Vertigo Sea (2015), ou en recher­chant les liens avec un afro­fu­tu­risme sédi­menté au sein des archives de la musique noire dans The Last Angel of History (1996), Akom­frah donne à voir une esthé­tique occi­den­tale capable de se disso­cier d’elle-même pour accueillir d’autres histoires, d’autres personnes. Il n’y a pas d’extériorité. Désor­mais, au sein d’une moder­nité qui ne nous appar­tient pas seule­ment pour raconter, illus­trer et imaginer, chaque moment histo­rique devient un carre­four qui offre des chemins balisés et des chemins de traverse, des vies autant recon­nues que déniées. Sous nos yeux, une histoire jusqu’a­lors chro­no­lo­gique se recom­pose. Les récits offi­ciels se dotent de sous-titres et se créo­lisent pour affran­chir ceux qui ont été pros­crits des repré­sen­ta­tions établies.

John Akom­frah, Vertigo Sea, 2015, instal­la­tion vidéo à trois canaux, 48 min. © John Akomfrah

J. M. William Turner, Le Bateau négier, 1840, huile sur toile, 91 cm × 123 cm, Musée des Beaux-arts, Boston.

La parti­cu­la­rité de la négri­tude, de ses histoires subal­ternes et négli­gées ouvre ici la possi­bi­lité de façonner une univer­sa­lité : ce que la philo­sophe afro-brési­lienne Denise Ferreira da Silva appelle des « diffé­rences sans sépa­ra­bi­lité[3]Voir Denise Ferreira da Silva, « On Diffe­rence Without Sepa­ra­bi­lity », in : Jochen Volz et Júlia Rebouças, 32nd Bienal de São Paulo : Incer­teza viva [Living Uncer­tainty], São Paulo, Fundação Bienal de São Paulo, 2016, p. 57–65. URL : https://​issuu​.com/​b​i​e​n​a​l​/​d​o​c​s​/​3​2​b​s​p​-​c​a​t​a​l​o​g​o​-​web-en. ». Raccorder des mémoires déniées et des points de vue refusés dans notre horizon ne nous ramène pas tant à un passé perdu qu’à un présent insoup­çonné. Les images contiennent plus de choses que nous ne pour­rons jamais saisir ou comprendre. Les archives insti­tu­tion­nelles, leur histoire, les musées, l’es­thé­tique ainsi que la volonté ethno­gra­phique d’ob­jec­tiver et de définir les autres sont rema­niés et remis en ques­tion. D’une manière profonde, le passé, qui reste encore à être prendre en compte et à recon­naître, nous vient main­te­nant du futur.


Notes

Notes
1 John Akom­frah, The Stuart Hall Project, docu­men­taire, 2013, 99 min, British Film Insti­tute. Voir le film (sur abon­ne­ment) : https://​player​.bfi​.org​.uk/​s​u​b​s​c​r​i​p​t​i​o​n​/​f​i​l​m​/​w​a​t​c​h​-​t​h​e​-​s​t​u​a​r​t​-​h​a​l​l​-​p​r​o​j​e​c​t​-​2​0​1​3​-​online
2 Pratique d’écriture poétique inventée par William Burroughs.
3 Voir Denise Ferreira da Silva, « On Diffe­rence Without Sepa­ra­bi­lity », in : Jochen Volz et Júlia Rebouças, 32nd Bienal de São Paulo : Incer­teza viva [Living Uncer­tainty], São Paulo, Fundação Bienal de São Paulo, 2016, p. 57–65. URL : https://​issuu​.com/​b​i​e​n​a​l​/​d​o​c​s​/​3​2​b​s​p​-​c​a​t​a​l​o​g​o​-​web-en.
L’auteur

Iain Cham­bers est un écri­vain et critique indé­pen­dant. Il a été profes­seur en études cultu­relles et post­co­lo­niales à l’université de Naples – L’Orientale. Il anime le blog https://​medi​ter​ra​nean​-blues​.blog.

Citer cet article

Iain Cham­bers, « Des géogra­phies insoup­çon­nées », traduit de l’an­glais par E. Gomis, P. E. Yavuz et F. Zucconi, in : Elsa Gomis, Perin Emel Yavuz et Fran­cesco Zucconi (dir.), Dossier « Les images migrent aussi », De facto [En ligne], 24 | Janvier 2021, mis en ligne le 29 Janvier 2020. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2021/01/06/defacto-024–05-fr/

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