Ya-Han Chuang, sociologue,
et Hélène Le Bail, socio-politologue
L’épidémie de Covid-19 a vu, en France, le regain d’actes et de discours racistes à l’égard des personnes d’origine chinoise, et plus largement asiatique, aussitôt dénoncés dans les réseaux sociaux et les médias par la jeune génération des Français d’origine asiatique. On ne peut comprendre cette réactivité sans revenir sur une décennie de mobilisation et de lutte contre les « stéréotypes qui tuent » et le « racisme anti-asiatique », durant laquelle les outils de communication ont joué un rôle important1.
Réseaux sociaux, partage d’expérience et dénonciation du racisme ordinaire
Avec l’émergence de Facebook, à la fin des années 2000, puis de Twitter ou du réseau social chinois WeChat, sont apparus des groupes de discussion en ligne créés par des descendants d’immigrés d’Asie du Sud-Est et de Chine. Ces groupes ont en commun le partage de messages avec des mots clefs permettant de s’identifier, comme « Wen2 en France » ou « Qu’est-ce que vous pensez de la tontine ? », ou encore, « Vous ne trouvez pas que les Français nous insultent trop ? ». Conçus comme des espaces de partage d’expériences quotidiennes, ces forums transforment aussi les expériences individuelles en expériences collectives. Les membres y racontent notamment les expériences du racisme quotidien et des micro-agressions : les formes subtiles du racisme qui s’expriment par ces humiliations quotidiennes décrites par la sociologue néerlandaise Philomena Essed (everyday discriminations). Brèves, banalisées, intentionnelles ou non, ces expériences sont, en tout état de cause, délétères pour la personne ou le groupe de personnes visés.
Aujourd’hui, la raison d’être des principaux forums sur Facebook s’affiche clairement comme espace d’échanges, de résistance et de dénonciation des expériences de discrimination et d’agression sur la base de leur identité ethnoraciale. En témoignent les présentations de certains groupes :
- « La jeune génération asiatique de France est dans une période d’incertitude, partagée entre 2 continents, 2 cultures, elle doit s’impliquer davantage dans le paysage français et cela commence par l’information. » Nouvelle génération asiatique de France (créé en 2009)
- « Rassemblement des Français d’origines asiatiques et des asiatiques de France. Pour une image plus juste, luttons ensemble contre les discriminations et les préjugés. » Asiagora (créé en 2013)
- « Association à but non lucratif régie par la loi de juillet 1901. Contre le racisme, les discriminations et les xénophobies » Asia 2.0 France (créé en 2013)
- « Page de sensibilisation aux oppressions systémiques pour la communauté asiatique et ses allié-e‑s. Nous sommes d’origine asiatique et militant-e‑s antiracistes. Nous sommes enfants de réfugié-e‑s de guerre. Nous sommes français-e‑s. » AsiaTopie (créé en 2017)
Les forums de discussion ou autres plateformes en ligne (sites de bloggeurs ou chaînes de Youtubeurs), ont ainsi été les premiers espaces où les Franco-asiatiques ont pu construire des représentations d’eux-mêmes. À leur suite, des associations dédiées aux descendants de migrants asiatiques sont apparues, comme l’Association des jeunes chinois de France, se constituant là aussi en lieux de socialisation et de construction d’une expérience collective. Toutefois, tout cela est resté très marginal jusqu’aux mobilisations de 2016–2017 qui ont permis d’engager un plus grand nombre de descendants asiatiques et de faire émerger des initiatives plus visibles.
Les deux meurtres de 2016–2017 : formulation d’un lien entre agressions et micro-agressions
En août 2016, à Aubervilliers, Zhang Chaolin, un couturier chinois, meurt des suites d’un vol brutal mené par des agresseurs qui visaient les commerçants d’origine chinoise supposés, selon certains clichés, avoir beaucoup d’espèces sur eux. C’est l’étincelle qui conduit à l’organisation, le 4 septembre, d’une grande manifestation rassemblant plus de 30 000 personnes.
Quelques mois plus tard, en mars 2017, le meurtre de Liu Shaoyao par un policier et le sentiment du peu d’importance accordée à la vie d’un migrant chinois renouvelle la colère et les protestations de rue. Si ces mobilisations ont été avant tout organisées par des communautés chinoises et en particulier wenzhou, elles ont été vécues par beaucoup d’autres jeunes d’origine asiatique comme un moment pivot de prise de conscience. La journaliste d’origine vietnamienne Linh-Lan Dao se souvient de ce moment. « [Avec l’assassinat de Zhang Chaolin], je pense qu’il y a eu un vrai basculement. Même moi »,poursuit-elle, « je ne me rendais pas compte que je supportais les blagues, comme une femme peut supporter les blagues sexistes quand elle marche dans la rue. Comme les choses arrivent souvent, on les normalise… Moi, je me suis réveillée à ce moment-là. » (entretien, juillet 2018)
« […] pour la première fois on a médiatisé qu’un cliché pouvait tuer. […] C’est-à-dire qu’on a connecté le cliché avec le racisme et la mort. »
Grace Ly
Ces événements dramatiques permettent à de nombreuses personnes de faire le lien avec des agressions moins graves, mais quotidiennes — rarement remises en question —, des micro agressions reposant sur une série de clichés. Encore à propos de la mort de Zhang Chaolin, la bloggeuse et réalisatrice Grace LY insiste sur sa portée : « […] pour la première fois, on a médiatisé qu’un cliché pouvait tuer. […] Le fait que cet événement-là, cette tragédie a été utilisée pour nous rassembler, c’était très important puisque l’on a pu connecter les points, vous savez comme dans un dessin. C’est-à-dire qu’on a connecté le cliché avec le racisme et la mort. » (entretien, juin 2018)
À la suite de ces manifestations, une série d’initiatives se sont attelées à dénoncer les stéréotypes et à construire collectivement des représentations alternatives et endogènes des Asiatiques en France.
Des initiatives artistiques et médiatiques pour lutter contre les stéréotypes
Après la mobilisation de septembre 2016, le vidéo-clip intitulé « Asiatiques de France » signe la première grande action collective en mars 2017. À l’origine de cette initiative se trouve Hélène Lam Trong, une journaliste d’origine vietnamienne, qui préparait un article sur ces mobilisations. Partie à la rencontre des jeunes Teochews (Sino-cambodgiens) du 13e arrondissement de Paris, elle se laisse persuader par leur désir de créer une vidéo dessinant le portrait de la population franco-asiatique. Le succès est inattendu aussi bien de la part des participants (dont des artistes et sportifs connus) que des internautes. En février 2017, une autre journaliste, Linh-Lan Dao, également d’origine vietnamienne, produit une vidéo sur Franceinfo TV qui reçoit le même intérêt sur les réseaux en ligne. Pour les participants comme pour les commentateurs, ces vidéos synthétisent les stéréotypes et micro agressions qu’ils ne veulent plus accepter.
« Il serait intéressant d’observer comment ces représentations alternatives contribuent à modifier les fonctionnements inconscients et banalisés de discours et de pratiques racistes »
Ya-Han Chuang et Hélène Le Bail
Fin février 2017, le premier épisode d’une websérie documentaire « Ça reste entre nous », réalisée par Grace Ly, est diffusé et contribue au travail de fédération et d’élaboration d’un discours commun. Chaque épisode est l’occasion de formuler une expérience à la fois commune et diversifiée. Selon un dispositif identique, on y retrouve quatre ou cinq personnes d’origines asiatiques réunies autour d’un repas, dans un restaurant asiatique de Paris, pour discuter d’un sujet lié aux représentations ou aux expériences. Diffusée sur les réseaux sociaux, la websérie donne lieu à des projections-débats dans des lieux symboliques tels les mairies, les écoles, mais surtout le Musée de l’histoire de l’immigration. Attirant un grand nombre de personnes d’origine asiatique, les projections suscitent des échanges marqués du sentiment de vivre un moment collectif fort, un moment fondateur.
On compte bien d’autres initiatives représentatives de cette volonté de changer les représentations. En septembre 2017 est ainsi lancé le magazine Koï qui propose des articles plus diversifiés et moins stéréotypés sur les communautés et cultures asiatiques en France. Pour sa part, le projet photographique Yellow is beautiful rassemble surtout de jeunes hommes d’origine asiatique et vise à produire collectivement des images pour contrer la sous-sexualisation des hommes asiatiques.
Toutes ces initiatives collectives visent à produire du discours sur les images et à proposer des représentations visuelles. Il sera intéressant d’observer comment ces représentations alternatives contribuent à modifier les fonctionnements inconscients et banalisés de discours et de pratiques racistes.
Des initiatives juridiques pour faire reconnaître les motivations racistes des violences
D’autres acteurs choisissent l’outil juridique pour faire reculer des violences alimentées par les idées reçues. C’est la voie choisie par le comité Sécurité pour Tous, créé après la mort de Zhang Chaolin, et dont de nombreux membres figuraient parmi les organisateurs de la manifestation du 4 septembre 2016, pour la plupart d’origine wenzhou ou teochew du Cambodge. Toujours actif aujourd’hui, le comité se donne pour objectif de lutter contre les violences visant les Asiatiques. À cette fin, il cherche à mettre en évidence l’importance du phénomène en appelant aux témoignages d’agression et en encourageant les victimes à porter plaintes, ainsi qu’à travers les interventions médiatiques, les pétitions et les négociations avec les instances publiques (commissariats ou Préfectures). Toutefois, ces derniers visent aussi un changement social en s’attaquant aux clichés racistes qui sous-tendent les agressions que subissent les Asiatiques. Ainsi, le comité accompagne les victimes dans leur démarches juridiques et milite pour la reconnaissance de la motivation raciste des agressions dans les procès.
En ce sens, le procès des agresseurs de Zhang Chaolin a été une avancée pour leur plaidoyer. C’est, en effet, la première fois que la motivation raciste à l’égard d’une victime d’origine chinoise (et asiatique) a été retenue comme circonstance aggravante, au terme de longs débats pendant le procès. Si les jeunes agresseurs ont bien admis qu’ils considéraient que les Chinois étaient riches et que cela a motivé le choix de leur victime, en tant que jeunes racisés, eux-mêmes victimes du racisme, ils refusaient que leur acte puisse être qualifié de raciste.
Face au terrain glissant des violences inter-ethniques, c’est à nouveau l’outil juridique que le comité Sécurité pour tous mobilise lorsque, à la veille du second confinement pour contrer l’épidémie de COVID fin octobre 2020, des posts sur internet incitent des jeunes issus d’autres vagues migratoires à la violence envers les Chinois. Le Comité et l’Association des jeunes chinois de France se sont en effet mobilisés pour s’assurer de la mise en place rapide d’une enquête sur les auteurs de ces appels à la violence.
Conclusion
Même si cela reste moins visible et plus marginal que pour d’autres groupes minoritaires de la société française, les descendants des immigrés asiatiques ont multiplié les initiatives afin, d’une part, de changer les représentations et, d’autre part, de rendre visible la réalité du caractère raciste de certaines agressions et micro-agressions. Leurs actions s’attaquent donc à la question complexe du racisme conscient et inconscient, et, avec elle, à la mise en évidence de la réalité structurelle du racisme pour les personnes d’origine asiatique comme pour les autres minorités racisées.
1 Nos recherches reposent sur trois types de données qualitatives : des entretiens approfondis avec des acteurs clé, un travail d’observation des mobilisations et événements et une ethnographie en ligne des forums de discussion publics, sites internet de projets artistiques, etc.. ↑
2 « Wen » est le diminutif en français de Wenzhou, la région chinoise dont la grande majorité des migrants chinois en France sont originaires. ↑
Pour aller plus loin
Dans De facto :
- Ya-Han Chuang, « Sinophobie et racisme anti-asiatique au prisme de la covid-19 », De Facto [en ligne], n°19, mai 2020.
- Florence Lévy, « La migration par le travail n’est pas toujours une expérience émancipatrice pour les femmes », De Facto [en ligne], n°12, octobre 2019.
- Yong Li, « La difficile expérience des diplômés chinois sur le marché du travail en France », De Facto [en ligne], n°13, novembre 2019.
- Hélène Le Bail, « Pourquoi les travailleuses du sexe chinoises à Paris se sont-elles mobilisées ? », De Facto [en ligne], n°12, octobre 2019.
- Simeng Wang, « Un film contre les discriminations liées au Covid-19 : activisme chez les migrants chinois qualifiés en France », De Facto [en ligne], n°18, avril 2020.
Textes scientifiques :
- Ya-Han Chuang, « La colère du middleman : quand la communauté chinoise se manifeste », Mouvements [en ligne], 1er mars 2017.
- Hélène Le Bail et Ya-Han Chuang, « From Online Gathering to Collective Action at the Criminal Court Descendants of Chinese Migrants Organizing Against Ethnoracial Discrimination in France », Journal of Overseas Chinese, vol 16 (2), p. 215–241. (Accès limité)
- Carnet de recherche « Chinois.es en (Île-de) France », projet Émergences-Ville de Paris.
Les auteures
Ya-Han Chuang est chercheuse post-doc à l’Ined et fellow de l’Institut Convergences Migrations.
Hélène Le Bail est chargée de recherche au CNRS, Sciences Po Paris-CERI, et fellow de l’Institut Convergences Migrations.
Citer cet article
Ya-Han Chuang et Hélène Le Bail, « Descendants d’immigrés et mobilisation : de la lutte contre les stéréotypes vers l’émergence d’une identité Asiatique », in : Hélène Le Bail et Ya-Han Chuang (dir.), Dossier « Diaspora chinoise, générations, engagement », De facto, n°23, nov. 2020. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2020/11/18/defacto-023–01/
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