La migration par le travail n’est pas toujours une expérience émancipatrice pour les femmes

Florence Lévy, socio-anthropologue et sinologue

Le déclassement professionnel est souvent au rendez-vous en migration. Il est particulièrement marqué pour les femmes chinoises formées sous le régime communiste qui sont arrivées à Paris à la fin des années 1990. Elles se retrouvent assignées à des activités qui leur seraient « naturellement » destinées en tant que femmes et surtout femmes chinoises.

Des Chinoises consultent des offres d’emplois à Paris © Florence Lévy 2008.

En 2004, j’ai commencé une recherche sur les migrants de Chine du Nord récem­ment arrivés à Paris. Ce terrain m’a amenée à m’intéresser aux femmes, qui consti­tuaient les deux-tiers de ces migrants, et aux dyna­miques de genre à l’œuvre au cours de la migra­tion. Dans leur grande majo­rité, les études sur les femmes migrantes indi­quaient que les immi­grantes travaillent surtout dans le secteur du care, occu­pant des emplois domes­tiques, de soin à la personne, voire se pros­ti­tuant ; autre­ment dit, des acti­vités peu valo­ri­sées, parfois stig­ma­ti­sées, souvent mal payées et qui, à première vue, ne néces­sitent aucune compé­tence parti­cu­lière puisqu’elles s’appuient sur des savoir-faire consi­dérés comme « natu­rel­le­ment » féminins.

Le type d’emplois occupés par les Chinoises que j’ai rencon­trées à Paris corres­pon­dait à ces emplois. Elles étaient femmes de ménage, gardes d’enfants ou de personnes âgées, travaillaient dans des salons de beauté ou de massage, une mino­rité s’était lancée dans la pros­ti­tu­tion. En miroir, les hommes occu­paient des emplois physiques consi­dérés comme « typi­que­ment » mascu­lins : simples manœuvres ou employés dans les secteurs du bâti­ment, dans les entre­pôts commer­ciaux, la confec­tion ou la restauration.

Quoi de plus normal, pour­rait-on penser, pour des hommes et des femmes ne parlant prati­que­ment pas un mot de fran­çais et en situa­tion irrégulière ?

Cette évidence a volé en éclat lorsque j’ai commencé à les inter­roger sur leurs histoires person­nelle et profes­sion­nelle en Chine. Ces personnes appar­te­naient à une géné­ra­tion de tran­si­tion : formées sous le régime commu­niste, elles ont été confron­tées à l’ouverture du pays au capi­ta­lisme mondia­lisé au tour­nant du siècle. C’est à ce moment-là, et alors qu’elles avaient plus de quarante ans, qu’elles ont choisi de partir à l’étranger afin de gagner de l’argent pour préserver leur posi­tion sociale rela­ti­ve­ment favo­risée en Chine. J’ai ainsi décou­vert que telle femme de ménage avait été comp­table, telle autre médecin ; cet ouvrier du bâti­ment quit­tait un poste de respon­sable de service infor­ma­tique et cette pros­ti­tuée avait été commer­çante, etc. Aucune des personnes que j’interrogeais n’avait occupé en Chine le même type d’emploi que celui exercé en France. Certains avaient honte de leur travail et le cachaient à leur famille restée au pays. La migra­tion repré­sen­tait donc pour eux un impor­tant déclas­se­ment profes­sionnel et social.

« L’enfant n’avait pas encore pleuré que mes propres larmes coulaient. Comment est-ce possible que mon séjour en France soit comme ça, que je fasse nourrice ?! »

Une immi­grante chinoise inter­rogée en 2004

Avec cette recherche, je constate (comme bien d’autres avant moi) que la migra­tion n’est pas néces­sai­re­ment le fait de personnes « sans quali­fi­ca­tion », « fuyant la misère » et atti­rées par « les bonnes condi­tions de vie en France », comme l’affirment certains poli­tiques et médias. Dans le cas des Chinois du Nord, il s’agit au contraire de personnes quali­fiées dans leur pays et y béné­fi­ciant d’un statut social plus élevé qu’en France.

Autre point remar­quable, la divi­sion sexuée du travail, omni­pré­sente en France, était nouvelle dans leurs trajec­toires. Sans être tota­le­ment absente en Chine, la distinc­tion genrée de l’emploi n’était pas si déter­mi­nante dans les années 1980. Les hommes comme les femmes rencon­trés ont ainsi exercé des emplois à tous les niveaux de la hiérar­chie des entre­prises d’État, occu­pant des fonc­tions allant d’ouvriers à cadres, voire cadres de direc­tion. Certains, à la tête de petites entre­prises, s’étaient même lancés dans l’aventure du secteur privé lors de l’ouverture du pays à l’économie capitaliste.

Comme de nombreux migrants, à leur arrivée en France, les enquêtés ont dû faire face à des possi­bi­lités d’emploi beau­coup plus limi­tées et surtout parti­cu­liè­re­ment marquées par une distinc­tion genrée.

Si la majo­rité des migrants chinois rencon­trés s’en accom­mo­dait, certains étaient choqués. M. Huang, ouvrier dans le bâti­ment en dépit d’un mal de dos chro­nique, déses­pé­rait : « Si je ne fais pas un travail de force, que puis-je faire en France ? ». Des femmes décou­vraient l’activité de ménage qu’elles délé­guaient jusque-là en Chine à leur « bonne ». Mme Dong, une commer­çante plutôt pros­père devenue garde d’enfants en France, a failli retourner en Chine quelques jours après son arrivée : « L’enfant n’avait pas encore pleuré que mes propres larmes coulaient. Comment est-ce possible que mon séjour en France soit comme ça, que je fasse nour­rice ?! ».

Ainsi ces travailleurs migrants consta­taient que leurs compé­tences acquises en Chine étaient igno­rées en France et qu’on ne leur recon­nais­sait que des capa­cités consi­dé­rées comme natu­rel­le­ment mascu­lines ou féminines. 

« Sur la vingtaine de migrants chinois que j’ai particulièrement suivis pendant plusieurs années, aucun n’a pu quitter ces activités [genrées]. »

Florence Lévy, socio-anthro­po­logue et sinologue

Par ailleurs, ils ont dû s’adapter à des emplois censés s’ap­puyer sur des savoir-faire consi­dérés comme typi­que­ment chinois. J’ai recueilli les témoi­gnages d’hommes embau­chés dans des restau­rants qui avaient dû apprendre à cuisiner « chinois » et de masseuses qui avaient dû se former en France aux massages dits chinois… Ces récits illus­trent une réalité souvent oubliée : la néces­saire acqui­si­tion de compé­tences genrées et/​ou ethni­ci­sées lorsque l’on migre pour trouver du travail.

Sur la ving­taine de migrants chinois que j’ai parti­cu­liè­re­ment suivis pendant plusieurs années, aucun n’a pu quitter ces acti­vités « fémi­nines » ou « mascu­lines », même après l’ob­ten­tion d’un permis de séjour en France. Déclarés et un peu mieux payés, mes inter­lo­cu­teurs sont restés dans des emplois sans lien avec leurs quali­fi­ca­tions en Chine. Beau­coup de femmes se sont fina­le­ment spécia­li­sées dans le secteur des ménages, d’autres ont investi dans le domaine de la beauté et des soins aux corps. Certaines ont accédé au statut d’entrepreneur et ont ouvert leur propre boutique de manu­cure ou de massage.

L’histoire profes­sion­nelle des Chinois du Nord en France permet d’in­ter­roger plus large­ment les images plaquées sur les travailleurs migrants des deux sexes et sur cette assi­gna­tion à des acti­vités « fémi­nines » ou « mascu­lines » ou à des compé­tences « ethniques ». Les obser­va­tions de terrain contrastent avec l’idée que la migra­tion et l’accès au travail permet­traient l’émancipation des femmes étran­gères. Le séjour en France des migrantes chinoises, socia­li­sées dans un univers commu­niste et arri­vées à la fin des années 1990, ne s’accompagne pas d’une plus large ouver­ture en termes d’égalité homme-femme. Non, contrai­re­ment aux idées reçues, la migra­tion n’est pas toujours une expé­rience éman­ci­pa­trice ouvrant sur des trajec­toires profes­sion­nelles et sociales ascendantes.

Pour aller plus loin
Auteure

Florence Lévy est socio-anthro­po­logue, post­doc­to­rante EUR Trans­lit­teræ à l’École normale supé­rieure, spécia­lisée sur l’étude des migra­tions, du genre et de la Chine contem­po­raine. Elle est fellow de l’Institut Conver­gences Migrations.

Citer cet article

Florence Lévy, « La migra­tion par le travail n’est pas toujours une expé­rience éman­ci­pa­trice pour les femmes », in : Sara Casella-Colom­beau (dir.), Dossier « Les femmes sont-elles des “travailleurs immi­grés” comme les autres ? », De facto [En ligne], 12 | octobre 2019, mis en ligne le 17 octobre 2019. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2019/10/15/defacto-012–03/