De facto n°34 | Mai 2023

34 | Mai 2023 

Masculinités en migration 

« Les hommes migrent, seuls, pour nourrir les femmes et les enfants restés au pays ». Voici le type de poncifs sur la migra­tion que les approches fémi­nistes ont balayé en rappe­lant que les femmes voyagent seules, elles aussi, depuis long­temps. Ces études n’ont pas unique­ment décons­truit la figure géné­rique du migrant, elles ont égale­ment montré que le genre était au cœur des processus migra­toires : on ne voyage pas de la même façon, on ne subit pas le même trai­te­ment tout au long des routes migra­toires quand on est une femme. Ainsi, c’est l’écriture même du fait migra­toire au « masculin neutre » que ces travaux bous­culent en invi­tant, en miroir, à s’interroger sur ce que la migra­tion fait aux mascu­li­nités. Évidente et fina­le­ment impensée, la figure du migrant n’a été que très peu traité au prisme du genre.

Des travaux en anthro­po­logie ont pu analyser la migra­tion comme un « rite de passage » : le courage face aux épreuves, le dévoue­ment au travail, la fruga­lité, la capa­cité à envoyer de l’argent au pays sont autant de démons­tra­tions de la capa­cité à endosser le rôle du bread­winner. Migrer est alors le détour néces­saire qui confère le pouvoir de se marier et permet ainsi d’accéder plei­ne­ment au statut d’homme. Le même type de mascu­li­nité virile a été mise en lumière à travers la figure narra­tive de « l’aventurier » dont le mérite se mesure à la hauteur des dangers encourus au cours de sa migra­tion. Mais que devient l’ancien « aven­tu­rier » une fois parvenu au terme de son voyage ? Quels types d’expériences et quels types de mascu­li­nités sera-t-il en mesure d’incarner s’il devient un travailleur déclassé exposé aux discri­mi­na­tions raciales, un « sans-papiers » ou un entre­pre­neur à succès ? Si elle peut être syno­nyme de succès, la migra­tion expose aussi – et parfois dans le même temps – aux expé­riences de mino­ra­tion. La confron­ta­tion aux poli­tiques répres­sives, aux expé­riences de mise à l’écart devient autant de sources d’incapacité et de produc­tion d’impuissance. La migra­tion met ainsi la mascu­li­nité en tension et, entre ici et là-bas, les migrants sont suscep­tibles d’en incarner bien des décli­nai­sons. Ce numéro de De Facto invite non seule­ment à inter­roger l’universel du masculin migrant mais égale­ment à relire le fait migra­toire sous l’angle du genre, sans cesse en recomposition.

Emeline Zoug­bédé et Stefan Le Courant,
coor­di­na­teurs scientifiques