Origines et survivances des stéréotypes raciaux : la construction d’une « masculinité africaine »

Delphine Peiretti-Courtis, historienne

Force, endurance, puissance corporelle, capacités athlétiques, vigueur sexuelle ou sens inné du rythme, ces stéréotypes constituent quelques-uns des imaginaires puissants, persistants dans nos sociétés actuelles autour des hommes identifiés comme noirs ou africains. La place du corps demeure centrale dans la perception de la « masculinité noire ».

Get Out[1]Voir la page du film : https://​www​.imdb​.com/​t​i​t​l​e​/​t​t​5​0​52448/, œuvre ciné­ma­to­gra­phique du réali­sa­teur Jordan Peele sortie en 2017, reflète, au-delà de la fiction, une réalité : celle des stéréo­types raciaux et du racisme biolo­gique qui perdurent aujourd’hui à l’égard des indi­vidus afri­cains-améri­cains aux Etats-Unis. Dans ce thriller, le corps noir recè­le­rait des qualités intrin­sèques, comme la force supposée « raciale ». L’essentialisation des hommes noirs, qui est mise en lumière et dénoncée à travers ce film, persiste égale­ment dans la société fran­çaise du XXIe siècle.

Héri­tage d’une construc­tion histo­rique, poli­tique et sociale, soutenue par la science pendant plus de deux siècles, la racia­li­sa­tion du corps noir a contribué à légi­timer l’esclavage, puis la colo­ni­sa­tion. Elle détient encore des effets struc­tu­rants, à l’origine de stig­ma­ti­sa­tions et de discri­mi­na­tions, à l’ère post-coloniale.

Pour décons­truire les préjugés qui existent autour des mascu­li­nités « afri­caines », il faut revenir à leur genèse.

Une force jugée naturelle : le poids de l’esclavage et la réappropriation coloniale

La croyance en l’existence de capa­cités physiques extra­or­di­naires des corps noirs, issue d’un imagi­naire construit durant l’esclavage et la colo­ni­sa­tion, est parfois encore présente dans les imagi­naires contem­po­rains, notam­ment lorsque l’on parle de « morpho­type afri­cain »[2]Voir l’article, « Quotas à la FFF : le socio­logue et le « morpho­type afri­cain », « Rue89 », L’Obs, publié le 24 janvier 2017, consulté le 5 décembre 2022. URL : https://​www​.nouve​lobs​.com/​r​u​e​8​9​/​r​u​e​8​9​-​c​h​e​z​-​m​i​c​h​e​l​-​w​i​e​v​i​o​r​k​a​/​2​0​1​1​0​5​0​1​.​R​U​E​1​0​8​3​/​q​u​o​t​a​s​-​a​-​l​a​-​f​f​f​-​l​e​-​s​o​c​i​o​l​o​g​u​e​-​e​t​-​l​e​-​m​o​r​p​h​o​t​y​p​e​-​a​f​r​i​c​a​i​n.html ou de fibres muscu­laires parti­cu­lières pour expli­quer de prétendus avan­tages innés pour le foot­ball ou la course.

Dans son Histoire natu­relle en 1749 le natu­ra­liste fran­çais Buffon fait l’éloge de la puis­sance corpo­relle des esclaves noirs, en la détaillant selon les pays d’Afrique, à l’instar de nombreux plan­teurs et voya­geurs. L’humanité se voit divisée en races à cette période, par les scien­ti­fiques. Celles-ci sont défi­nies, jusqu’au milieu du XXe siècle, comme des caté­go­ries biolo­giques regrou­pant des popu­la­tions qui auraient des carac­té­ris­tiques physiques, morales et intel­lec­tuelles communes. Une percep­tion utili­ta­riste du corps noir se dessine. Ces corps sont décrits comme forts mais égale­ment comme plus résis­tants à la douleur. Ce présup­posé, qui tend à devenir un savoir scien­ti­fique au XIXe siècle du fait de ses réem­plois, perdure parfois encore dans le corps médical au XXIe siècle. Cela peut se maté­ria­liser dans des soins et des prises en charges diffé­ren­ciés des patients classés « Africains ».

« Depuis l’esclavage, ces diverses conceptions de la robustesse ou encore de l’invulnérabilité des corps noirs ont servi à justifier l’exploitation des hommes, mais également des femmes. »

Delphine Peiretti-Courtis, historienne

Depuis l’esclavage, ces diverses concep­tions de la robus­tesse ou encore de l’invulnérabilité des corps noirs ont servi à justi­fier l’exploitation des hommes, mais égale­ment des femmes. Dans les rapports des méde­cins de la Marine puis des Colo­nies, qui se multi­plient à partir des années 1870, les mentions « robuste », « résis­tant », « vigou­reux » appa­raissent souvent pour décrire les hommes et les femmes africain·es . Ces quali­fi­ca­tifs se déploient en fonc­tion du travail accompli par les indi­vidus en faveur du projet colo­nial. Bons porteurs, marins endu­rants, ou excellent culti­va­teur, la force corpo­relle est présentée comme inhé­rente à la « race noire ». Elle devient surtout indis­pen­sable pour justi­fier leur mise au travail dans un contexte colo­nial après l’abolition de l’esclavage. Dans le cadre du recru­te­ment des tirailleurs séné­ga­lais à partir de 1857, puis dans le contexte des deux guerres mondiales, sur le front euro­péen, la « force noire » est à nouveau mise en lumière et valo­risée, notam­ment par le général Mangin en 1910. Elle est présentée comme essen­tielle pour régé­nérer les bataillons français.

A l’inverse, dans la taxi­nomie raciale ambiante, les facultés intel­lec­tuelles, gages de pouvoir, sont confé­rées aux popu­la­tions blanches de l’Europe, avec des distinc­tions toute­fois, entre les sexes et entre les classes. Le fait d’avoir assigné des qualités essen­tiel­le­ment physiques – au détri­ment des capa­cités intel­lec­tuelles – aux popu­la­tions afri­caines a contribué à leur conférer, dans la pensée savante puis popu­laire, une place infé­rieure sur l’échelle humaine. Dans les écrits scien­ti­fiques, cette force jugée natu­relle est par ailleurs souvent assi­milée à une primi­ti­vité, à une proxi­mité avec la nature ou avec l’animal. Cette déshu­ma­ni­sa­tion, souvent percep­tible dans la compa­raison au singe, connaît elle aussi des survi­vances dans nos sociétés actuelles, à travers les cris de singes dans les stades de foot­ball euro­péens[3]Voir l’article, « Cris de singe et déshu­ma­ni­sa­tion dans les stades de foot­ball : la réap­pro­pria­tion d’un stig­mate racial », Delphine Peiretti-Courtis, Revue Alarmer, mis en ligne le 15 décembre 2022.

L’hypersexualisation de l’homme noir et ses héritages post-coloniaux

Dans cette confi­gu­ra­tion, la puis­sance assi­gnée aux Africain·es n’est pas seule­ment physique, elle est égale­ment sexuelle. La stature, la muscu­la­ture ou les attri­buts sexuels seraient surdé­ve­loppés chez les hommes afri­cains, car la nature les aurait prédes­tinés ainsi. Le corps gouver­ne­rait l’esprit, cela expli­que­rait la pratique d’une sexua­lité exacerbée dans la « race noire ». Une origine innée et raciale est donc attri­buée au stéréo­type. Cette hyper­sexua­li­sa­tion de l’homme afri­cain entraîne égale­ment son effé­mi­na­tion puisque l’on consi­dère, dans la pensée médi­cale du XIXe siècle, que la soumis­sion aux organes sexuels est le propre des femmes et des êtres jugés infé­rieurs et primi­tifs. Ce contrôle sur la sexua­lité aurait en revanche été assuré par les hommes de la « race blanche » au cours du temps, en se civi­li­sant. L’apport de la civi­li­sa­tion par la colo­ni­sa­tion est donc présenté comme légi­time. La mise sous tutelle des hommes, comme des femmes, africain·es par un homme blanc, jugé viril et supé­rieur intel­lec­tuel­le­ment, prenant la figure du colo­ni­sa­teur, se voit ainsi justi­fiée par le discours médical. Le préjugé de l’hypersexualité afri­caine reste présent jusqu’à la fin de la colo­ni­sa­tion, notam­ment dans des mono­gra­phies et des articles de méde­cins colo­niaux comme Lefrou en 1943.

Ce stéréo­type demeure latent dans la période post-colo­niale. Il se voit parfois réac­tivé dans les médias, sur les réseaux sociaux ou encore dans l’industrie porno­gra­phique qui réuti­lise des clichés et des caté­go­ries hérités de l’époque colo­niale, sélec­tion­nant des indi­vidus dont les mensu­ra­tions corres­pon­draient à un imagi­naire racial non décons­truit, féti­chi­sant l’homme noir, l’hypersexualisant et le bestia­li­sant. Dans la lignée des stéréo­types qui perdurent aujourd’hui, celui de l’endurance ou de la force des corps noirs reste vivace. Ces cadres de pensée contri­buent à nourrir un regard racia­li­sant et essen­tia­li­sant sur les indi­vidus. Le fameux et supposé « rythme dans la peau » des personnes iden­ti­fiées comme noires parti­cipe égale­ment de ces croyances qui enferment, qui essen­tia­lisent et qui stig­ma­tisent. Ces repré­sen­ta­tions ne sont que l’héritage d’une pensée hiérar­chi­sante, escla­va­giste et colo­nia­liste, qui a attribué le primat du corps sur l’esprit à des individus.

« L’utilisation des stéréotypes raciaux à des fins politiques par des partis populistes s’est accrue ces dernières années en Europe et a contribué à stigmatiser et à déshumaniser une nouvelle figure, celle du migrant d’origine africaine. »

Delphine Peiretti-Courtis, historienne

Le concept de race humaine a été inva­lidé par la commu­nauté scien­ti­fique à partir des années 1950, du fait de l’impossibilité de classer l’humanité en caté­go­ries fixes, le patri­moine géné­tique des humains étant partagé à plus de 99,9%. Toute­fois, les stéréo­types et les imagi­naires, parfois incons­cients, sur les indi­vidus perçus comme noirs ou afri­cains, survivent dans le langage courant, dans la sphère artis­tique, dans les médias ou encore dans le monde poli­tique. La race au sens social perdure, c’est-à-dire que malgré la recon­nais­sance de l’inexistence des races biolo­giques, le monde social est parfois encore struc­turé sur la base de cette percep­tion. Les discri­mi­na­tions « raciales » se pour­suivent à l’encontre des personnes « raci­sées ». Un rapport de l’ONU datant d’août 2019, émanant d’un groupe de travail d’experts sur les personnes d’ascendance afri­caine, fait état d’une multi­pli­cité de situa­tions de discri­mi­na­tions à leur encontre dans le domaine de la justice pénale, de la santé, de l’emploi, du loge­ment ou encore de l’éducation dans le monde. Il montre notam­ment comment l’utilisation des stéréo­types raciaux à des fins poli­tiques par des partis popu­listes s’est accrue ces dernières années en Europe et a contribué à stig­ma­tiser et à déshu­ma­niser une nouvelle figure, celle du migrant d’origine africaine.

Notes

Notes
1 Voir la page du film : https://​www​.imdb​.com/​t​i​t​l​e​/​t​t​5​0​52448/
2 Voir l’article, « Quotas à la FFF : le socio­logue et le « morpho­type afri­cain », « Rue89 », L’Obs, publié le 24 janvier 2017, consulté le 5 décembre 2022. URL : https://​www​.nouve​lobs​.com/​r​u​e​8​9​/​r​u​e​8​9​-​c​h​e​z​-​m​i​c​h​e​l​-​w​i​e​v​i​o​r​k​a​/​2​0​1​1​0​5​0​1​.​R​U​E​1​0​8​3​/​q​u​o​t​a​s​-​a​-​l​a​-​f​f​f​-​l​e​-​s​o​c​i​o​l​o​g​u​e​-​e​t​-​l​e​-​m​o​r​p​h​o​t​y​p​e​-​a​f​r​i​c​a​i​n.html
3 Voir l’article, « Cris de singe et déshu­ma­ni­sa­tion dans les stades de foot­ball : la réap­pro­pria­tion d’un stig­mate racial », Delphine Peiretti-Courtis, Revue Alarmer, mis en ligne le 15 décembre 2022
Pour aller plus loin
  • Arena F., Farré S., 2021. Santé de genre et mascu­li­nités, pers­pec­tives histo­riques (post)coloniales, Genève, Goerg éditeur.
  • Boetsch G., Bancel N., Blan­chard P., Taraud C., Robles F. (dir.), 2019. Sexua­lités, iden­tités et corps colo­nisés, Paris, CNRS.
  • Ndiaye P., 2009. La condi­tion noire, essai sur une mino­rité fran­çaise, Paris, Gallimard.
  • Peiretti-Courtis D., 2021. Corps noirs et méde­cins blancs : la fabrique du préjugé racial XIXe-XXe siècles, Paris, La Découverte.
L’autrice

Delphine Peiretti-Courtis est profes­seure agrégée au dépar­te­ment d’Histoire de l’Université d’Aix-Marseille et membre du labo­ra­toire TELEMMe. Elle travaille sur la construc­tion des stéréo­types raciaux et sexuels sur les corps noirs au sein de la litté­ra­ture médi­cale (fin XVIIIe-milieu XXe siècle). Elle a publié l’ouvrage Corps noirs et méde­cins blancs : la fabrique du préjugé racial, paru aux éditions La Décou­verte en mai 2021.

Citer cet article

Delphine Peiretti-Courtis, « Origines et survi­vances des stéréo­types raciaux : la construc­tion d’une « mascu­li­nité afri­caine », in : Emeline Zoug­bédé et Stefan Le Courant (dir.), Dossier « Mascu­li­nités en migra­tion », De facto [En ligne], 34 | Mai 2023, mis en ligne le 23 mai 2023. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2023/04/28/defacto-034–03/

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