Sauteurs de barrières. Des masculinités de protestation aux frontières de l’Europe

Elsa Tyszler, sociologue

Le 24 juin 2022, un nouveau massacre a eu lieu à la frontière maroco-espagnole. Autour de Ceuta et Melilla, les tentatives de franchissement des barrières illustrent des masculinités de protestation contre un ordre migratoire raciste et colonial.

À partir d’une enquête ethno­gra­phique menée entre 2015 et 2017, puis d’une enquête collec­tive réalisée en 2023, ce texte aborde les violences aux fron­tières maroco-espa­gnoles au prisme des perfor­mances de mascu­li­nités. Cette focale permet non seule­ment d’appréhender le poids des rapports de genre dans les situa­tions de fron­tières, mais aussi celui des rapports de race qui struc­turent l’ordre migra­toire en place, produi­sant une hiérar­chie des personnes et des vies.

Aux frontières maroco-espagnoles, une « chasse à l’homme Noir »

Les enclaves de Ceuta et Melilla, situées sur la côte nord du Maroc, sont des résidus de l’empire colo­nial espa­gnol et maté­ria­lisent les seules fron­tières terrestres entre l’Afrique et l’Europe. Depuis les années 1990, la produc­tion d’une figure noire du danger migra­toire réac­tive une défense violente de ces terri­toires, notam­ment par l’érection de barrières-fron­ta­lières et des pratiques de refou­le­ments à chaud opérées par la police mili­taire espa­gnole, en colla­bo­ra­tion avec les forces auxi­liaires de l’armée maro­caine. Dans la région de Nador, fron­ta­lière de Melilla, la lutte contre l’immigration vers l’Europe s’est muée en une « chasse à l’homme Noir », comme le formulent les premier·es concerné·es. Obli­gées de se cacher, les personnes ainsi raci­sées vivent dans des campe­ments en forêt pour tenter le passage de la fron­tière. Parmi une plura­lité de groupes en quête de traversée, les ressortissant·es d’Afrique centrale et de l’Ouest – et plus récem­ment de l’Est[1]Depuis 2020, des ressortissant·es d’Afrique de l’Est, notam­ment du Soudan, tentent le passage par Melilla, pour éviter la route libyenne. La violence de leur trai­te­ment, iden­tique à celle déployée pour réprimer les personnes d’Afrique centrale et de l’Ouest, enté­rine la dimen­sion raciste négro­phobe du contrôle … Lire la suite – consti­tuent les plus indé­si­rables des migrant·es qu’il faut empê­cher de passer. Aux fron­tières de Ceuta et Melilla, la couleur de peau noire est asso­ciée à un statut d’illégalité. Les pratiques de contrôle migra­toire sont racia­li­sées, mais aussi genrées. Pour les hommes Noirs, la répres­sion des tenta­tives de passages aux barrières est carac­té­risée par les coups et l’exposition au risque de mort[2]Moins visible, la répres­sion des femmes noires est plus sexua­lisée (Tyszler, 2020).. Les gardes-fron­tières infligent des dommages physiques durables, brisent les corps des sauteurs de barrières.

« Choquer la barrière », une performance de mise en danger forcée

« Je suis prêt à risquer ma vie. Je sais que c’est la guerre là-bas, mais je n’ai pas le choix. »

déclare un Guinéen de 19 ans, Maroc, 2015

La tenta­tive de fran­chis­se­ment des barrières-fron­ta­lières de Ceuta et Melilla constitue l’une des tactiques prin­ci­pales utili­sées par ceux qui, du fait de la traque négro­phobe qui les cible, ne peuvent accéder aux portes d’entrée offi­cielles des enclaves[3]Quant aux autres modes de passage de la fron­tière, voir Tyszler 2020, 2022.. Atteindre les barrières et les fran­chir, malgré l’arsenal mili­taro-sécu­ri­taire en place, constitue un exploit. « Guer­riers », « soldats », « choqueurs de barrières » sont quelques-uns des noms que les hommes d’Afrique centrale et de l’Ouest s’auto-attribuent, plutôt qu’« aven­tu­riers ». Il s’agit de perce­voir la produc­tion d’une mascu­li­nité subal­terne face à la mascu­li­nité hégé­mo­nique (Connell, 2014) – domi­nante dans ce contexte – de la Guardia civil, police mili­taire qui défend violem­ment cette fron­tière colo­niale espa­gnole et de l’Europe, et celle des mili­taires maro­cains avec zèle. Une disci­pline stricte et une orga­ni­sa­tion collec­tive hiérar­chique sont décrites par les hommes ayant passé du temps dans les campe­ments de sauteurs de barrières. Face à la répres­sion ultra-violente, beau­coup d’entre eux se réfu­gient dans une perfor­mance de soi du « vaillant soldat » risquant sa vie au front, dans un espace fron­ta­lier devenu un lieu de guerre contre eux : « Nous sommes les soldats d’une guerre que nous n’avons pas choisie ». Ceux qui « frappent » les barrières de Ceuta et Melilla sont (quasi) exclu­si­ve­ment des hommes. « C’est trop diffi­cile pour les femmes, trop dange­reux » est-il déclaré. Les perfor­mances d’hypermasculinité des sauteurs de barrière découlent d’une mascu­li­nité subal­ter­nisée et de protes­ta­tion (Djavad­zadeh, 2015) contre un ordre migra­toire anti-Noir·es qui les surex­pose à la violence et à la mort : « la fron­tière est un système raciste », analysent nombre d’entre eux.

Fron­tière de Melilla, Elsa Tyszler, 2015

Une masculinité de protestation contre un ordre migratoire raciste et colonial

Dans la guerre asymé­trique qui oppose hommes migrants Noirs et mili­taires espa­gnols et maro­cains, il est interdit aux premiers de se défendre. L’analogie entre esclaves Noir·es d’hier et migrant·es Noir·es d’aujourd’hui est régu­liè­re­ment mobi­lisée par les personnes répri­mées. Aux fron­tières de Ceuta et Melilla, même s’ils risquent leur vie, ces hommes ne sont pas censés montrer de signes d’agressivité envers les mili­taires qui les violentent. De nombreux exemples montrent que ceux qui ont osé se défendre, en utili­sant des pierres ou d’autres objets, ont immé­dia­te­ment été mis en prison pour « orga­ni­sa­tion crimi­nelle ». Les passages collec­tifs orga­nisés aux barrières, s’ils consti­tuent un moyen de renverser momen­ta­né­ment le rapport de pouvoir avec les mili­taires, sont égale­ment consi­dérés comme symbole d’« orga­ni­sa­tion mafieuse » par les auto­rités espa­gnoles. En d’autres termes, tout acte de résis­tance à l’ordre établi est consi­déré comme un crime. Seuls les mili­taires ont le droit de porter et d’utiliser des armes, et parfois même de tuer pour assurer la défense de la fron­tière. Cela fait écho à « l’économie impé­riale de la violence » (Dorlin, 2017), qui main­tient la légi­ti­mité de certains sujets à user de la force physique, leur octroie des permis de tuer, dans la conti­nuité de l’histoire colo­niale. Les « soldats forcés » que sont les hommes Noirs qui tentent de fran­chir les barrières de Ceuta et Melilla survivent et résistent donc en perfor­mant, indi­vi­duel­le­ment et collec­ti­ve­ment une mascu­li­nité guer­rière, symbole d’une dignité en lutte entre la vie et la mort (Ajari, 2019).

« Aux frontières de Ceuta et Melilla, la couleur de peau noire est associée à un statut d’illégalité. Les pratiques de contrôle migratoire sont racialisées, mais aussi genrées. »

Elsa Tyszler, sociologue

Le massacre du 24 juin 2022, d’une violence et d’une ampleur sans précé­dent, a provoqué la mort d’au moins 37 personnes, la dispa­ri­tion de plus de 80 autres, plusieurs centaines de bles­sées et plus de 150 rescapés ont été faits prison­niers côté maro­cain. Il prouve que la repro­duc­tion constante de mascu­li­nités guer­rières autour des fron­tières de Ceuta et Melilla, en défense de celles-ci et en protes­ta­tion contre, a fait augmenter, année après année, le niveau de violence négro­phobe jusqu’à aujourd’hui. Cet affron­te­ment perpé­tuel de mascu­li­nités mili­ta­ri­sées à la fron­tière, engendré par les poli­tiques migra­toires euro­péennes, espa­gnoles, et leur exter­na­li­sa­tion au Maroc, renforce l’ordre raciste, de genre et colo­nial en place, qui, inéluc­ta­ble­ment, conti­nuent de semer la mort.

Notes

Notes
1 Depuis 2020, des ressortissant·es d’Afrique de l’Est, notam­ment du Soudan, tentent le passage par Melilla, pour éviter la route libyenne. La violence de leur trai­te­ment, iden­tique à celle déployée pour réprimer les personnes d’Afrique centrale et de l’Ouest, enté­rine la dimen­sion raciste négro­phobe du contrôle migra­toire en place. Les Souda­nais sont majo­ri­taires parmi les personnes décé­dées, dispa­rues ou resca­pées du massacre du 24 juin 2022.
2 Moins visible, la répres­sion des femmes noires est plus sexua­lisée (Tyszler, 2020).
3 Quant aux autres modes de passage de la fron­tière, voir Tyszler 2020, 2022.
Pour aller plus loin
L’autrice

Elsa Tyszler est cher­cheuse post­doc­to­rale au Centre de recherches socio­lo­giques et poli­tiques de Paris.

Citer cet article

Elsa Tyszler, « Sauteurs de barrières. Des mascu­li­nités de protes­ta­tion aux fron­tières de l’Europe », in : Emeline Zoug­bédé et Stefan Le Courant (dir.), Dossier « Mascu­li­nités en migra­tion », De facto [En ligne], 34 | Mai 2023, mis en ligne le 23 mai 2023. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2023/04/28/defacto-034–04/

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