Entretien réalisé par Anastasia Chauchard le 26/04/2022
Le chercheur en anthropologie Filippo Furri revient sur son terrain de recherches effectué dans le cadre de l’enquête Morts Covid en Migration : la ville de Vintimille se trouvant sur la basse frontière italo-française. Celui-ci pointe les paradoxes mis en avant par la pandémie dans la gestion de la mort et des corps durant cette période au regard de celle de personnes en migration hors période de crise.
Filippo Furri, chercheur en anthropologie, termine sa thèse sur la notion de ville-refuge. Il est également membre du réseau Migreurop, qui s’attache à décrypter les politiques migratoires européennes, et travaille au sein de divers projets de recherche-action à propos de l’accueil local des migrants et sur les réseaux de villes solidaires. Il porte également un grand intérêt aux morts et disparus en migration au travers de divers projets pour des ONG et des associations, comme le Comité internationale de la Croix-Rouge (CICR), et au sein de recherches sur la gestion des corps, par exemple à Catane en Sicile avec l’anthropologue Carolina Kobelinsky, mais aussi à Vintimille sur la basse frontière italo-française avec l’anthropologue Françoise Lestage. C’est avec ce dernier terrain qu’il participe à l’enquête Morts Covid en Migrations (MoCoMi). Au regard de son expérience et de sa connaissance de l’évolution du rapport aux migrations du territoire, il met en perspective ce que la gestion des corps de migrants aux frontières en pandémie peut dire et produit. Dans un entretien, il revient, notamment au prisme de ses précédentes expériences, sur les nombreuses questions que posent son terrain.
Dans le cadre de MoCoMi, vous vous intéressez à la gestion des corps de migrants aux frontières et plus particulièrement à Vintimille. Pourquoi ce terrain et quelles questions pose-t-il ?
Je me suis intéressé à la basse frontière italo-française entre Vintimille et Menton – où travaille Françoise Lestage – à partir d’un travail précédent sur la question des morts aux frontières au sein du programme MECMI et pour lequel on a travaillé sur la ville de Catane. La gestion des corps était alors différente car ils arrivaient à la suite d’opérations de sauvetage volontaire. Le dispositif de gestion était donc beaucoup plus sollicité car il y a beaucoup plus de corps. Carolina Kobelinsky et moi nous sommes dit qu’il y avait la possibilité d’utiliser plus ou moins la même méthodologie, c’est-à-dire utiliser les informations que tous les acteurs pouvaient produire ou collecter concernant les victimes. Le but était alors de voir si l’addition de ces données fournissait plus de réponses, ce qui s’est avéré en Sicile, ainsi qu’à Vintimille en Italie. On a ainsi pu creuser des histoires personnelles pour confirmer l’identification, et notamment vérifier si la famille avait été informée du décès.
Entre le projet MECMI et le début du projet MoCoMi, j’ai travaillé pour une recherche indépendante du réseau LAST RIGHTS dont le focus était l’impact de la pandémie sur les morts de personnes migrantes. Au sein de ce réseau, on avait déjà travaillé à ce qu’on a appelé la production de la déclaration de victimes, ce qui consiste à aborder de façon juridique et légale le droit des morts et des familles. Le but était de déplacer la question au niveau international car c’est une zone grise du droit, sachant que les autorités n’ont pas – en Italie par exemple – l’obligation formelle d’identifier une victime d’un accident si cette identification n’est pas nécessaire pour l’enquête. Par exemple, le 18 avril 2015, le naufrage d’un bateau fait environ 1000 morts. 150 à 160 corps sont récupérés contrairement à des centaines d’autres se trouvant dans la cale. Le procureur de Catane nous avait dit qu’il n’était pas nécessaire d’identifier ces derniers puisque l’on sait comment ils sont morts. Dans le cadre de LAST RIGHTS et avec l’arrivée de la pandémie, une question s’est alors imposée : comment la pandémie a‑t-elle impacté la vie et la mort des personnes en migration ? L’intérêt était bien sûr d’ouvrir le champ à l’ensemble des personnes migrantes, par exemple en comparant les expériences des personnes immigrées depuis des années à celles des nouveaux arrivants. J’avais alors la charge de travailler sur l’Italie et la France mais la possibilité de faire du terrain était très restreinte en raison des restrictions sanitaires. Ce que l’on a tout de même remarqué, et ce que je retrouve un peu à Vintimille, c’est l’impact différencié selon les profils. Par exemple, la population la plus affectée en Île-de-France était des personnes âgées issues de l’immigration. Les vecteurs de la contamination étaient les jeunes mais c’étaient davantage les personnes âgées qui subissaient les conséquences plus lourdes de la maladie. On touche ici à la question du cadre de vie socio-économique des personnes plus exposées cumulant de nombreux facteurs de risques : foyers réunissant trois générations, prépondérance des travailleurs « essentiels », etcetera. Une autre conséquence a été celle d’un impact indirect touchant les personnes les plus vulnérables en dehors de tout dispositif d’accueil et dans une situation de fragilité, de marginalité sociale, souvent sans toit, et migrantes. Ces personnes ne décédaient pas à cause du Covid pour la plupart, mais ne pouvaient ni se faire soigner pour d’autres pathologies, ni avoir accès à tout un tas de services de base car tout était fermé.
De là, on m’a proposé de travailler sur Vintimille pour MoCoMi avec plusieurs entrées mises en regard : une sur la gestion des corps des personnes migrantes et une sur la gestion des corps en général en période pandémique.
En quoi ces deux réalités mortifères, celle des personnes migrantes décédées aux frontières et celle des nombreuses victimes de la pandémie, sont-elles liées et que disent-elles ?
La pandémie a touché beaucoup de personnes « non migrantes ». Le fait que ces personnes aient vécu une expérience de séparation avec leurs proches a pour conséquence que ces gens commencent à comprendre ce que les migrants, qui n’ont pas de nouvelles de leurs proches disparus, vivent. Ce n’est pas pareil certes, mais cela peut être comparé à la souffrance de la gestion froide de la mort lors de la période pandémique. Ce que l’on ressent un peu est que les personnes qui ne connaissent pas la migration ont vécu une expérience traumatique qui leur permet indirectement de comprendre l’impact d’une mort sans famille, à la fois pour celle-ci et pour les défunts. Je ne dis pas que c’est un résultat positif de la situation. Mais, paradoxalement, cela a un peu ouvert les yeux à certaines personnes. Même si cela reste assez subjectif…
On ne peut pas le comptabiliser. N’est-ce pas donc plutôt lié à l’expérience de « compter ses morts », une chose qui fait l’objet de plusieurs initiatives à l’égard des personnes en migration ?
Voilà, ce n’est pas statistiquement identifiable. C’est un ressenti partagé qui rejoint la question de l’empathie des personnes qui s’occupent des corps aux frontières. L’expérience du Covid nous a montré que lorsque le dispositif déraille les problèmes ressortent. Et, en effet, entre-temps j’ai participé à la rédaction d’un rapport, Counting the dead, à partir de la base de données d’Amsterdam sur les enterrements des corps de migrants en Europe. Cela ne permet pas de faire directement référence à la pandémie, mais de dire : est-ce que vous avez compris ce que cela veut dire « compter ses morts » ? C’est quelque chose qui, mis dans un contexte, fait sens.
Cette importance de compter les morts en migration m’amène au deuxième aspect observé. Pour des raisons sanitaires, la dimension de contrôle, qui s’était déjà intensifiée à partir de 2015 pour des raisons géopolitiques, s’est empirée, et traverser les frontières est devenu encore plus compliqué. En proportion, il y a eu plus de cas de décès ainsi que des cas de violences. A savoir qu’à Vintimille il y a eu un camp de la Croix Rouge proche du pont Roya entre 2016–2017. Il y avait donc un dispositif avec un minimum de prise en charge par la société civile et les associations humanitaires garantissait un minimum d’appui aux personnes franchissant la frontière. Le camp a été fermé puis il y a eu la pandémie. Les personnes se sont retrouvées livrées à elles-mêmes et il y a eu plus d’accidents, et pas seulement à Vintimille. Des personnes se sont entretuées, se sont blessées, ont vu leur santé mentale se dégradée dangereusement. Je n’en ai pas répertorié, mais on m’a parlé de cas de suicides. D’ailleurs, à la suite de son agression, un jeune homme s’est fait arrêter dans le centre-ville de Vintimille et a été placé en centre de rétention administrative sans même que soit rechercher son agresseur. Les dommages collatéraux de la pandémie sur la frontière, la gestion de la frontière et donc la mort à la frontière, nous ramène à la question de la gestion des corps.
A Vintimille avant la pandémie, y avait-il eu déjà des actions de la société civile pour aider les personnes migrantes et gérer les corps de migrants décédés ?
A Vintimille, la frontière existe depuis toujours. On y trouve « El paso de la morte » qui est un endroit où des gens disparaissent depuis des décennies. C’est donc une espèce de donnée généalogique. Outre ce passage spécifique et historique, la frontière est devenue peu à peu un lieu de passage frontalier très connu des personnes en migration. Il y a toute une série de moments où la frontière se referme et quand elle se détend, c’est toujours un peu moins que la fois précédente : la collaboration entre l’Italie et la France sur les contrôles frontaliers remontant à la présidence Sarkozy, la suspension de Schengen, l’intensification à partir de 2015 des contrôles frontaliers… et enfin la pandémie. Cette crispation progressive de la frontière se traduit par une escalade des formes de violences, des limitations de libertés, etcetera. Corrélée à cette tendance, il y a une augmentation assez parallèle de l’action civile, des mobilisations citoyennes et militantes. A Vintimille, on retrouve des dynamiques similaires à celles de Calais. Il y a des habitants sensibles à la question et qui s’engagent. Il y a eu un prêtre, l’association des communautés islamiques italiennes, la Caritas, un bar – qui a fermé malheureusement cette année à cause de la pandémie – qui était un endroit d’appui avec un homme qui surveillait un peu le passage, pas pour le favoriser forcément mais pour éviter qu’il y ait des problèmes. Il y a eu des personnes qui n’étaient pas forcément des militants mais qui ont commencé à mettre en place des ateliers de dessin, d’art-thérapie. La mobilisation se fait à différents niveaux. Il y a aussi une mobilisation de l’extérieur avec tout un tas d’activistes, de réseaux humanitaires : La Cimade, Médecins Sans Frontières, Médecins Du Monde. Des acteurs non institutionnels se sont investis également, en commençant à se positionner sur ce territoire. J’ai commencé à travailler là-bas en 2015 car c’est l’année où les contrôles se sont intensifiés, tout comme les décès. On peut en déduire que la fermeture des frontières produit plus de morts de façon indirecte.
De manière générale, je n’ai pas l’impression que la pandémie ait impacté énormément les migrants. Contrairement aux immigrés résidents, par exemple du Maghreb qui voulaient se faire rapatrier et qui n’ont pas pu. C’est une expérience assez minoritaire mais généralisée à l’ensemble du territoire. Au cours de la pandémie, être migrant ou non-migrant mais immigré n’induisait pas une grande différence au regard de la gestion – affective, psychologique, matérielle – de la mort durant la pandémie. La différence n’est pas bien plus importante non plus avec les personnes ni immigrées, ni migrantes. On peut être immigré et isolé et donc livré à soi-même. Or on peut aussi être tout le contraire, être hospitalisé et ne pas voir sa famille même si elle se trouve dans la même ville.
Sur la question des corps de migrants, le premier constat est qu’il est beaucoup plus facile de retrouver l’identité d’une personne avant qu’elle passe la frontière. La personne étant restée bloquée pendant un moment, elle se crée un réseau qui permet, après le décès, de retrouver la famille du défunt. Ce réseau de connaissances est constitué d’amis eux-mêmes en migration mais aussi d’acteurs religieux et associatifs. Une personne migrante en situation administrative irrégulière qui a des informations sur une personne décédée ne se rend pas à la police, elle va confier ses informations là où elle sait qu’elle le peut. C’est une caractéristique de Vintimille qui se distingue d’autre lieux-frontières où les morts sont beaucoup plus nombreux.
Une question problématique reste à explorer. On a parfois l’impression, côté français comme côté italien, que les morts ne sont pas identifiés selon une procédure classique. Ils sont identifiés, non pas par une reconnaissance visuelle des proches mais grâce aux empreintes digitales enregistrées lors du débarquement. On ne sait pas si la famille est informée donc rien ne nous permet de dire que la personne décédée est celle qu’elle a dit être lors de son enregistrement. On a beaucoup de noms à Vintimille. Tout le monde a un acte de mort et un lieu de sépulture clair. Du point de vue de la gestion du corps, cela se rapproche plus de la gestion « normale » et non pas de la gestion exceptionnelle que l’on peut trouver dans des lieux de frontières comme la Sicile. Mais on ne sait pas si la famille est au courant, participe et interagit, si elle a demandé le rapatriement ou pas. Il n’y a presque pas de cas de rapatriement. J’en ai trois sur environ trente cas. Parfois, la famille est déjà dispersée dans des diasporas, au cours du parcours migratoire, cela peut donc être compliqué de trouver du sens à cela. Qu’est-ce que cela veut dire « rapatriement » dans un contexte de migration ? Souvent les personnes préfèrent que la personne soit enterrée là où elle est décédée, de le savoir et de s’arrêter là. Je dis ça parce que ce que l’absence des familles crée un vide dans le post-mortem, c’est-à-dire dans la gestion des lieux de sépulture. Les informations sont très floues car il n’y a pas de pression sociale, familiale, privée. Les personnes qui s’en occupent sont celles qui se soucient en général des morts sans famille, comme des personnes âgées parfois mais aussi des humanitaires. Mais il n’y a pas une attention portée à la gestion des sépultures. Cela rejoint les tombeaux familiaux en milieu rural qui sont peu à peu délaissés au fur et à mesure que les membres des différentes générations quittent le village pour la ville. Et quand tu n’as pas de famille ni de proche, ce sont les amis qui mettent des fleurs la première année avant qu’ils ne passent la frontière… Ce sont eux aussi qui poussent à ce que l’on mette des noms sur les sépultures. Mais une fois partie, ils ne reviennent pas.
Donc la pandémie n’a pas eu d’impact en elle-même ?
La pandémie a intensifié cette situation à son paroxysme. Personne n’avait le temps ni la capacité de prendre soin des autres. Il est facile de repérer les tombes datant de la pandémie. Ils ont été désaffectés. On retrouve vraiment ce manque d’affect, de geste. Le cimetière était fermé, la sépulture a été faite dans l’urgence avec des plaques qui ont parfois été ajoutées plusieurs mois après sans être certain de l’identité de le personne enterrée. C’est un peu le chaos même si le cimetière de Vintimille est assez petit.
On me demande souvent si ce manque d’affectation aggravé est une question de racisme. Je pense qu’il y a une espèce de cynisme qui a une base peut-être raciste, mais qui tient plutôt au fait qu’il n’y a pas de famille donc on les enterre, point. Par ailleurs, quand le dispositif est saturé, même si l’on veut bien faire, on fait ce que l’on peut. A Lampedusa par exemple, la gestion des corps a été improvisée à partir des années. Et c’est seulement à cause du naufrage du 3 octobre 2013 que, du point de vue légal et du point de vue du médecin légiste, l’on a commencé à normaliser la procédure. Et c’est la même chose à Vintimille. Quand il commence à y avoir plus de cas, la gestion s’améliore pour certaines choses sur le plan légal. Mais en parallèle la dimension de prise en charge effective sociale diminue.
Petite parenthèse : A Vintimille, un garçon probablement musulman et du Ghana, je crois, est décédé. Hussain[1], membre de l’union de la communauté islamique italienne, m’a aidé dans l’identification du jeune homme. Hussain est une personne qui s’est mobilisée avec d’autres pour demander la possibilité d’enterrer en Italie dans des cimetières confessionnels des personnes qui ne pouvaient pas être rapatriées. Il m’a dit que ce garçon est le seul qui lui ait échappé car il était en vacances lors de sa mort. Or, c’est lui qui gère avec l’union le déplacement des corps de Vintimille ou de la morgue de San Remo par exemple au cimetière de la même ville qui, elle, a un carré musulman. Les tombeaux du cimetière islamique sont plus soignés, affectés parce qu’il y a un dispositif organisé par la société civile et des acteurs religieux qui sont plus présents. Il y a aussi là-dedans une question d’économie locale. Vintimille est une petite ville de frontière. Le coût et la responsabilité des enterrements retombent sur les lieux où les corps sont retrouvés sauf si une autre commune, comme San Remo, demande à prendre en charge le corps concerné, en l’occurrence ici par l’intermédiaire d’acteurs comme la communauté islamique. Quand le dispositif de gestion n’est pas prêt, il y a donc une forme d’apprentissage qui se met en place.
La pandémie l’a un peu bloqué. Pour des raisons sanitaires, on enterre vite. A la pression de l’urgence et de l’inconnu à laquelle les dispositifs formels ne sont pas habitués, s’est ajoutée la problématique de l’identification. S’il n’y a pas de nom, on ne creuse pas plus et on enterre sous « X ». Or, la temporalité de l’investigation est différente. La police ouvre une enquête par défaut mais n’a aucune obligation de la finaliser. Mais si elle y arrive c’est plutôt bénéfique pour la ville car le corps peut être confié à la charge de la famille, ce qui évite à la collectivité de payer. En période de pandémie, tout cela fut beaucoup plus complexe en raison des délais allongés et des manquements provoqués par l’urgence. La mise en relation entre les enquêteurs et les familles était plus compliquée. Parfois, il y avait la chance que la communauté migrante et les acteurs religieux soient réactifs. C’est ce que j’ai constaté il y a deux ans en juin 2020. Un garçon est décédé le jour où je suis arrivé. En même temps que la police disait qu’elle allait essayer de contacter le consulat pour demander s’il y existait un passeport, Hussain m’a appelé pour me dire qu’un ami du défunt était passé le voir pour lui donner son identité ainsi que les numéros de sa tante et de son cousin, en précisant que ces derniers arrivaient dans deux jours. Il est mort le jeudi et le samedi il était enterré avec son nom. Voilà la paradoxale efficacité de l’informel qui s’oppose à la lenteur des institutions et des autorités. La pandémie a mis en exergue cela. L’informel est habitué à travailler dans l’urgence.
Dans votre article « Villes refuges, villes rebelles et néo-municipalismes », vous distinguez les villes engagées volontairement auprès des personnes en migration et celles qui réagissent à une altérité[2]. Vintimille, qui se classe dans la seconde catégorie, abrite-t-elle des liens entre les autorités municipales et les associations, ainsi que les acteurs citoyens, militants ?
La question de la ville solidaire demande de faire un petit cadrage en amont pour mieux comprendre. La localisation de la ville est importante : dans un lieu de frontière, un lieu de transit, un territoire de destination… Les caractéristiques dépendent donc de facteurs énormément différents, internes et externes. Si l’on part des idéaux-types, il peut aussi y avoir une ville avec aucun migrant mais qui se dit ville accueillante, comme une autre qui est un lieu de destination ou de transit important mais qui n’est pas du tout solidaire. Tout ce qu’il se passe réellement se trouve au milieu, à part à Calais où la société civile s’engage de façon antagoniste vis-à-vis de l’administration locale. Mais la norme est toujours le compromis.
Quant aux « villes rebelles » se disant solidaires de l’accueil, c’est pour moi une question de position politique basée sur des demandes d’autonomisation des villes vis-à-vis du pouvoir national souvent très vertical et arbitraire, par exemple au travers des préfectures dont le rôle est prépondérant pour la question migratoire. Après, effectivement, à l’intérieur de cette première polarisation, il y en a une autre au niveau local. Des villes se disent accueillantes mais la société civile le refuse, comme à Athènes. A l’intérieur de la ville, il y a aussi plusieurs cas de figure. Parfois, la mairie délègue beaucoup à la société civile. C’est un peu le cas de Palerme qui fait une extraordinaire politique étrangère en termes d’accueil alors que le vrai travail est fait par la société civile. Il y a des villes, au contraire, qui essayent de mettre en place des dispositifs d’accueil de plus en plus adaptés, progressistes, solidaires, accueillantes, comme Barcelone. Ce sont des exploits solidaires qui sont liés aussi à une temporalité. Pendant 15 à 20 ans à partir des années 90 et à la suite de la guerre des Balkans, Venise est devenue un exemple. Puis la mairie a changé, la ville s’est endettée avec la crise de 2008. Maintenant, c’est une ville inhospitalière.
Ensuite, c’est aussi une réflexion plus politique et géostratégique. Il y a une collaboration informelle entre les municipalités et la société civile. Parfois, celle-ci n’est pas seulement là pour combler les vides de la mairie mais opère pour elle. La mairie ne pourrait pas faire de façon formelle certaines choses, en l’occurrence qui concerne l’accueil de personnes migrantes. Cela permet, dans une espèce de ”dark side” de l’accueil, de dire qu’une ville est non-accueillante alors que, quand l’on creuse, on découvre qu’elle fait des choses détournées tout en se positionnant. C’est quelque chose qui est très intelligent du point de vue de l’accueil inconditionnel. Si une mairie construit des services spécifiques pour les demandeurs d’asile, les migrants, les sans-papiers, les réfugiés, on marginalise ces populations. On reste alors sur une idée d’exception. A mon avis, il serait plus juste de s’occuper de tout le monde à égalité en fonction de leur vie sur le territoire, ce qui permet aussi d’être moins passible de polémiques et d’attaques. La pandémie, comme d’autres crises – par exemple à Athènes –, a engendré une solidarité civile qui rejoint cette idée. Paradoxalement, dans la crise, qu’elle soit sanitaire ou économique, il n’y a plus le temps de penser à l’identité. On essaye d’aider tout le monde car on se considère plus exposée et victime potentielle nous-même, ce qui permet de ne pas se barricader derrière un privilège identitaire et/ou racial.
A Vintimille, il y a eu un maire de gauche qui avait un peu problématisé la question de la frontière. Ensuite la municipalité est passée à droite et a construit son discours électoraliste sur le manque de sécurité induit par les migrants. La fermeture du camp de la Croix Rouge était une espèce d’exigence car elle était accusée « d’appel d’air ». Ils ont soufflé sur les braises avant la pandémie. Au cours de celle-ci, je n’ai pas décrypté la corrélation directe entre les phénomènes. Mais, ce que je peux dire, c’est que la tendance s’est renversée, la mairie elle-même a demandé un camp car elle ne pouvait pas gérer seule sans aide humanitaire. Tout le monde me disait d’ailleurs de ne pas m’adresser à la mairie pour mes recherches car elle ne coopérerait jamais, ce qui n’a pas du tout était le cas. Il faut dire aussi que parler des morts implique une facilité politique plus que pour les vivants…
Et là, on revient aux villes refuges. Vintimille ne s’est pas positionnée par rapport au Décret Salvini, mais c’est tout comme. C’était une loi qui a été abrogée car elle était anticonstitutionnelle. Elle disait que les demandeurs d’asile ne pouvaient plus être inscrits à l’Etat civil, ce qui leur faisaient perdre tout un tas d’accès à des droits. D’un côté des villes de gauche disaient Salvini raciste. Ce qui est plus intéressant c’est que, en revenant à la question de la verticalité, une ville de droite peut se rebeller contre une politique de non-accueil. Pourquoi ? Parce que le cadre d’action est celui de la gestion locale. La politique nationale, dans un souci électoraliste, peut produire des lois qui ont des effets locaux d’insécurité. Par exemple, si l’on ferme les centres d’accueil, les personnes sont à la rue avec tous les problèmes que cela peut induire : criminalisation, clandestinisation, problèmes sanitaires comme on le voit avec la question de la pandémie… A Vintimille, ce n’est pas explicite mais le changement de position face au camp de la Croix Rouge rejoint cette dynamique. L’Etat n’est pas quelque chose d’univoque. Au niveau de l’administration locale, il y a une dimension pragmatique.
La distinction entre « mort en migration » et « mort par migration » n’est-elle pas d’autant plus pertinente dans le cadre de la pandémie ?
Si l’on regarde les statistiques, les décès en migration se concentrent dans des lieux de frontières. C’est aussi lié à des questions géographiques : la mer, la montagne, le désert. Des lieux de frontières où l’intervention directe de la frontière humaine comme forme de violence n’est pas toujours si concentrée. Il y a énormément de morts indirectement liés au ‘border regime’ mais la plupart du temps on laisse mourir à la frontière. Et malheureusement, c’est cela qui est problématique du point de vue juridique. Quand un agent tire une balle sur une personne qui passe une frontière on peut l’identifier comme responsable direct, quand on meurt à la frontière de Vintimille c’est un accident, et presque de la faute de la personne qui s’est mise en danger…
Avec la pandémie on revient sur la question sécuritaire. Les bateaux mis en quarantaine à la frontière italienne ont causé des morts par suicide ou en raison d’un temps trop long avant une prise charge. Des personnes ont aussi été enfermées dans des cellules aux frontières, dont celle de Vintimille, pour des raisons hybrides entre le contrôle de la frontière et des raisons sanitaires. Je pense donc que la pandémie a engendré une vulnérabilisation générale à tous les niveaux avec un impact sur la migration mais pas de manière directe. La seule réalité directe que je peux pointer est celle des contrôles frontaliers. Est-ce que le fait qu’il y ait eu plus de contrôles dans les gares a poussé plus de personnes à passer autrement que par les wagons, par exemple en se cachant en-dessus ou en-dessous des trains ? Oui. Si l’on regarde les données, il y a eu énormément de personnes mortes électrocutées même s’il y en avait déjà.
Pour résumer, la gestion de la mort en pandémie et la migration constituent-elles un duo produisant une expérience que l’on peut qualifier de paradoxale ?
La pandémie, pour moi, a renforcé des différences et des clivages. Si tu n’as personne tu es encore plus seul, si tu es en danger et/ou marginalisé tu l’es encore plus, si tu n’as pas accès à des ressources tu en as encore moins. Les personnes migrantes ont donc souffert pour cela. Mais oui, paradoxalement, dans la mort, cet écart s’est réduit. Si tu as des problèmes de santé et que tu es migrant, tu n’as pas accès aux services sanitaires et lors de la pandémie tu es totalement abandonné. Mais l’impact de la situation sanitaire sur le système de santé a impacté aussi « les autres ». C’est intéressant de parler « des autres » pour désigner ce qui ne sont pas migrants…
Toto, grand humoriste italien des années 50, a écrit un poème sur la mort appelé La nivela – Le niveau. Il dit que la mort arrive pour tout le monde que l’on soit riche ou pauvre, ce qui nous ramène tous au même niveau. On sait très bien que ce n’est pas vrai. Le traitement de la mort est différentiel avec des dimensions sous-jacentes de racisme et d’éloignement portées par l’idée qu’il y a des « gens d’ailleurs ». Mais, paradoxalement, le fait que le danger de mort soit rentré par le bas dans le panorama de tout le monde, nous fait nous rejoindre un peu plus.
[1] Le prénom a été modifié.
[2] Ce qui est autre, différent – en anthropologie et en sociologie, de soi, d’une société, d’un groupe social, etc. (Cf. ALTÉRITÉ : Définition de ALTÉRITÉ (cnrtl.fr)).
Pour aller plus loin :
- FURRI Filippo, « Villes-refuge, villes rebelles et néo-municipalisme », Plein Droit, 2017 ;
- FURRI Filippo et KOBELINSKY Carolina, « La mort des Autres. Gestion des corps et présence des morts de la migration à Catane », in Racismes, Corps, Attentes : Figures de la migration en contexte contemporain, 2021
- KOBELINSKY Carolina et LE COURANT Stéphane (dir.), « La mort aux frontières de l’Europe – retrouver, identifier, commémorer », 2017 (avec les contributions de nombreux chercheurs dont PIAN Anaïk et FURRI FILIPPO) ;
- KOBELINSKY Carolina, « Les traces des morts : gestion des corps retrouvés et traitement des corps absents à la frontière hispano-marocaine », Critique internationale, 2019 ;
- LAST RIGHTS, Every Body Counts : Death, Covid-19 and Migration – Understanding the Consequences of Pandemic Measures on Migrant Families, january 2021 ;
- LESTAGE Françoise, « Editorial : La mort en migration », REMI, 2012 ;
- LESTAGE Françoise, « Comment les cadavres des migrants sont devenus des objets sociologiques. Notes sur quelques travaux en sciences humaines et sociales (2012–2018) », Critique internationale, 2019 ;