Des « migrations privilégiées » ? Au carrefour des catégories de la mobilité internationale

Brenda Le Bigot, géographe

Au fait, pourquoi vouloir « faire entrer » ces migrant·e·s, qui ne s’identifient généralement pas comme tel·le·s, dans les études migratoires ? Saisissons l’opportunité d’interroger les catégorisations de la mobilité internationale pour comprendre les inégalités migratoires sous un nouvel angle.

Photo­gra­phie de caristes – Crédit photo : Brenda Le Bigot

Dans le milieu acadé­mique comme en dehors, l’expression « migra­tions privi­lé­giées » ne va pas de soi, voire sonne faux, comme l’association imper­ti­nente entre deux mots qui n’auraient rien à faire ensemble. Les contours de cette caté­gorie commencent pour­tant à se dessiner en sciences sociales, autour de figures centrales comme celles des béné­fi­ciaires de contrats d’expatriation, mais égale­ment de figures plus péri­phé­riques, ballot­tées entre les caté­go­ries de touriste et de migrant·e. À partir de mes recherches sur les dépla­ce­ments de groupes « privi­lé­giés », je souligne l’intérêt de ques­tionner les critères des caté­go­ri­sa­tions de la mobi­lité inter­na­tio­nale, et l’opportunité de la notion de « privi­lège » pour appré­hender, aux échelles mondiales comme locales, les inéga­lités migra­toires sous un nouvel angle.

Regarder la liberté de circulation depuis ses bénéficiaires

À la suite du géographe Tim Cress­well qui invite à appré­hender la mobi­lité en termes poli­tiques[1]Tim Cress­well, « Towards a Poli­tics of Mobi­lity », Envi­ron­ment and Plan­ning. D, Society and Space, vol. 28, n° 1, 2010, p. 17–31., j’envisage les diffé­rentes facettes d’une mobi­lité – sa durée, son itiné­raire, son rythme, son initia­tive, sa fin – au regard d’une échelle graduée allant du choix à la contrainte. À rebours des stéréo­types de la migra­tion géné­ra­le­ment asso­ciée à la contrainte, des mobi­lités amenant à un ancrage durable sur un terri­toire peuvent être appré­hen­dées comme des migra­tions dites « privi­lé­giées », parce qu’elles sont vécues comme choi­sies. Le champ des life­style migra­tions – que l’on peut traduire par « migra­tions d’agrément » – s’intéresse ainsi spéci­fi­que­ment aux migrant·e·s issu·e·s des pays riches déve­lop­pant un projet migra­toire lié à la quête d’un mode de vie meilleur.

« Pour les États, la nationalité […] est un des critères les plus fortement discriminants entre un·e migrant·e “désirable” ou “indésirable”, donnant un privilège incontestable aux ressortissant.e.s des pays les plus riches. »

Brenda Le Bigot, géographe

Observer ces migra­tions permet alors de voir l’envers des dispo­si­tifs inéga­li­taires concer­nant la liberté de circu­la­tion à l’échelle mondiale. La liberté de circu­la­tion, comme le rappelle le socio­logue Antoine Pécoud[2]Antoine Pécoud, 2019, « Liberté de circu­la­tion, valeurs ou stra­tégie », in Dépasser les fron­tières, Coredem, Passe­relles, vol. 3, n°19, 2019. n’est pas qu’une valeur pour laquelle militent les asso­cia­tions sous le slogan « no border », elle est aussi une stra­tégie écono­mique. En effet, comme le carto­gra­phie Migreurop[3]Voir la carte « Libres Circu­la­tions », février 2018 : http://​www​.migreurop​.org/​a​r​t​i​c​l​e​2​8​6​3.html, un réseau euro-afri­cain d’associations, de militant·e·s et de cher­cheuses et cher­cheurs, le monde est couvert d’espaces de libre circu­la­tion – des personnes, des biens, des capi­taux – cloi­sonnés, dont l’origine tient à la quête de pros­pé­rité des États par l’insertion dans la mondia­li­sa­tion. Pour les États, la natio­na­lité – et le passe­port[4]Le site Passport Index effectue un clas­se­ment des passe­ports selon le nombre de pays auquel il donne accès sans visa, www​.passpor​tindex​.org auquel elle donne accès – est un des critères les plus forte­ment discri­mi­nants entre un·e migrant·e « dési­rable » ou « indé­si­rable », donnant un privi­lège incon­tes­table aux ressortissant.e.s des pays les plus riches.

Pour une approche relationnelle du « privilège » et un rapprochement des expériences

Si la natio­na­lité alimente massi­ve­ment les dispo­si­tifs de sélec­tion migra­toire, d’autres critères tels que la classe sociale, le genre ou encore l’ethnicité contri­buent à la posi­tion privi­lé­giée de certain·e·s migrant·e·s. L’analyse des expé­riences de migra­tion invite à appré­hender la notion de privi­lège comme « rela­tion­nelle », c’est-à-dire en rela­tion avec le contexte de départ et avec celui d’arrivée, et donc chan­geant au cours du processus de migration.

Mes travaux sur les camping-caristes français·e·s qui s’installent chaque année au Maroc[5]Voir par exemple Brenda Le Bigot, « Les migra­tions hiver­nales des Euro­péens vers le Maroc : circu­la­tions et construc­tions des espaces de vie », Autre­part, vol. 1, n° 77, 2016, p. 51–68. DOI : 10.3917/autr.077.0051. URL : https://www.cairn.info/revue-autrepart-2016–1‑page-51.htm et que j’appelle « hivernant·e·s », montrent un groupe issu de la classe popu­laire en France, qui accède plus faci­le­ment, en contexte maro­cain, à de nombreuses ressources. À l’inverse, mon enquête en Thaï­lande auprès des back­pa­ckers[6]L’expression vient de back­pack (sac à dos), cet équi­pe­ment symbo­li­sant notam­ment la dimen­sion itiné­rante, auto­nome et économe de la mobi­lité des back­pa­ckers. en longue itiné­rance autour du monde[7]Voir Brenda Le Bigot, « Le ʻtour du monde’ des back­pa­ckers, voyage norma­lisé ? », Via [En ligne], n° 9, 2016. DOI : https://​doi​.org/​1​0​.​4​0​0​0​/​v​i​a​t​o​u​r​i​sm.316, URL : http://​jour​nals​.opene​di​tion​.org/​v​i​a​t​o​u​r​i​sm/316. montre que celles et ceux issu·e·s des classes favo­ri­sées des Suds pour­ront au cours de leur itiné­raire, béné­fi­cier de moins de privi­lèges que les back­pa­ckers européens.

À cette échelle mondiale, l’orientation des flux, depuis les Nords ou les Suds, relève de dyna­miques complexes du privi­lège liées notam­ment aux inéga­lités de richesses dans lesquelles s’inscrivent les migra­tions, ainsi qu’aux rela­tions colo­niales passées entre les pays d’origine et de desti­na­tion. Obser­vées aux échelles locales de départ et d’arrivée, ces migra­tions privi­lé­giées révèlent des expé­riences contras­tées en lien avec des hiérar­chi­sa­tions multiples qui tissent les rapports de pouvoir dans les sociétés étudiées.

Questionner les catégorisations et appréhender la complexité des expériences mobiles

Si le « privi­lège » est rare­ment relié à la « migra­tion », c’est parce que d’autres expres­sions de la mobi­lité inter­na­tio­nale leur sont souvent préfé­rées pour parler des groupes issus des pays riches. Inter­roger les critères comme la durée, la distance et le motif, qui permettent tradi­tion­nel­le­ment de distin­guer les mobi­lités entre elles, offre des pers­pec­tives pour comprendre les expé­riences inter­na­tio­nales dans toute leur complexité. Si la commis­sion statis­tique de l’Organisation des Nations Unies (ONU) fixe à un an la durée maximum d’une mobi­lité « touris­tique »[8]Voir les Recom­man­da­tions inter­na­tio­nales sur les statis­tiques du tourisme, 2008, https://​unstats​.un​.org/​u​n​s​d​/​p​u​b​l​i​c​a​t​i​o​n​/​S​e​r​i​e​s​m​/​S​e​r​i​e​s​M​_​8​3​r​e​v​1f.pdf, l’Organisation Inter­na­tio­nale pour les Migra­tions (OIM) ne reprend pas ce seuil comme porte d’entrée dans la caté­gorie « migra­tion »[9]Voir la défi­ni­tion sur le site de l’OIM : https://​www​.iom​.int/​f​r​/​q​u​i​-​e​s​t​-​u​n​-​m​igrant.. Les motifs de dépla­ce­ment sont par ailleurs multiples dans ces deux défi­ni­tions administratives.

Mes travaux[10]Ma thèse, qui propose le croi­se­ment des deux groupes évoqués, est acces­sible en ligne : Le Bigot Brenda, 2017, Penser les rapports aux lieux dans les mobi­lités privi­lé­giées, étude croisée des back­pa­ckers en Thaï­lande et des hiver­nants au Maroc, thèse de géogra­phie, Univer­sité Paris 1 Panthéon-Sorbonne, … Lire la suite sur diffé­rents groupes privi­lé­giés dans leurs mobi­lités à l’échelle mondiale m’ont encou­ragée à penser des grilles de caté­go­ri­sa­tion à géomé­trie variable. Il s’agit par exemple d’envisager la combi­naison des motifs au sein d’une même expé­rience de mobi­lité, à l’image des back­pa­ckers qui séjournent en Australie grâce à un visa Vacances Travail (dit « working-holi­days »). Ce visa leur permet de combiner travail et voyage tout en déve­lop­pant la poli­tique migra­toire sélec­tive de l’Australie sous couvert touris­tique[11]Pour plus de détails sur l’ambiguïté de ce type de mobi­lité, affi­chée comme touris­tique, mais rele­vant d’une réelle poli­tique migra­toire, voir par exemple : https://​www​.libe​ra​tion​.fr/​d​e​b​a​t​s​/​2​0​1​9​/​1​0​/​0​2​/​a​u​s​t​r​a​l​i​e​-​s​o​u​s​-​l​e​s​-​v​i​s​a​s​-​d​e​-​v​a​c​a​n​c​e​s​-​l​a​-​p​o​l​i​t​i​q​u​e​-​m​i​g​r​a​t​o​i​r​e​_​1​7​54683/. Il s’agit aussi de donner une place aux spatia­lités et tempo­ra­lités très mouvantes de certains modes de vie dans lesquels le « lieu de vie habi­tuel » n’est pas simple à iden­ti­fier. C’est le cas des hivernant·e·s camping-caristes au Maroc, qui circulent durant toute leur retraite au sein d’un espace de vie trans­na­tional à l’image de migrant·e·s saisonnier·e·s d’un nouveau type.

L’expression « migra­tions privi­lé­giées », en susci­tant l’étonnement, invite à regarder de plus près les contours des études migra­toires. Travailler ainsi sur ces caté­go­ri­sa­tions de la mobi­lité inter­na­tio­nale sans jamais les consi­dérer comme figées, et inter­roger les bina­rités entre migrant·e·s et touristes, privilégié·e·s et non-privilégié·e·s répond à deux objec­tifs. D’un côté, c’est iden­ti­fier les rapports de pouvoir qui discri­minent les expé­riences de mobi­lité les unes par rapport aux autres. De l’autre, c’est appré­hender les imagi­naires et pratiques communs de celles et ceux qui se lancent à un moment de leur parcours de vie, plus ou moins faci­le­ment, dans la confron­ta­tion à l’ailleurs et l’altérité.

Notes

Notes
1 Tim Cress­well, « Towards a Poli­tics of Mobi­lity », Envi­ron­ment and Plan­ning. D, Society and Space, vol. 28, n° 1, 2010, p. 17–31.
2 Antoine Pécoud, 2019, « Liberté de circu­la­tion, valeurs ou stra­tégie », in Dépasser les fron­tières, Coredem, Passe­relles, vol. 3, n°19, 2019.
3 Voir la carte « Libres Circu­la­tions », février 2018 : http://​www​.migreurop​.org/​a​r​t​i​c​l​e​2​8​6​3.html
4 Le site Passport Index effectue un clas­se­ment des passe­ports selon le nombre de pays auquel il donne accès sans visa, www​.passpor​tindex​.org
5 Voir par exemple Brenda Le Bigot, « Les migra­tions hiver­nales des Euro­péens vers le Maroc : circu­la­tions et construc­tions des espaces de vie », Autre­part, vol. 1, n° 77, 2016, p. 51–68. DOI : 10.3917/autr.077.0051. URL : https://www.cairn.info/revue-autrepart-2016–1‑page-51.htm
6 L’expression vient de back­pack (sac à dos), cet équi­pe­ment symbo­li­sant notam­ment la dimen­sion itiné­rante, auto­nome et économe de la mobi­lité des back­pa­ckers.
7 Voir Brenda Le Bigot, « Le ʻtour du monde’ des back­pa­ckers, voyage norma­lisé ? », Via [En ligne], n° 9, 2016. DOI : https://​doi​.org/​1​0​.​4​0​0​0​/​v​i​a​t​o​u​r​i​sm.316, URL : http://​jour​nals​.opene​di​tion​.org/​v​i​a​t​o​u​r​i​sm/316.
8 Voir les Recom­man­da­tions inter­na­tio­nales sur les statis­tiques du tourisme, 2008, https://​unstats​.un​.org/​u​n​s​d​/​p​u​b​l​i​c​a​t​i​o​n​/​S​e​r​i​e​s​m​/​S​e​r​i​e​s​M​_​8​3​r​e​v​1f.pdf
9 Voir la défi­ni­tion sur le site de l’OIM : https://​www​.iom​.int/​f​r​/​q​u​i​-​e​s​t​-​u​n​-​m​igrant.
10 Ma thèse, qui propose le croi­se­ment des deux groupes évoqués, est acces­sible en ligne : Le Bigot Brenda, 2017, Penser les rapports aux lieux dans les mobi­lités privi­lé­giées, étude croisée des back­pa­ckers en Thaï­lande et des hiver­nants au Maroc, thèse de géogra­phie, Univer­sité Paris 1 Panthéon-Sorbonne, http://​www​.theses​.fr/​2​0​1​7​P​A​01H018.
11 Pour plus de détails sur l’ambiguïté de ce type de mobi­lité, affi­chée comme touris­tique, mais rele­vant d’une réelle poli­tique migra­toire, voir par exemple : https://​www​.libe​ra​tion​.fr/​d​e​b​a​t​s​/​2​0​1​9​/​1​0​/​0​2​/​a​u​s​t​r​a​l​i​e​-​s​o​u​s​-​l​e​s​-​v​i​s​a​s​-​d​e​-​v​a​c​a​n​c​e​s​-​l​a​-​p​o​l​i​t​i​q​u​e​-​m​i​g​r​a​t​o​i​r​e​_​1​7​54683/
Pour aller plus loin
L’autrice

Brenda Le Bigot est maîtresse de confé­rence en géogra­phie à l’Université de Poitiers où elle est ratta­chée à Migrinter. Elle est fellow de l’Institut Conver­gences Migrations.

Citer cet article

Brenda Le Bigot, « Des “migra­tions privi­lé­giées” ? Au carre­four des caté­go­ries de la mobi­lité inter­na­tio­nale », in : Eren Akin, Théo­time Chabre, Claire Cosquer, Saskia Cousin, Vincente Hugoo, Brenda Le Bigot et Pauline Vallot, Dossier « Migrer sans entraves », De facto [En ligne], 27 | Juillet 2021, mis en ligne le 13 juillet 2021. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2021/06/16/defacto-027–03/ 

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De facto > numéro 27