Une mobilité privilégiée par défaut : les « nouvelles destinations » des étudiants nigérians

Théotime Chabre, sociologue et politiste

Si étudier à l’étranger permet de bénéficier d’un statut spécifique, l’accès aux universités les plus demandées est de plus en plus soumis à la détention d’un « bon » passeport. Dans ce contexte, les étudiant·e·s nigérian·e·s sont bien souvent contraints à des destinations de second choix.

Lire cette carte : De plus en plus de jeunes des Suds réalisent tout ou une partie de leurs études à l’étranger, notam­ment parmi les nouvelles classes moyennes. Les jeunes Nigé­rians sont un bon exemple. Comme le montre ci-dessous cette carte de l’évo­lu­tion des flux migra­toires des étudiants nigé­rians entre 2008 et 2016, l’Amérique du Nord, l’Europe de l’Ouest et l’Australie restent leurs desti­na­tions de prédi­lec­tion. Mais ils sont des dizaines de milliers à avoir fait le choix de la Chine, la Turquie, la Malaisie ou encore Chypre-Nord, dési­gnées par les obser­va­teurs du « marché de l’enseignement supé­rieur » comme les « nouvelles desti­na­tions ». Les univer­sités y mettent en avant leur acces­si­bi­lité, même avec les passe­ports les moins avan­ta­geux. Si ces jeunes Nigé­rians restent des mobiles « privi­lé­giés » vers ces espaces, en regard des contraintes limi­tées qu’il connaisse, leur privi­lège est contraint par l’absence de choix alter­na­tifs et des pers­pec­tives ténues pour l’après étude.

Un mauvais passe­port n’empêche pas toujours la mobi­lité, mais elle influence son orien­ta­tion. C’est l’histoire d’Inaya, une jeune nigé­riane en quête de forma­tion dans le supé­rieur. Après des études secon­daires à Umuahia, dans l’État d’Abya, au sud du pays, elle cherche à réaliser son rêve de toujours, vivre une « expé­rience » à l’étranger. Inaya est issue de la classe moyenne nigé­riane qui, après avoir béné­ficié de la massi­fi­ca­tion de l’enseignement secon­daire au cours des 30 dernières années, a désor­mais les moyens et l’ambition d’envoyer ses enfants étudier à l’étranger. 4% des étudiants nigé­rians, pays d’Afrique le plus peuplé, suivent ainsi leur cursus dans un pays tiers, le double de la moyenne mondiale et légè­re­ment plus que la moyenne pour l’Afrique subsa­ha­rienne. Toute­fois, comparés aux étudiants fran­çais, chinois ou indiens, ils sont propor­tion­nel­le­ment moins nombreux à partir en Amérique du Nord, en Europe de l’Ouest ou en Australie, les desti­na­tions qui restent les plus attrac­tives du monde. C’est la réalité à laquelle se confronte Inaya qui porte son premier choix sur le Canada. Pays anglo­phone, il accueille une diaspora nigé­riane et dispose d’universités recon­nues et il béné­ficie aussi d’une répu­ta­tion d’ouverture, d’une économie dyna­mique en demande de bras et de cerveaux. Sans avoir pour autant formulé un projet migra­toire de long terme, il n’est pas négli­geable de pouvoir se projeter poten­tiel­le­ment dans le pays pour un temps. Mais, malgré ses notes excel­lentes et son accep­ta­tion dans une univer­sité, elle se voit refuser son visa, pour n’avoir pas pu présenter un relevé bancaire conforme aux exigences.

Les procé­dures vers les pays les plus demandés n’ont cessé de se complexi­fier depuis le début des années 2000. L’accueil d’étudiants étran­gers est de moins en moins vu comme un moyen de renforcer les liens post­co­lo­niaux, d’appuyer les efforts de déve­lop­pe­ment humain dans les pays du Sud, ou de recruter les têtes pensantes de ces derniers. Pour les auto­rités nord-améri­caines, euro­péennes ou austra­lienne, l’attractivité de leurs univer­sités est vue d’abord comme un moyen, selon les contextes, d’accueillir des consom­ma­teurs solvables tout en évitant « le détour­ne­ment du statut d’étudiant étranger à des fins migra­toires »[1]L’immigration des étudiants étran­gers au sein de l’Union euro­péenne, Réseau euro­péen des migra­tions (REM), 2012.

Des destinations de second choix

Pour ces raisons, on voit depuis 10 ans de plus en plus de jeunes nigé­rians partir étudier vers de nouvelles desti­na­tions, de second choix, en Chine, Turquie, Malaisie ou encore à Chypre-Nord. Dans ces pays, les univer­sités, majo­ri­tai­re­ment privées, n’hésitent pas à mettre les bouchées doubles pour attirer ces étudiants, souvent avec l’aide de leur État. La Chine et la Turquie n’hésitent pas à offrir des milliers de bourses par années, et la Malaisie et Chypre-Nord s’appuient sur « l’édutourisme » pour promou­voir un séjour tout confort, alliant forma­tion et voyage d’agrément. À l’inverse d’autres desti­na­tions popu­laires comme le Ghana ou le Bénin, leur attrac­ti­vité ne tient pas seule­ment à une proxi­mité géogra­phique, cultu­relle ou reli­gieuse, mais à leur accessibilité.

Alors que les desti­na­tions les plus pres­ti­gieuses sont connues, à travers les diasporas et les étudiants de retour, les univer­sités de desti­na­tions plus récentes, prin­ci­pa­le­ment privées, se font surtout connaitre par des inter­mé­diaires payés. Comme beau­coup de gens dans sa situa­tion, Inaya passe l’année suivante à cher­cher des oppor­tu­nités au Nigéria, qui ne se concré­tisent pas, et finit par entendre parler, en milieu d’année, de Chypre-Nord. Le terri­toire auto­nome contesté accueille 95 000 étudiants étran­gers, dont la quatrième plus impor­tante commu­nauté d’étudiants nigé­rians à l’étranger (7 000). Ces étudiants sont issus de régions, d’ethnies ou de commu­nautés reli­gieuses diffé­rentes et béné­fi­cient majo­ri­tai­re­ment d’une certaine aisance maté­rielle grâce au soutien de leur famille. Mais, pour eux, cette desti­na­tion est bien souvent un choix par défaut, justifié par les faci­lités de visa [2]D’après les données récol­tées à travers l’enquête Asses­sing Discri­mi­na­tion In Univer­si­ties In The Northern Part Of Cyprus, co-coor­donnée par l’auteur (co-concep­tion du ques­tion­naire et coor­di­na­tion d’équipe d’enquêteurs), et l’association étudiante VOIS Cyprus. Les données ont été récol­tées à l’aide … Lire la suite.

Si la majo­rité des jeunes Nigé­rians entend parler de Chypre par le bouche-à-oreille, Inaya fait partie du tiers d’étudiants qui a recours aux services d’un « agent », un inter­mé­diaire. La pratique est courante parmi les étudiants et leurs familles qui n’ont souvent pas d’autres relais pour obtenir des infor­ma­tions sur l’université et le pays d’accueil, mais elle est contro­versée : s’ils faci­litent la mobi­lité, il est diffi­cile de contrôler le discours de ces inter­mé­diaires, d’autant qu’ils sont nombreux, au Nigéria parti­cu­liè­re­ment, à exercer en indé­pen­dant, sans appar­tenir à une structure.

L’agent d’Inaya n’est ainsi pas un employé certifié d’une agence reconnue, mais un jeune diplômé d’une univer­sité de Chypre-Nord, fraî­che­ment retourné au Nigeria, qu’elle rencontre lors d’un sémi­naire à l’église. C’est un « sous-agent » : il n’a pas de contrat avec l’université, mais renvoie ses clients à un agent qui lui reverse ensuite une partie de sa commis­sion. Puisque leur acti­vité est spora­dique et qu’ils entre­tiennent une rela­tion indi­recte avec l’université, les sous-agents peuvent être incités à omettre ou édul­corer les diffi­cultés poten­tielles du séjour une fois sur place : manque d’emploi, faible maitrise de l’anglais parmi la popu­la­tion locale, cas de xéno­phobie, et surtout diffi­culté à se projeter sur la suite après l’obtention du diplôme.

Et une suite incertaine

La situa­tion n’est pas si diffé­rente dans ces nouvelles desti­na­tions. Si ici tout est fait pour faci­liter l’arrivée des étudiants, les auto­rités sont elles aussi rétives à leur inté­gra­tion à long terme. La justice turque-chypriote, qui ne publie pas de statis­tiques détaillées, n’hésite pas à expulser ceux dont le permis de rési­dence étudiant n’est plus à jour. L’opi­nion locale, très favo­rable à un contrôle strict de l’immigration, soutient large­ment ces mesures d’éloignement. Il semble n’y avoir aujourd’hui que très peu d’anciens étudiants nigé­rians engagés actuel­le­ment dans un projet d’installation à long terme[3]Résultat de terrains de recherche entre 2018 et 2019 par l’auteur. Les échanges avec les repré­sen­tants de la commu­nauté nigé­riane et les respon­sables univer­si­taires nous ont permis de rencon­trer des diplômés nigé­rians installés, notam­ment comme assis­tants profes­seurs, qui étaient unanimes pour souli­gner le carac­tère … Lire la suite.

La plupart des étudiants arrivent, comme Inaya, avec une vague ambi­tion de s’installer un temps après leur forma­tion, ou de profiter de leur licence pour postuler à un master dans un pays qui leur semble plus perti­nent pour leur projet de long terme. Mais l’horizon d’une pour­suite vers un pays attractif en master ne semble se maté­ria­liser que rare­ment. Inaya obtient sa licence en 2018 et obtient sa sélec­tion pour un master en Estonie. Certains de ses cama­rades sont partis en Turquie ou en Pologne, quelques un en France, au Royaume-Uni, ou au Canada, mais beau­coup de ceux qui envi­sa­geaient cette option repartent au Nigéria dans l’attente d’une solu­tion qui ne vient pas. Ils enchaînent alors avec un nouveau cursus, soit dans la même univer­sité, soit dans les univer­sités concur­rentes qui font des pieds et des mains pour les recruter, quitte à être parfois plus flexible sur les notes. D’autres, encore, font le choix de rester et s’installer dans une situa­tion irré­gu­lière, avec son lot d’exploitation et de pratiques illé­gales, afin de prolonger leur séjour.

Notes

Notes
1 L’immigration des étudiants étran­gers au sein de l’Union euro­péenne, Réseau euro­péen des migra­tions (REM), 2012
2 D’après les données récol­tées à travers l’enquête Asses­sing Discri­mi­na­tion In Univer­si­ties In The Northern Part Of Cyprus, co-coor­donnée par l’auteur (co-concep­tion du ques­tion­naire et coor­di­na­tion d’équipe d’enquêteurs), et l’association étudiante VOIS Cyprus. Les données ont été récol­tées à l’aide d’un ques­tion­naire soumis en main propre par des équipes d’étudiants coor­don­nées par des docto­rants auprès de 780 étudiants étran­gers sur les campus des 5 univer­sités les plus impor­tantes, entre février et avril 2018.
3 Résultat de terrains de recherche entre 2018 et 2019 par l’auteur. Les échanges avec les repré­sen­tants de la commu­nauté nigé­riane et les respon­sables univer­si­taires nous ont permis de rencon­trer des diplômés nigé­rians installés, notam­ment comme assis­tants profes­seurs, qui étaient unanimes pour souli­gner le carac­tère tempo­raire de leur séjour. Mais la rela­tive nouveauté de ces mobi­lités, le premier étudiant nigé­rian étant arrivé en 2001, repré­sente une limite pour évaluer ce point.
Pour aller plus loin
L’auteur

Théo­time Chabre est docto­rant au Mesopholis/​CNRS (Ex : LAMES/CHERPA)-Aix Marseille Univer­sité. Il est égale­ment fellow de l’Ins­titut Conver­gences Migrations.

Citer cet article

Théo­time Chabre, « Une mobi­lité privi­lé­giée par défaut : les “nouvelles desti­na­tions” des étudiants nigé­rians », in : Eren Akin, Théo­time Chabre, Claire Cosquer, Saskia Cousin, Vincente Hugoo, Brenda Le Bigot et Pauline Vallot, Dossier « Migrer sans entraves », De facto [En ligne], 27 | Juillet 2021, mis en ligne le 13 juillet 2021. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2021/06/16/defacto-027–04/

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