Gaël Chareyron, sciences informatiques, Saskia Cousin, anthropologue et Sébastien Jacquot, géographe
Le tourisme est-il une migration privilégiée ? Cette animation invite à s’extraire de l’opposition tourisme /migration pour examiner les mobilités privilégiées du point de vue des traces laissées sur la plateforme numérique Tripadvisor.
L’Europe au rythme de ses touristes. 20 ans de commentaires sur Tripadvisor (réalisation Gaël Chareyron).
L’Europe animée par ses visiteurs
De nombreuses personnes utilisent les plateformes de réservation et d’évaluation des consommations touristiques (hébergement, lieux, activités) : Tripadvisor, Flickr, Instagram, Booking, AirBnB, Hotels.com, Weibo, etc. Cette activité numérique nous dit quelque chose des pratiques de loisirs. L’extraction (webscrapping) des métadonnées (où?, quand?, qui?) liées aux notes, commentaires et photos postés permet d’observer des densités et des parcours variables selon les saisons, les années, les nationalités. Et ceci à des échelles très différentes : du parc de Versailles à l’offre mondiale de logement sur Airbnb. Grâce à ces gigantesques bases de données, nous observons les mobilités de loisirs via les traces volontairement laissées.
Cette animation est issue de la récupération massive (webscrapping) de plusieurs centaines de millions de commentaires sur la plateforme Tripadvisor. Elle représente la somme des commentaires (hébergement, restaurant, lieu et activité) par portion d’espace par mois, sur la base d’une grille à très grande échelle (10e de degré). Les fortes densités sont rendues par l’intensité du vert. Tripadvisor est une plateforme touristique mais tous les touristes ne l’utilisent pas et tous les utilisateurs de plateformes ne sauraient être considérés comme des touristes : de nombreux commentaires sont rédigés par des résidents durables ou temporaires (expatriés, étudiants Erasmus, etc.). L’agrégation des données ne vise donc pas à être représentative des pratiques touristiques, mais donne à voir les usages d’un dispositif touristique numérique. Cette agrégation peut être comparée avec d’autres plateformes aux caractéristiques sociales, linguistiques et culturelles différentes.
Les dessous d’une plateforme de recommandation numérique
Cette animation permet plusieurs types de lectures. Dessinant l’Europe uniquement à partir des points commentés issus de l’extraction, sans tracé préalable de frontières, l’effet recherché est d’imager ce que les plateformes et les mobilités dites touristiques font de et avec le monde, voire la façon dont elles font monde ou, ici, Europe.
C’est d’abord la restitution de 20 ans de diffusions et d’appropriations d’un dispositif de recommandation numérique associé aux mobilités de loisirs. Le Royaume-Uni et les littoraux européens les plus touristiques et internationalisés apparaissent dès 2001, puis les espaces métropolitains, de l’Ouest vers l’Est de l’Europe, jusqu’à la couverture généralisée du territoire européen. Dans les espaces très commentés, il est possible d’identifier les hautes densités (métropoles, littoraux, îles, Alpes) et des « destinations » spécifiques (Baléares, Val de Loire…). Le fin découpage des côtes rappelle l’appétence pour les littoraux, la régularité des pulsations suggère les déplacements saisonniers (par exemple, la France dite “du vide” se colore chaque été).
Cette géographie traduit des pratiques in situ mais aussi des usages numériques : s’y mêlent inégalités de la mise en tourisme des territoires, de la présence d’une offre sur la plateforme, mais aussi de l’appropriation des dispositifs numériques par les visiteurs. Ainsi, l’apparition du Royaume-Uni dès 2001 révèle un usage précoce de la plateforme plus qu’une densité touristique exceptionnelle. Cet usage se généralise progressivement jusqu’à la crise sanitaire de 2020. Toutefois, ces dernières années une stagnation voire un tassement des volumes de commentaires indique moins une baisse de fréquentation qu’une obsolescence du dispositif, concurrencé par d’autres plateformes, tel Instagram.
L’animation révèle les échelles et temporalités variées des mobilités de loisirs, ses dynamiques territoriales, ses vides et pleins, mais aussi l’omniprésence des mobilités temporaires sur les territoires européens. L’ensemble du continent fait l’objet d’une mise en récit, en marché et en images. Ces plateformes ne sont pas le simple reflet des pratiques ; en raison de leurs finalités marchandes, de leurs algorithmes et de leurs usages, elles hiérarchisent les expériences, incitent à certaines pratiques en prescrivant l’attendu.
De la (non) définition du tourisme à l’observation des mobilités privilégiées
Les statistiques diffusées par l’Organisation Mondiale du Tourisme (OMT) mettent l’accent sur les arrivées internationales (1,4 milliards en 2019) et certaines transactions marchandes (nuitées hôtelières, entrées dans les sites payants, etc.). Elles ne s’intéressent ni aux loisirs de proximité, ni aux multiples motifs des voyages qui débordent la sphère des loisirs. Par ailleurs, ces statistiques ne prennent pas en compte les pratiques non marchandes, pourtant majoritaires, en termes de transports (voitures familiales, vélo, etc.), d’hébergement (famille, amis) ou d’activités (promenades, plage…). Cette incurie statistique est bien connue. De nombreuses tentatives ont eu lieu pour élaborer de nouveaux indicateurs de mesure afin d’identifier ce qu’est et fait un « touriste ».
Si le tourisme et la migration sont des mobilités, le tourisme (défini par l’OMT comme un aller-retour entre 1 jour et 1 an) n’est pas une migration, tandis que tous les touristes ne peuvent être considérés comme « privilégiés ». Toutefois, le tourisme international est une mobilité privilégiée, nécessitant un capital social et financier mais aussi géopolitique — puisqu’il est conditionné par l’accès aux visas touristiques. Enfin, les déplacements et consommations de loisirs comme l’usage de plateformes numériques requièrent des capitaux économiques et symboliques spécifiques : un privilège d’accès.
Ce travail propose donc de s’extraire des catégories et indicateurs habituels (habitants/touristes/migrants ; international/national/local ; marchand/non marchand ; rural/urbain ; prescripteurs/consommateurs) pour visualiser les déplacements facilités de celles et ceux qui ont un accès privilégié à la mise en récit de leurs loisirs.
De la préparation du voyage à son souvenir, du commentaire à la photo, les plateformes accélèrent et densifient la logique mimétique de la consommation touristique. Quelle que soit leur origine, quels que soient la durée et le motif du séjour, les personnes qui laissent une trace sur la plateforme Tripadvisor dessinent une Europe rythmée par une économie de l’altérité mimétique et privilégiée.
Pour aller plus loin
- Boellstorff, T. « Making Big Data, in Theory », First Monday [en ligne], vol. 18, n° 10, 7 octobre 2013. URL : https://firstmonday.org/article/view/4869/3750
- Cardon, D. À quoi rêvent les algorithmes. Nos vies à l’heure des big data, Paris : Seuil, 2015.
- Cousin, S., Chareyron G., Da Rugna J. et Jacquot S. « Étudier TripAdvisor. Ou comment Trip-patouiller les cartes de nos vacances », EspacesTemps.net [en ligne], 2014. URL : http://www.espacestemps.net/articles/etudier-tripadvisor/.
- Jacquot, S., Chareyron G. Cousin S. « Le tourisme de mémoire au prisme du ʺbig dataʺ. Cartographier les circulations touristiques pour observer les pratiques mémorielles », Mondes du Tourisme [en ligne], n° 14, 2018. DOI : https://doi.org/10.4000/tourisme.1713 ; URL : http://journals.openedition.org/tourisme/1713
- Latour, B., Jensen P, Venturini T., Grauwin S., et Boullier D. « Le tout est toujours plus petit que ses parties », Réseaux [en ligne], vol. 1, n° 177, 2013, p. 197‑232. DOI : https://doi.org/10.3917/res.177.0197, URL : https://www.cairn.info/revue-reseaux-2013–1‑page-197.htm
- Carnet hypothèses Tourisme, recherches, institutions, pratiques. URL : https://trip.hypotheses.org/
Les auteur.e.s
Gaël Chareyron est enseignant-chercheur en sciences informatiques et directeur du département informatique de l’ESILV, membre De Vinci Research Center, associé EA EIREST.
Saskia Cousin est enseignante-chercheuse en anthropologie sociale, Université de Paris, membre CESSMA et fellow de l’Institut Convergences Migrations.
Sébastien Jacquot est enseignant-chercheur en géographie à l’IREST/Université Paris 1‑Panthéon Sorbonne, membre EA EIREST, associé UMR PRODIG.
Citer cet article
Gaël Chareyron, Saskia Cousin et Sébastien Jacquot, « L’Europe rythmée par ses visiteurs. 20 ans de commentaires géolocalisés et chronoréférencés », in : Eren Akin, Théotime Chabre, Claire Cosquer, Saskia Cousin, Vincente Hugoo, Brenda Le Bigot et Pauline Vallot, Dossier « Migrer sans entraves », De facto [En ligne], 27 | Juillet 2021, mis en ligne le 13 juillet 2021. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2021/06/16/defacto-027–06/
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