Tristan Leperlier, sociologue de la littérature
Les écrivains exilés adaptent-ils leur littérature au marché de leur pays d’accueil, au risque de perdre leur « authenticité » ? Enquête au cœur du milieu littéraire algérien en France.
La réception des littératures postcoloniales publiées dans les anciennes métropoles (France, Grande-Bretagne…) oscille entre deux points de vue normatifs. Soit l’on valorise le métissage ou l’hybridation opérée par l’écrivain cosmopolite ; soit l’on fustige son manque d’« authenticité », son « aliénation » au marché étranger, sa recherche d’« exotisme ». C’est ce deuxième point de vue que l’on se propose d’aborder ici, essentiellement à partir du cas des écrivains algériens francophones publiés en France. Modifieraient-ils leur écriture par opportunisme, ou encore à cause de l’ethnocentrisme du monde littéraire français ? Cette critique est en grande partie infondée, et l’idée d’une modification de l’écriture, sans être entièrement fausse, se fonde en fait sur une croyance erronée et finalement dangereuse dans l’idée de cultures radicalement différentes.
Conversions littéraires dans l’exil
L’exil, tout en bouleversant la vie intime et professionnelle de l’individu, ouvre un espace des possibles. Pendant la guerre civile des années 1990, quand un quart des écrivains algériens s’est exilé, majoritairement en France (on y comptait alors un tiers de tous les écrivains algériens, et deux tiers de toutes leurs publications), de nombreux journalistes se sont convertis à l’écriture littéraire (Abdelkader Djemaï, Leïla Marouane…), dans un contexte où l’édition française valorisait les intellectuels algériens témoins de la crise politique.
Typiquement, un écrivain exilé est confronté à un nouvel environnement littéraire dont il ne connaît pas forcément les codes, et auxquels il doit se conformer s’il veut être publié. Sur la forme, par exemple, la part du roman dans la littérature algérienne a dépassé celle de la poésie au cours des années 1990, en grande partie du fait de l’internationalisation de ces auteurs : genre dominant de la mondialisation, il nécessite aussi des moyens économiques dont l’édition algérienne de l’époque disposait moins.
Entre la niche et le ghetto
Sur le fond, les écrivains algériens sont confrontés à des attentes : tous les espaces littéraires centraux (France, États-Unis…) sont ethnocentriques à l’égard des écrivains de « petits pays » littéraires. Ainsi, dans un contexte de surproduction littéraire en France, les écrivains arabes (et encore les algériens francophones n’ont-ils pas à passer par le filtre économique de la traduction) doivent avoir des qualités particulières pour espérer être publiés et surtout lus par la critique. Ils doivent faire « voyager » le lecteur, selon le mot d’une agente littéraire, les thématiques universelles doivent être ancrées dans une réalité étrangère que le texte fait découvrir : c’est a fortiori le cas quand le pays dont vient l’auteur connaît une médiatisation internationale du fait d’une crise politique.
Les écrivains algériens exilés pendant la guerre civile des années 1990 ont pu profiter de cette médiatisation. Tout en étant en l’exil, ils refusaient de se dire vaincus par les islamistes et se considéraient comme des « témoins » de la crise, manière d’affirmer le maintien d’une présence paradoxale sur place. En outre, dans le contexte de crispations politiques grandissantes autour de l’islam, leur engagement politique venait satisfaire un intérêt français pour la situation algérienne. Considéré comme l’un des plus grands écrivains algériens, Rachid Boudjedra n’a pourtant rencontré un large écho médiatique que dans les années 1990, en lien avec son fort engagement anti-islamiste, intéressant non plus seulement les médias de gauche, mais également ceux de droite.
« L’exil, tout en bouleversant la vie intime et professionnelle de l’individu, ouvre un espace des possibles. »
Tristan Leperlier
Cependant la niche médiatique pouvait bien se transformer en ghetto, interdisant les écrivains algériens d’être considérés à égalité avec les écrivains français. L’écrivaine Maïssa Bey se plaint ainsi d’avoir peiné à se faire reconnaître par le public français comme une écrivaine à part entière, et non seulement comme un « témoin » de la crise que vivait son pays. Certains en viennent alors, en général après de longues années passées en France, à entièrement franciser le propos de leurs romans, au risque de se noyer alors dans la masse d’auteurs français. Cas inverse, la franco-marocaine Leila Slimani n’a jamais été considérée autrement que comme une écrivaine française du fait du propos de ses romans : ce n’est qu’à la suite de cette reconnaissance (en particulier après son prix Goncourt pour Chanson douce en 2016) qu’elle a ancré une partie de son propos politique et littéraire au Maroc (Sexe et Mensonges, 2017 ; Le Pays des autres, 2020)
Négocier avec des attentes éditoriales
On ne peut souscrire à l’image de la « machine éditoriale à broyer les auteurs », comme l’écrivait le préfacier de L’Insurrection des sauterelles (Algérie littérature/Action, 1999) de Hassan Bouabdellah. Tout d’abord parce que la majeure partie des œuvres des écrivains algériens est publiée chez de tous petits éditeurs qui, ne visant pas un grand public, ne cherchent pas et, au contraire, se refusent à demander à l’auteur de se conformer aux attentes supposées de celui-ci. Dans le cas de plus grosses maisons d’édition, la relation entre l’éditeur et l’écrivain (algérien) relève bien plutôt d’une négociation à deux, rarement d’un rapport de force. À commencer par une raison simple : l’éditeur, déjà débordé, ne donne pas suite si l’œuvre est trop éloignée de ses attentes.
En entretien, la journaliste algérienne Malika Boussouf explique avoir progressivement accepté, au cours de la rédaction de son texte puis au travers de la quatrième de couverture rédigée par son éditrice chez Calmann Levy, de ne plus écrire un « essai » mais un « témoignage » de sa vie de militante anti-islamiste, en incluant des « flashs » autobiographiques qui le rendaient plus « vendable » pour l’éditeur. À l’inverse, la recherche éditoriale du spectaculaire, en particulier lors de la guerre civile des années 1990, peut conduire à un conflit avec l’auteur quand il est déjà plus installé dans le milieu littéraire. Leïla Marouane explique avoir quitté Julliard pour Le Seuil parce que, après avoir insisté (en vain) pour qu’elle accepte un reportage de Paris Match qui risquait de la mettre à nouveau en danger de mort, son éditeur l’« obligeait » selon elle à écrire sur l’Algérie, et dans un « registre précis », une « écriture féminine, avec en sus Shéhérazade […] et la danse du ventre » (Le Quotidien d’Oran, 18 novembre 2001). L’attente exotique joue ici à plein.
Des écrivains toujours entre deux rives
En réalité, ce jeu de négociations est le propre de tout écrivain confronté, par le biais de son éditeur, aux contraintes du marché : l’écrivain est d’autant plus fragile dans cette négociation qu’il est moins installé. Or, la particularité des écrivains algériens francophones est que, sans émigrer ou s’exiler, ils font déjà partie d’un espace littéraire francophone centré à Paris et en connaissent déjà en partie les codes. La migration ne provoque donc pas forcément de rupture.
« Naviguant réellement et surtout symboliquement entre les deux rives de la Méditerranée, les écrivains algériens déjouent pourtant les pièges de l’« authenticité ». »
Tristan Leperlier
La majorité des œuvres des écrivains francophones non-français (pas seulement en Algérie) sont en fait des œuvres Janus, c’est-à-dire des œuvres qui s’adressent en même temps à un double public, national et international (français en fait). Cela apparaît de manière tout à fait surprenante dans des œuvres publiées en Algérie même : on y trouve des explications culturelles ou lexicographiques, inutiles pour un lecteur algérien, parfois par le biais d’un personnage d’étranger (par exemple de « beur ») permettant de donner ces explications de manière vraisemblable, mais à un très improbable lecteur français. Cette attitude est beaucoup plus clairement assumée chez les arabophones : l’écrivain Tahar Ouettar disait écrire tout autant pour les Algériens que pour le Bahrein ou la Libye (Horizons, 12 décembre 1987).
L’« authenticité » : discours plus que réalité
Il convient donc de se méfier de l’apparente évidence d’une différence littéraire et culturelle fondamentale entre les pays. C’est sur cette pensée culturaliste qu’est fondée l’idée d’« authenticité » et de son opposé qu’est l’« aliénation ».
L’« authenticité » culturelle est d’ailleurs autant recherchée dans le marché éditorial français, qui souhaite faire « voyager » ses lecteurs, que dans le champ littéraire d’origine. Fondamentale depuis les années 1960 dans les pays décolonisés, cette thématique est jusqu’aujourd’hui au cœur des débats au sein des champs littéraires postcoloniaux. Jamais définie, il s’agit avant tout d’un argument pour stigmatiser les écrivains qui publient à l’étranger et bénéficient, pour cette raison, d’une plus forte reconnaissance dans le pays d’origine lui-même. Kamel Daoud estimait dans les années 1990 qu’il « ne peut y avoir de culture algérienne en exil en vérité », car elle est produite pour la
« consommation de l’autre » (El Watan, 27 mai 1997). Aujourd’hui reconnu internationalement, il subit désormais les mêmes attaques.
Ni opportunistes, ni entièrement soumis à un monde littéraire dominé par Paris, les écrivains algériens exilés en France, d’emblée inscrits dans un espace littéraire francophone qui dépasse les frontières, ne modifient leurs pratiques littéraires qu’à la marge et sur le long terme. Comme tout écrivain, ils cherchent à jouer avec les contraintes du marché, mais d’un marché de niche lié à leur identification comme « algérien », « arabe », « musulman »… et également avec les critiques portées contre eux par leurs concurrents au pays. Naviguant réellement et surtout symboliquement entre les deux rives de la Méditerranée, les écrivains algériens déjouent pourtant les pièges de l’« authenticité ».
Pour aller plus loin
- Leperlier Tristan, « D’Alger à Paris : des écrivains « aliénés » ? », Littérature, 2018/1 (N° 189), p. 30–48. DOI : 10.3917/litt.189.0030. URL : https://www.cairn.info/revue-litterature-2018–1‑page-30.htm
- Leperlier Tristan, « L’héroïsation ambiguë des écrivains algériens en France », AOC, 7 février 2019. URL : https://aoc.media/opinion/2019/02/07/lheroisation-ambigue-ecrivains-algeriens-france/
- Leperlier Tristan, Algérie, Les écrivains dans la décennie noire, Paris, CNRS éditions, 2018.
L’auteur
Tristan Leperlier est chargé de recherches au CNRS (UMR THALIM). Il est fellow de l’Institut Convergences Migrations.
Citer cet article
Tristan Leperlier, « Écrivains exilés, écrivains exotiques ? Les Algériens en France. », in : Elsa Gomis, Perin Emel Yavuz et Francesco Zucconi (dir.), Dossier « Les images migrent aussi », De facto [En ligne], 24 | Janvier 2021, mis en ligne le 29 Janvier. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2021/01/06/defacto-024–01/
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