- Dossier thématique coordonné par Dolorès Pourette (Ceped) et Alice Servy (Sage)
Argumentaire
Ces dernières années ont vu l’essor de nombreux travaux et publications sur les mobilités thérapeutiques, définies comme les circulations de personnes, de savoirs, de produits, de technologies, etc. dans le domaine de la santé (Sakoyan et al., 2011 ; Sakoyan, 2012 ; Bochaton, 2019 ; Kaspar, 2019). L’usage du terme « mobilité », en tant que caractère de ce qui se déplace ou peut être déplacé par rapport à un lieu, permet d’abord de mettre l’accent sur la dimension spatio-temporelle des déplacements. Cela permet en outre d’élargir la focale, en prenant en considération les autres personnes (parents, bénévoles, professionnel·le·s), ainsi que les objets, les idées et les pratiques qui circulent parallèlement aux patient·e·s (Sakoyan et al., 2011). L’utilisation du concept de mobilité, plutôt que celui d’« itinéraire thérapeutique » (Vidal, 1992) par exemple, permet ensuite de souligner que ces déplacements ne constituent pas toujours des trajectoires unidimensionnelles ou clairement balisées entre des points de départ et d’arrivée. Les déplacements sont souvent complexes, multiples et divers. La notion de mobilités thérapeutiques permet enfin de dépasser l’opposition entre « tourisme médical » (Wilson, 2011 ; Holliday et al., 2015) et « immigration thérapeutique » (Guillou, 2009). Cette distinction, souvent faite par les médias, tend à faire référence aux statuts socio-économiques (supposés) des personnes et à la légitimité juridique de leur quête transnationale de soins, du point de vue du pays d’accueil (Pian, 2015). Par ailleurs, ces catégories ne reflètent pas la diversité des personnes qui reçoivent des soins en dehors de leur lieu de résidence habituel (Perez, 2010 ; Ormond et Lunt, 2019), ni le fait qu’elles ne se définissent pas nécessairement comme des « touristes » (Pordié, 2011), des « consommateur·rice·s » (Kaspar, 2019) ou des « migrant·e·s ».
Les travaux réalisés sur les mobilités transfrontalières de malades dans le recours aux soins soulignent principalement l’importance des ressources économiques, des réseaux sociaux et de la connaissance préalable du pays d’accueil par les patient·e·s (Bochaton, 2015 ; Mathon et al., 2019). Cependant, peu de travaux en sciences humaines et sociales ont été publiés sur les dispositifs institutionnels qui organisent et/ou financent les déplacements intra et extraterritoriaux de patient·e·s, en situation de crise sanitaire, de conflits armés ou pour pallier un manque d’infrastructures médicales, par exemple (Sakoyan, 2010 ; Fleury, 2010). Or il est fort à parier que le mode de financement et d’organisation de ces déplacements influencent le déroulement et l’expérience des mobilités intra et extraterritoriales des patient·e·s.
Ce dossier thématique propose de se focaliser sur les formes de mobilités thérapeutiques que sont les déplacements de patient·e·s impliquant l’État (organismes de la Sécurité sociale, Armée). Ces dispositifs institutionnels sont appelés « évacuation sanitaire » (abrégés « évasan »), « medical evacuation » (abrégés « medevac »), « évacuations aéromédicales » ou « transferts sanitaires » par exemple. En fonction des contextes géographiques et historiques, ces termes peuvent ou non désigner des réalités différentes, notamment par rapport à la prise en charge par l’État. Issue du langage militaire, l’évacuation sanitaire désignait à l’origine l’extraction de blessé·e·s de guerre par voie aérienne, terrestre ou navale et leur transfert vers un lieu de prise en charge médicale (Rajerison, 2022). L’expression s’est ensuite étendue aux évacuations effectuées dans d’autres contextes d’urgence sanitaire (à la suite d’un accident par exemple) : il s’agit d’évacuer la personne blessée ou nécessitant des soins urgents du lieu où elle se trouve pour la conduire vers un lieu où elle sera prise en charge médicalement. Le transfert sanitaire désigne souvent quant à lui le transfert d’un·e patient·e entre deux établissements de santé – ce qui n’est pas le cas de l’évacuation sanitaire. L’expression « évacuation sanitaire » est cependant utilisée parfois pour désigner des transferts ou des déplacements non urgents de patient·e·s., commme cela est le cas en Polynésie française (Servy, 2022) ou pendant la pandémie de covid-19 où des patient·e·s ont été transféré·e·s d’un hôpital à un autre (Do Monte et al., 2020).
Les dispositifs auxquels nous nous intéressons ici sont les déplacements intra et extraterritoriaux de patient·e·s pris en charge par les États, qui recouvrent des contextes et des situations variés : évacuation médicale d’étudiant·e·s népalais·e·s qui étaient à Wuhan au début de la pandémie (Rajbhandari et al., 2020), transferts de nouveaux-nés demandant une prise en charge médicale particulière, de Mayotte vers La Réunion par exemple, transferts de patient·e·s nécessitant une greffe de La Réunion vers Paris (Franchina et al., 2022), évacuations maritimes ou aériennes de personnes atteintes de cancer, depuis leur île de résidence vers Tahiti ou de Tahiti vers l’Hexagone ou la Nouvelle-Zélande (Servy, 2022), transferts terrestres de femmes enceintes au Burkina Faso (Ramatou, 2006), transferts ferroviaires ou aériens inter-hospitaliers de patient·e·s pendant la pandémie de covid-19 en France hexagonale (Do Monte et al., 2020), évacuations aéromédicales d’enfants autochtones au Canada (Shaheen-Hussain, 2021), évacuations de blessés de guerre depuis une zone de combat vers une structure de soins (Fèvre, 2007), etc.
Ces dispositifs reflètent les inégalités territoriales et sociales de santé et les réponses insitutionnelles apportées à ces inégalités. En France, la problèmatique des transferts sanitaires est une préoccupation particulièrement forte dans ses départements et régions d’outre-mer (Barde, 2017), du fait notamment de l’insuffisance des personnels et des infrastructures de santé et du fait des tensions engendrées par les inégalités d’accès aux soins et aux droits dans ces extensions extramarines où les problématiques migratoires sont souvent marquées (Pourette, 2023). Les inégalités peuvent également concerner la répartition dans la population des « savoir-faire » et « savoir-être » (d’ordre administratif, logistique, social, technologique, linguistique, etc.) qui influencent l’expérience des évacuations sanitaires des patient·e·s et de leurs proches (Servy, 2022). Par ailleurs, il existe des accords entre États permettant le financement, par ces États, de transferts sanitaires transfrontaliers. Par exemple, des déplacements de malades sont organisés depuis Madagascar vers La Réunion, l’Hexagone ou l’île Maurice. Mais ces transferts sanitaires déstabilisent les systèmes de santé des pays de départ car une partie des frais est à leur charge (Dézé, 2021).
L’objectif de ce dossier est de documenter et d’interroger ces dispositifs de déplacements de patient·e·s : les usages qui en sont fait, les négociations et processus de décision qui encadrent les transferts et les évacuations, les expériences et pratiques des acteurs et actrices de ces dispositifs : professionnel·le·s de santé, accompagnant·e·s, patient·e·s, etc. Ce dossier est aussi l’occasion d’interroger plus largement les politiques de santé des gouvernements et leur articulation aux enjeux de frontières et de migrations.
Nous souhaitons accueillir dans ce dossier des articles de recherche portant sur des contextes nationaux et internationaux différents. Les propositions d’articles devront être basées sur des enquêtes empiriques originales, toute discipline recourrant aux méthodes qualitatives étant bienvenue : anthropologie sociale et culturelle, mais aussi géographie, sociologie, sciences politiques, histoire, éthique, etc.
Modalités de soumission et calendrier
Les propositions de contribution comprendront un titre et un résumé de 500 mots maximum. Elles devront être envoyées aux coordinatrices du numéro avant le 1er juin 2023 aux adresses suivantes :
Les articles sélectionnés à l’issue de cette étape devront leur être adressés avant le 30 septembre 2023. Ils seront alors transmis à la rédaction d’Anthropologie & Santé et évalués selon la procédure habituelle de double évaluation externe et anonyme.
La publication de ce numéro est prévue pour novembre 2024. Les articles acceptés pour publication pourront être mis en ligne avant cette date dans la rubrique dédiée de la revue.