Fuites et migrations forcées dans l’Ukraine en guerre à l’époque contemporaine

Thomas Chopard, historien

Le déclenchement de la guerre en Ukraine par l’armée russe a provoqué un exode massif des populations de l’Ukraine vers l’Ouest du pays. Cet épisode tragique s’inscrit dans une histoire longue de guerres et de déplacements forcés des populations du territoire ukrainien.

Ilya Klein, Sans titre, 2022, pein­ture numé­rique. Crédits : Ilya Klein

L’histoire de l’Ukraine à l’époque contem­po­raine est indis­so­ciable de celle des guerres et des violences de masse qui ont laissé une empreinte profonde sur son terri­toire et sa popu­la­tion. Guerres mondiales, guerres civiles et poli­tiques de répres­sion sovié­tiques ont constam­ment redé­fini les fron­tières et ont entraîné de vastes mouve­ments forcés de popu­la­tions avec divers degrés de contrainte, entre fuites, évacua­tions et dépor­ta­tions, qui témoignent des poli­tiques préda­trices des États voisins.

On peine à saisir les ressorts de ces mobi­lités de fuite si l’on ne prend pas en compte l’ampleur des destruc­tions humaines et maté­rielles que les séquences de guerre ont infli­gées à l’Ukraine. La Première Guerre mondiale et la guerre civile qui a suivi la révo­lu­tion ont fait 5,5 millions de morts et de disparus : 3,5 millions entre 1914 et 1917, puis 2 millions entre 1917 et 1921 ; tandis que la Seconde Guerre mondiale a entraîné la mort de plus de 7 millions d’individus sur le terri­toire actuel de l’Ukraine : 1,4 million sous l’uniforme, environ 6 millions de civils dont 1,58 million de Juifs.

L’accès aux archives autre­fois sovié­tiques, le profond renou­vel­le­ment des études sur diffé­rentes séquences de mobi­lité ainsi que la prise en compte de l’Ukraine dans des phéno­mènes plus vastes offrent à présent une vision de la chro­no­logie, de l’ampleur, des trajec­toires et des moda­lités multiples de ces dépla­ce­ments forcés.

D’un conflit l’autre : de la Première Guerre mondiale à la guerre civile

Les inva­sions de 1914 et de 1941 entraînent sembla­ble­ment de vastes mouve­ments de fuite vers l’Est, plus ou moins orga­nisés en convois d’évacuation par les auto­rités. Ces dépla­ce­ments s’opèrent dans des condi­tions sani­taires dégra­dées et l’installation est souvent diffi­cile : on loge les réfu­giés où l’on peut, les repas sont frugaux en période de pénurie et les popu­la­tions dépla­cées, parfois stig­ma­ti­sées, ne peuvent géné­ra­le­ment compter que sur leur auto-orga­ni­sa­tion. Ces départs massifs désta­bi­lisent en profon­deur les zones concer­nées et parti­cipent de la poli­tique de terre brûlée décrétée par les auto­rités mili­taires : on brûle les récoltes sur pied, on trans­plante le maté­riel indus­triel et on vide de vastes terri­toires de leurs populations.

Au cours de la Première Guerre mondiale, l’évacuation s’opère d’abord à proxi­mité, vers les régions d’Ukraine centrale et orien­tale, puis vers la Russie centrale pour aboutir parfois dans l’Oural ou en Sibérie. Au total, près de six millions d’individus fuient les combats dans l’empire russe et l’historienne Liubov Zhvanko estime à un million ceux qui ont quitté leur domi­cile en Ukraine. En novembre 1916, les comités d’aide aux réfu­giés dénombrent plus de 760 000 réfu­giés dans les régions ukrai­niennes de l’empire. Ils sont encore près de 850 000 au déclen­che­ment de la révo­lu­tion en 1917. La moitié d’entre eux proviennent de Pologne, de Biélo­russie ou de Lituanie. L’Ukraine est donc autant un terri­toire que l’on quitte qu’un terri­toire d’accueil des réfugiés.

L’Ukraine, et notam­ment ses régions occi­den­tales qui se trans­forment en vaste champ de bataille, sont large­ment peuplées de mino­rités ethniques, quali­fiées dans le contexte impé­rial de « natio­na­lités ». Aux popu­la­tions civiles fuyant la guerre s’en ajoutent d’autres dépla­cées de force vers l’arrière car jugées suspectes, essen­tiel­le­ment défi­nies par des critères ethniques : les natio­na­lités alle­mandes et juives. Tandis que les ressor­tis­sants des puis­sances enne­mies sont internés, 200 000 sujets de l’empire russe de natio­na­lité alle­mande sont déportés de Volhynie, au Nord-Ouest de l’Ukraine, dès les premiers jours de la guerre, essen­tiel­le­ment par rail. Dans le même temps, des commu­nautés juives entières sont expul­sées dans un premier temps de Galicie austro-hongroise occupée, puis au cours de la grande retraite de l’été 1915, dans une vaste zone sous admi­nis­tra­tion mili­taire qui s’étend de la Baltique à la Mer Noire et comprend de larges pans de l’Ukraine centrale et occi­den­tale. Sur près de 700 000 Juifs forcés de quitter leur domi­cile sous la contrainte de l’armée, géné­ra­le­ment à pied, un tiers se trou­vaient initia­le­ment en Ukraine.

Côté austro-hongrois, 300 000 personnes en prove­nance de Galicie et de Buco­vine, des régions situées aujourd’hui en Ukraine, fuient vers l’intérieur de l’empire des Habs­bourg, pour moitié compo­sées de Juifs crai­gnant notam­ment les expul­sions de l’armée russe. Dans le même temps, près de 5 700 personnes origi­naires de Galicie et suspec­tées de sépa­ra­tisme pro-russe sont bruta­le­ment inter­nées dans le camp de Thale­rhof près de Graz.

Exils russe, ukrainien et juif au sortir de la révolution

Les sorties de guerre, comme leur déclen­che­ment, entraînent de vastes migra­tions à travers l’Ukraine suite à l’installation du pouvoir sovié­tique en 1920, puis à la redé­fi­ni­tion des fron­tières en 1945.

Quelques figures poli­tiques du natio­na­lisme ukrai­nien avaient fui l’Empire russe avant 1914 pour trouver refuge en Ukraine occi­den­tale sous domi­na­tion austro-hongroise. Le mouve­ment prend de l’ampleur après l’échec de la procla­ma­tion de l’indépendance de l’Ukraine en 1918 : près de 80 000 soldats et d’anciens diri­geants indé­pen­dan­tistes trouvent refuge en Ukraine occi­den­tale annexée à la Pologne et parti­cipent du vaste mouve­ment de fuite des anciennes armées anti­bol­che­viques en 1920. Dans le même temps, près de 200 000 Juifs fuient les violences anti­sé­mites et les pogroms qui ravagent l’Ukraine, croi­sant parfois dans l’exil polo­nais ou roumain leurs anciens persécuteurs.

« La plus grande opération d’homogénéisation ethnique intervient entre 1944 et 1947 avec l’échange de populations polono-ukrainiennes. Près d’un million de Polonais d’Ukraine et un demi-million d’Ukrainiens de Pologne sont ainsi échangés afin de faire coïncider frontières politiques et ethniques. »

Thomas Chopard, historien

Rendus pour beau­coup apatrides par les redé­cou­pages terri­to­riaux et l’émergence de nouveaux États qu’ils fuient, les réfu­giés en prove­nance d’Ukraine sont essen­tiel­le­ment protégés par la Société des Nations. Les Ukrai­niens comme les Juifs d’Ukraine peinent toute­fois à émerger comme une popu­la­tion distincte de celle englo­bante des « réfu­giés russes ». Ces popu­la­tions se singu­la­risent dans un deuxième temps, lors de leur émigra­tion. Les Juifs persé­cutés rejoignent les anciens lieux d’installation des Juifs de l’empire russe, notam­ment aux États-Unis, tandis que l’entre-deux-guerres marque l’émergence d’une diaspora ukrai­nienne en propre, avec ses insti­tu­tions, sa vie cultu­relle et sa presse, souvent tein­tées d’antisoviétisme. Cette émigra­tion aux lende­mains de la guerre civile est par ailleurs alimentée par les rares popu­la­tions qui parviennent à fuir une Ukraine devenue forte­resse, frappée notam­ment dans les années 1930 par les poli­tiques de répres­sion stali­niennes : collec­ti­vi­sa­tion et grande famine en 1930–1933, Grande Terreur et opéra­tions de sécu­ri­sa­tion des fron­tières autour de 1937–1938.

Déportations, évacuations, persécutions : l’Ukraine dans la Seconde Guerre mondiale

Comme en 1914, se croisent en Ukraine au cours de la Seconde Guerre mondiale diffé­rentes formes de mobi­lités contraintes. En 1941, le pouvoir sovié­tique prend le parti d’une évacua­tion humaine et maté­rielle de grande ampleur et au loin­tain, orien­tant les convois ferro­viaires vers l’Asie centrale et la Sibérie, à des milliers de kilo­mètres de l’Ukraine. Près de 4 millions de personnes sont ainsi évacuées d’Ukraine. Évacua­tion et fuite se mêlent à une grande opéra­tion de dépor­ta­tion de toutes les mino­rités alle­mandes d’Union sovié­tique, dont 110 000 Alle­mands du Sud de l’Ukraine déportés vers le Kaza­khstan en septembre 1941.

« Les destructions et les combats ont conduit des millions de personnes à fuir l’Ukraine, essentiellement vers l’Est. Pour la première fois avec une telle ampleur à l’époque contemporaine, en 2022, le mouvement s’opère vers l’Ouest. »

Thomas Chopard, historien

Les popu­la­tions restées en Ukraine occupée sont bruta­le­ment frap­pées par des poli­tiques de dépla­ce­ments forcés. Au cours de la Shoah, la majo­rité des Juifs ukrai­niens sont exter­minés sur place, géné­ra­le­ment par fusillade. Toute­fois, 200 000 Juifs d’Ukraine occi­den­tale, notam­ment ceux internés dans les ghettos des grandes villes, sont déportés en 1942 par convois vers le site d’extermination de Belzec et dans une moindre mesure vers Sobibor. Près de 6,5 millions d’individus sont forcés à travailler dans l’économie de guerre alle­mande. 4,5 millions proviennent d’Europe orien­tale et sont quali­fiés d’Ostar­beiter ; 2,5 millions sont origi­naires d’Ukraine, contraints de travailler dans tous les domaines de l’économie, dans des condi­tions déplo­rables qui entraînent la mort des trois quarts d’entre eux à travers toute l’Europe occupée.

L’Ukraine en ses nouvelles frontières

La sortie de la Seconde Guerre mondiale marque un moment de fuite autant qu’une vaste entre­prise de refonte des popu­la­tions ukrai­niennes décrétée par le pouvoir stali­nien avant même la fin des hosti­lités. Cette poli­tique passe en Ukraine par l’effacement des mino­rités à travers toute la répu­blique, commen­çant par la dépor­ta­tion vers l’Asie centrale en mai 1944 des 200 000 Tatars de Crimée, accusés collec­ti­ve­ment d’avoir colla­boré. Toutes les mino­rités de Crimée sont dépor­tées ou disper­sées dans le même temps : avec les Tatars, 15 000 Grecs et 12 000 Bulgares sont déportés vers la Sibérie en 1944, suivis en 1947 par 27 000 autres Grecs en prove­nance du pour­tour de la Mer Noire. De même, 50 000 Armé­niens sont contraints de quitter l’Ukraine entre 1945 et 1947. La plus grande opéra­tion d’homogénéisation ethnique inter­vient entre 1944 et 1947 avec l’échange de popu­la­tions polono-ukrai­niennes. Près d’un million de Polo­nais d’Ukraine et un demi-million d’Ukrainiens de Pologne sont ainsi échangés afin de faire coïn­cider fron­tières poli­tiques et ethniques.

L’ingénierie ethnique s’accompagne d’une ingé­nierie poli­tique et sociale. La sovié­ti­sa­tion des terri­toires occi­den­taux de l’Ukraine, annexés une première fois en 1939 et défi­ni­ti­ve­ment en 1945, s’opère par des dépor­ta­tions qui visent les caté­go­ries de popu­la­tion jugées incom­pa­tibles avec le nouvel ordre socia­liste : oppo­sants poli­tiques présumés, anciens fonc­tion­naires, proprié­taires, colons agri­coles polo­nais, etc. Près de 300 000 personnes, pour l’essentiel polo­naises et juives, sont dépor­tées d’Ukraine occi­den­tale en 1940. Entre 1947 et 1948, les dépor­ta­tions reprennent et plus de 250 000 indi­vidus sont déplacés de force au cours d’opérations qui visent aussi à écraser les formes de résis­tances dans les campagnes et à parachever la collec­ti­vi­sa­tion des terres, en d’autres termes à sovié­tiser les terri­toires annexés.

L’Ukraine hors de ses frontières

Consé­quence des dépla­ce­ments massifs de la guerre, au sortir du conflit, 220 000 personnes dépla­cées (ou DPs) ukrai­niennes se regroupent en Europe centrale. Le groupe est composé de diffé­rentes popu­la­tions agglo­mé­rées : anciens prison­niers de guerre sovié­tiques, anciens travailleurs forcés, civils ayant fui l’avancée des armées sovié­tiques, parti­sans anti­so­vié­tiques défaits ou anciens colla­bo­ra­teurs crai­gnant l’épuration. Tous refu­sant le rapa­trie­ment en Ukraine sovié­tique. 110 000 émigrent vers l’Amérique du Nord tandis que 40 000 demeurent en Europe occi­den­tale (Royaume-Uni, Belgique et France), le reste se répar­tis­sant entre Amérique du Sud, Australie et Nouvelle-Zélande.

Contrai­re­ment au début des années 1920, statu­tai­re­ment et concrè­te­ment, ces DPs se démarquent d’autres popu­la­tions en prove­nance d’Ukraine clas­sées selon des critères ethniques – personnes dépla­cées juives, russes ou polo­naises. Caté­go­ries admi­nis­tra­tives et travail des asso­cia­tions d’aide à l’émigration achèvent de diviser l’émigration ukrai­nienne en groupes distincts. Cet aperçu des migra­tions ukrai­niennes ne doit donc pas omettre les autres migra­tions forcées en prove­nance d’Ukraine, notam­ment les migra­tions juives. Ainsi, après un premier mouve­ment de départ diffi­cile à quan­ti­fier dans le sillage de le Shoah et de la guerre, 120 à 130 000 Juifs fuient les discri­mi­na­tions qu’ils subissent en Ukraine sovié­tique entre la mort de Staline en 1953 et les années 1980, souvent au prix de grandes diffi­cultés admi­nis­tra­tives posées au départ et géné­ra­le­ment à desti­na­tion d’Israël.

Les destruc­tions et les combats ont conduit des millions de personnes à fuir l’Ukraine, essen­tiel­le­ment vers l’Est. Pour la première fois avec une telle ampleur à l’époque contem­po­raine, en 2022, le mouve­ment s’opère vers l’Ouest. Ces mouve­ments de fuite massifs se sont systé­ma­ti­que­ment accom­pa­gnés de pratiques de dépor­ta­tions et d’expulsions qui témoignent aussi de la bruta­lité des guerres et des poli­tiques d’occupation en Ukraine au 20e siècle. Ces moments ont un impact profond sur la struc­ture démo­gra­phique du pays assi­gnant des iden­tités, désa­gré­geant et refon­dant les popu­la­tions. Les États en guerre appa­raissent constam­ment brutaux, soup­çon­neux, répres­sifs et préda­teurs avec les diverses popu­la­tions ukrai­niennes. Les dépla­ce­ments forcés sont aussi apparus comme un outil essen­tiel dans le façon­ne­ment de l’Ukraine : les poli­tiques de dépor­ta­tions ont entre­pris d’homogénéiser un terri­toire long­temps marqué par la présence de mino­rités et de le modeler d’un point de vue poli­tique et économique.

Pour aller plus loin
  • Gous­seff C. 2015. Échanger les peuples. Le dépla­ce­ment des mino­rités aux confins polono-sovié­tiques (1944–1947), Paris, Fayard.
  • Isajiw W. W., Boshyk Y. & Senkus R. (dir.). 1992. The Refugee Expe­rience : Ukrai­nian Displaced Persons After World War II, Edmonton, Cana­dian Insti­tute of Ukrai­nian Studies, Univer­sity of Alberta.
  • Polian P. 2004. Against their Will : The History and Geography of Forced Migra­tions in the USSR, Buda­pest, CEU Press.
  • Zhvanko L. 2012. Beženci Peršoi svitovoi vyjny : ukrainskyj vymir [Les réfu­giés de la Première Guerre mondiale : la pers­pec­tive ukrai­nienne], Kharkiv, Apos­trof.

L’auteur

Thomas Chopard est cher­cheur post­doc­to­rant au CREE, à l’Inalco, et direc­teur-adjoint du Centre d’études franco-russe. Il est fellow de l’Ins­titut Conver­gences Migrations.

Citer cet article

Thomas Chopard, « Fuites et migra­tions forcées dans l’Ukraine en guerre à l’époque contem­po­raine », in : Antonin Durand, Thomas Chopard, Cathe­rine Gous­seff et Claire Zalc (dir.), Dossier « Migra­tions et fron­tières de l’Ukraine en guerre », De facto [En ligne], 33 | Juin 2022, mis en ligne le 24 juin 2022. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2022/06/05/defacto-033–03/

Republication

De facto est mis à dispo­si­tion selon les termes de la Licence Crea­tive Commons Attri­bu­tion-No deri­va­tive 4.0 Inter­na­tional (CC BY-ND 4.0). Vous êtes libres de repu­blier gratui­te­ment cet article en ligne ou sur papier, en respec­tant ces recom­man­da­tions. N’éditez pas l’article, mentionnez l’auteur et précisez que cet article a été publié par De facto | Institut Conver­gences Migra­tions. Demandez le embed code de l’article à defacto[at]icmigrations.fr.