Thomas Chopard, historien
Le déclenchement de la guerre en Ukraine par l’armée russe a provoqué un exode massif des populations de l’Ukraine vers l’Ouest du pays. Cet épisode tragique s’inscrit dans une histoire longue de guerres et de déplacements forcés des populations du territoire ukrainien.

L’histoire de l’Ukraine à l’époque contemporaine est indissociable de celle des guerres et des violences de masse qui ont laissé une empreinte profonde sur son territoire et sa population. Guerres mondiales, guerres civiles et politiques de répression soviétiques ont constamment redéfini les frontières et ont entraîné de vastes mouvements forcés de populations avec divers degrés de contrainte, entre fuites, évacuations et déportations, qui témoignent des politiques prédatrices des États voisins.
On peine à saisir les ressorts de ces mobilités de fuite si l’on ne prend pas en compte l’ampleur des destructions humaines et matérielles que les séquences de guerre ont infligées à l’Ukraine. La Première Guerre mondiale et la guerre civile qui a suivi la révolution ont fait 5,5 millions de morts et de disparus : 3,5 millions entre 1914 et 1917, puis 2 millions entre 1917 et 1921 ; tandis que la Seconde Guerre mondiale a entraîné la mort de plus de 7 millions d’individus sur le territoire actuel de l’Ukraine : 1,4 million sous l’uniforme, environ 6 millions de civils dont 1,58 million de Juifs.
L’accès aux archives autrefois soviétiques, le profond renouvellement des études sur différentes séquences de mobilité ainsi que la prise en compte de l’Ukraine dans des phénomènes plus vastes offrent à présent une vision de la chronologie, de l’ampleur, des trajectoires et des modalités multiples de ces déplacements forcés.
D’un conflit l’autre : de la Première Guerre mondiale à la guerre civile
Les invasions de 1914 et de 1941 entraînent semblablement de vastes mouvements de fuite vers l’Est, plus ou moins organisés en convois d’évacuation par les autorités. Ces déplacements s’opèrent dans des conditions sanitaires dégradées et l’installation est souvent difficile : on loge les réfugiés où l’on peut, les repas sont frugaux en période de pénurie et les populations déplacées, parfois stigmatisées, ne peuvent généralement compter que sur leur auto-organisation. Ces départs massifs déstabilisent en profondeur les zones concernées et participent de la politique de terre brûlée décrétée par les autorités militaires : on brûle les récoltes sur pied, on transplante le matériel industriel et on vide de vastes territoires de leurs populations.
Au cours de la Première Guerre mondiale, l’évacuation s’opère d’abord à proximité, vers les régions d’Ukraine centrale et orientale, puis vers la Russie centrale pour aboutir parfois dans l’Oural ou en Sibérie. Au total, près de six millions d’individus fuient les combats dans l’empire russe et l’historienne Liubov Zhvanko estime à un million ceux qui ont quitté leur domicile en Ukraine. En novembre 1916, les comités d’aide aux réfugiés dénombrent plus de 760 000 réfugiés dans les régions ukrainiennes de l’empire. Ils sont encore près de 850 000 au déclenchement de la révolution en 1917. La moitié d’entre eux proviennent de Pologne, de Biélorussie ou de Lituanie. L’Ukraine est donc autant un territoire que l’on quitte qu’un territoire d’accueil des réfugiés.
L’Ukraine, et notamment ses régions occidentales qui se transforment en vaste champ de bataille, sont largement peuplées de minorités ethniques, qualifiées dans le contexte impérial de « nationalités ». Aux populations civiles fuyant la guerre s’en ajoutent d’autres déplacées de force vers l’arrière car jugées suspectes, essentiellement définies par des critères ethniques : les nationalités allemandes et juives. Tandis que les ressortissants des puissances ennemies sont internés, 200 000 sujets de l’empire russe de nationalité allemande sont déportés de Volhynie, au Nord-Ouest de l’Ukraine, dès les premiers jours de la guerre, essentiellement par rail. Dans le même temps, des communautés juives entières sont expulsées dans un premier temps de Galicie austro-hongroise occupée, puis au cours de la grande retraite de l’été 1915, dans une vaste zone sous administration militaire qui s’étend de la Baltique à la Mer Noire et comprend de larges pans de l’Ukraine centrale et occidentale. Sur près de 700 000 Juifs forcés de quitter leur domicile sous la contrainte de l’armée, généralement à pied, un tiers se trouvaient initialement en Ukraine.
Côté austro-hongrois, 300 000 personnes en provenance de Galicie et de Bucovine, des régions situées aujourd’hui en Ukraine, fuient vers l’intérieur de l’empire des Habsbourg, pour moitié composées de Juifs craignant notamment les expulsions de l’armée russe. Dans le même temps, près de 5 700 personnes originaires de Galicie et suspectées de séparatisme pro-russe sont brutalement internées dans le camp de Thalerhof près de Graz.
Exils russe, ukrainien et juif au sortir de la révolution
Les sorties de guerre, comme leur déclenchement, entraînent de vastes migrations à travers l’Ukraine suite à l’installation du pouvoir soviétique en 1920, puis à la redéfinition des frontières en 1945.
Quelques figures politiques du nationalisme ukrainien avaient fui l’Empire russe avant 1914 pour trouver refuge en Ukraine occidentale sous domination austro-hongroise. Le mouvement prend de l’ampleur après l’échec de la proclamation de l’indépendance de l’Ukraine en 1918 : près de 80 000 soldats et d’anciens dirigeants indépendantistes trouvent refuge en Ukraine occidentale annexée à la Pologne et participent du vaste mouvement de fuite des anciennes armées antibolcheviques en 1920. Dans le même temps, près de 200 000 Juifs fuient les violences antisémites et les pogroms qui ravagent l’Ukraine, croisant parfois dans l’exil polonais ou roumain leurs anciens persécuteurs.
« La plus grande opération d’homogénéisation ethnique intervient entre 1944 et 1947 avec l’échange de populations polono-ukrainiennes. Près d’un million de Polonais d’Ukraine et un demi-million d’Ukrainiens de Pologne sont ainsi échangés afin de faire coïncider frontières politiques et ethniques. »
Thomas Chopard, historien
Rendus pour beaucoup apatrides par les redécoupages territoriaux et l’émergence de nouveaux États qu’ils fuient, les réfugiés en provenance d’Ukraine sont essentiellement protégés par la Société des Nations. Les Ukrainiens comme les Juifs d’Ukraine peinent toutefois à émerger comme une population distincte de celle englobante des « réfugiés russes ». Ces populations se singularisent dans un deuxième temps, lors de leur émigration. Les Juifs persécutés rejoignent les anciens lieux d’installation des Juifs de l’empire russe, notamment aux États-Unis, tandis que l’entre-deux-guerres marque l’émergence d’une diaspora ukrainienne en propre, avec ses institutions, sa vie culturelle et sa presse, souvent teintées d’antisoviétisme. Cette émigration aux lendemains de la guerre civile est par ailleurs alimentée par les rares populations qui parviennent à fuir une Ukraine devenue forteresse, frappée notamment dans les années 1930 par les politiques de répression staliniennes : collectivisation et grande famine en 1930–1933, Grande Terreur et opérations de sécurisation des frontières autour de 1937–1938.
Déportations, évacuations, persécutions : l’Ukraine dans la Seconde Guerre mondiale
Comme en 1914, se croisent en Ukraine au cours de la Seconde Guerre mondiale différentes formes de mobilités contraintes. En 1941, le pouvoir soviétique prend le parti d’une évacuation humaine et matérielle de grande ampleur et au lointain, orientant les convois ferroviaires vers l’Asie centrale et la Sibérie, à des milliers de kilomètres de l’Ukraine. Près de 4 millions de personnes sont ainsi évacuées d’Ukraine. Évacuation et fuite se mêlent à une grande opération de déportation de toutes les minorités allemandes d’Union soviétique, dont 110 000 Allemands du Sud de l’Ukraine déportés vers le Kazakhstan en septembre 1941.
« Les destructions et les combats ont conduit des millions de personnes à fuir l’Ukraine, essentiellement vers l’Est. Pour la première fois avec une telle ampleur à l’époque contemporaine, en 2022, le mouvement s’opère vers l’Ouest. »
Thomas Chopard, historien
Les populations restées en Ukraine occupée sont brutalement frappées par des politiques de déplacements forcés. Au cours de la Shoah, la majorité des Juifs ukrainiens sont exterminés sur place, généralement par fusillade. Toutefois, 200 000 Juifs d’Ukraine occidentale, notamment ceux internés dans les ghettos des grandes villes, sont déportés en 1942 par convois vers le site d’extermination de Belzec et dans une moindre mesure vers Sobibor. Près de 6,5 millions d’individus sont forcés à travailler dans l’économie de guerre allemande. 4,5 millions proviennent d’Europe orientale et sont qualifiés d’Ostarbeiter ; 2,5 millions sont originaires d’Ukraine, contraints de travailler dans tous les domaines de l’économie, dans des conditions déplorables qui entraînent la mort des trois quarts d’entre eux à travers toute l’Europe occupée.
L’Ukraine en ses nouvelles frontières
La sortie de la Seconde Guerre mondiale marque un moment de fuite autant qu’une vaste entreprise de refonte des populations ukrainiennes décrétée par le pouvoir stalinien avant même la fin des hostilités. Cette politique passe en Ukraine par l’effacement des minorités à travers toute la république, commençant par la déportation vers l’Asie centrale en mai 1944 des 200 000 Tatars de Crimée, accusés collectivement d’avoir collaboré. Toutes les minorités de Crimée sont déportées ou dispersées dans le même temps : avec les Tatars, 15 000 Grecs et 12 000 Bulgares sont déportés vers la Sibérie en 1944, suivis en 1947 par 27 000 autres Grecs en provenance du pourtour de la Mer Noire. De même, 50 000 Arméniens sont contraints de quitter l’Ukraine entre 1945 et 1947. La plus grande opération d’homogénéisation ethnique intervient entre 1944 et 1947 avec l’échange de populations polono-ukrainiennes. Près d’un million de Polonais d’Ukraine et un demi-million d’Ukrainiens de Pologne sont ainsi échangés afin de faire coïncider frontières politiques et ethniques.
L’ingénierie ethnique s’accompagne d’une ingénierie politique et sociale. La soviétisation des territoires occidentaux de l’Ukraine, annexés une première fois en 1939 et définitivement en 1945, s’opère par des déportations qui visent les catégories de population jugées incompatibles avec le nouvel ordre socialiste : opposants politiques présumés, anciens fonctionnaires, propriétaires, colons agricoles polonais, etc. Près de 300 000 personnes, pour l’essentiel polonaises et juives, sont déportées d’Ukraine occidentale en 1940. Entre 1947 et 1948, les déportations reprennent et plus de 250 000 individus sont déplacés de force au cours d’opérations qui visent aussi à écraser les formes de résistances dans les campagnes et à parachever la collectivisation des terres, en d’autres termes à soviétiser les territoires annexés.
L’Ukraine hors de ses frontières
Conséquence des déplacements massifs de la guerre, au sortir du conflit, 220 000 personnes déplacées (ou DPs) ukrainiennes se regroupent en Europe centrale. Le groupe est composé de différentes populations agglomérées : anciens prisonniers de guerre soviétiques, anciens travailleurs forcés, civils ayant fui l’avancée des armées soviétiques, partisans antisoviétiques défaits ou anciens collaborateurs craignant l’épuration. Tous refusant le rapatriement en Ukraine soviétique. 110 000 émigrent vers l’Amérique du Nord tandis que 40 000 demeurent en Europe occidentale (Royaume-Uni, Belgique et France), le reste se répartissant entre Amérique du Sud, Australie et Nouvelle-Zélande.
Contrairement au début des années 1920, statutairement et concrètement, ces DPs se démarquent d’autres populations en provenance d’Ukraine classées selon des critères ethniques – personnes déplacées juives, russes ou polonaises. Catégories administratives et travail des associations d’aide à l’émigration achèvent de diviser l’émigration ukrainienne en groupes distincts. Cet aperçu des migrations ukrainiennes ne doit donc pas omettre les autres migrations forcées en provenance d’Ukraine, notamment les migrations juives. Ainsi, après un premier mouvement de départ difficile à quantifier dans le sillage de le Shoah et de la guerre, 120 à 130 000 Juifs fuient les discriminations qu’ils subissent en Ukraine soviétique entre la mort de Staline en 1953 et les années 1980, souvent au prix de grandes difficultés administratives posées au départ et généralement à destination d’Israël.
Les destructions et les combats ont conduit des millions de personnes à fuir l’Ukraine, essentiellement vers l’Est. Pour la première fois avec une telle ampleur à l’époque contemporaine, en 2022, le mouvement s’opère vers l’Ouest. Ces mouvements de fuite massifs se sont systématiquement accompagnés de pratiques de déportations et d’expulsions qui témoignent aussi de la brutalité des guerres et des politiques d’occupation en Ukraine au 20e siècle. Ces moments ont un impact profond sur la structure démographique du pays assignant des identités, désagrégeant et refondant les populations. Les États en guerre apparaissent constamment brutaux, soupçonneux, répressifs et prédateurs avec les diverses populations ukrainiennes. Les déplacements forcés sont aussi apparus comme un outil essentiel dans le façonnement de l’Ukraine : les politiques de déportations ont entrepris d’homogénéiser un territoire longtemps marqué par la présence de minorités et de le modeler d’un point de vue politique et économique.
Pour aller plus loin
- Gousseff C. 2015. Échanger les peuples. Le déplacement des minorités aux confins polono-soviétiques (1944–1947), Paris, Fayard.
- Isajiw W. W., Boshyk Y. & Senkus R. (dir.). 1992. The Refugee Experience : Ukrainian Displaced Persons After World War II, Edmonton, Canadian Institute of Ukrainian Studies, University of Alberta.
- Polian P. 2004. Against their Will : The History and Geography of Forced Migrations in the USSR, Budapest, CEU Press.
- Zhvanko L. 2012. Beženci Peršoi svitovoi vyjny : ukrainskyj vymir [Les réfugiés de la Première Guerre mondiale : la perspective ukrainienne], Kharkiv, Apostrof.
L’auteur
Thomas Chopard est chercheur postdoctorant au CREE, à l’Inalco, et directeur-adjoint du Centre d’études franco-russe. Il est fellow de l’Institut Convergences Migrations.
Citer cet article
Thomas Chopard, « Fuites et migrations forcées dans l’Ukraine en guerre à l’époque contemporaine », in : Antonin Durand, Thomas Chopard, Catherine Gousseff et Claire Zalc (dir.), Dossier « Migrations et frontières de l’Ukraine en guerre », De facto [En ligne], 33 | Juin 2022, mis en ligne le 24 juin 2022. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2022/06/05/defacto-033–03/
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