En un mois, environ 4 millions d’Ukrainien.ne.s ont quitté leur pays suite à l’agression russe du 24 février 2022, ce qui constitue un déplacement de population sans précédent en Europe depuis la seconde guerre mondiale. Celui-ci amène à repenser les dynamiques migratoires, de refuge et de l’asile sur le territoire européen, ainsi qu’à envisager la question des migrations ukrainiennes dans une perspective régionale et historique plus large.
1/Accueil, droit au séjour et mobilisations européennes
La mobilisation de l’Europe et de la France en faveur des personnes fuyant la guerre en Ukraine vient bouleverser la politique de l’accueil. Elle rompt avec les pratiques en cours, au moins depuis 2015, tant sur les plans politique, administratif, économique, que social. Tout d’abord, cette mobilisation marque deux ruptures majeures, dans le temps et l’espace. Le droit au séjour des Ukrainien.ne.s en Europe a été admis une semaine après le début du conflit et cela par tous les pays membres de l’Union européenne (UE). L’octroi de ce statut propose une aide sociale et financière, le droit au séjour permettant la mobilité sur le continent et l’autorisation de travailler. D’autre part, la crise ukrainienne suscite un effort financier et une démonstration de solidarité de la part des Européen.ne.s jamais égalée : ouverture massive de places d’hébergement d’urgence, propositions d’hébergements citoyens, etc.
Il serait intéressant de questionner les rouages de ces décisions et leur périmètre. Les mesures de protection des Ukrainien.ne.s réfugié.e.s, par l’octroi de papiers, d’accès au soin et au travail, permettent de lever immédiatement les obstacles majeurs qui empêchent habituellement l’installation et l’insertion des étranger.e.s primo-arrivant.e.s en France. Le « traitement différentiel » qui caractérise la politique d’accueil, et en l’occurrence bénéficie ici aux exilé.e.s ukrainien.ne.s, a été relevé par les médias et dénoncé par certaines associations. Des études comparatives avec les actions lors d’autres mouvements migratoires (crise syrienne, crise afghane, etc.) permettraient de faire ressortir l’impact social, épidémiologique et psychologique, de ces mesures.
Par ailleurs, ce régime de protection est mis en œuvre pour la première fois depuis sa création il y a plus de vingt ans, alors que les États européens peinaient à définir un cadre d’action commun en matière d’immigration et d’asile. Ces mesures annoncent-elles les prémisses d’un nouveau pacte européen sur les migrations ou rappellent-elles à l’inverse les motivations socio-culturelles de l’accueil, immédiat lorsqu’il s’adresse à une population européenne, blanche et chrétienne, limité s’il s’adresse à des populations musulmanes d’Afrique ou d’Asie ?
2/Migrations ukrainiennes en Europe et au-delà
L’arrivée massive d’exilé.e.s ukrainien.ne.s en Europe nécessite de nouveaux éclairages sur les dynamiques historiques et géographiques des migrations, tout comme leurs caractéristiques socio-démographiques.
S’agissant d’une migration singulière, composée en grande majorité de femmes, d’enfants, de grands-parents, les caractéristiques socio-démographiques de cette population en termes d’âge, de genre, de génération doivent amener une réflexion – y compris en termes de politiques publiques – sur les modalités de l’installation et de l’intégration au niveau local, les vulnérabilités spécifiques, les besoins en termes d’emploi et d’accueil (question du soin et de l’éducation apportés aux enfants et adolescents et de l’aide apportée aux mères isolées et aux personnes blessées ou malades par exemple).
La rapidité avec laquelle les institutions de l’asile, certaines collectivités locales, des citoyen.ne.s, se sont mobilisées, et cela dans tous les domaines, hébergement, éducatif, offre médicale et psychologique, avec pour objectif de prendre en charge immédiatement et entièrement des populations réfugiées montre à la fois une capacité de réaction importante et pose la question de la pérennisation. La politique de l’accueil en France depuis 2015, traversée par d’autres élans et impératifs de protection par exemple lors de la crise sanitaire, capitalise-t-elle une certaine expérience ? Quels sont les enjeux de la pérennisation de l’insertion sociale et économique des « réfugié.e.s » ukrainien.ne.s ? Quels sont les différentes propositions selon les territoires ?
D’autre part, cette migration ukrainienne présente une historicité : elle s’inscrit dans des réseaux migratoires, des relations sociales de longue date, des mémoires. Elle mobilise à la fois des liens existant avant l’agression russe (par exemple des réseaux professionnels internationaux, tels que les chercheurs), des liens de proximité (la proximité Pologne-Ukraine), des liens diasporiques ( liens de ces nouveaux arrivants avec les diasporas installées en Pologne, en Italie, en Espagne, en Grande-Bretagne, en Allemagne etc.), et parfois même des liens linguistiques. Par exemple, on relève, parmi les arrivées en France, la présence de nombreux francophones (étudiants d’Afrique francophone, Ukranien.ne.s francophones, couples mixtes comprenant un.e francophone, etc.). Ces relations sont à analyser, dans leur dimension européenne et au-delà (postcoloniale, etc.).
Enfin rappelons qu’avant la guerre, la migration ukrainienne n’était, loin de là, pas uniquement dirigée vers l’Europe : la Fédération de Russie, le Kazakhstan, les États-Unis figuraient également parmi les premières destinations des migrant.e.s ukrainien.ne.s. On pourra ici analyser les nouveaux déploiements de ces diasporas qui interrogent plus largement, par exemple, les relations russo-ukrainiennes.
3) Impact de la guerre en Ukraine et des réfugiés sur les diasporas post-soviétiques en Europe
L’accueil des réfugiés ukrainiens, objet d’un unanimisme politique de l’UE jamais vu jusqu’ici, rend aussi visible, de manière relativement soudaine, les diasporas post-soviétiques en Europe, que celles-ci soient acquises à la cause de l’Ukraine (à travers des mouvements tels de Russie-Libertés en France) ou au contraire qu’elles prennent parti pour l’invasion russe du pays tel qu’on peut le constater (à travers, par exemple, la manifestation automobiliste pro-russe sur le boulevard périphérique de Berlin le 3 avril, ou la déclaration du Centre spirituel et culturel orthodoxe russe du quai Branly à Paris début mars). Ces manifestations reflètent tout à la fois l’existence de diasporas dont l’existence a été soit sous-estimée, soit peu suivie dans ses évolutions. Dans quelle mesure ces diasporas peuvent-elles influer dans la posture des États et des opinions publiques ?
Au-delà, l’invasion par l’armée russe de l’Ukraine a suscité des mouvements de protestation et de répression qui ont entraîné des départs précipités, de Russie ou de Biélorussie, venant grossir les rangs des « nouveaux dissidents » de pays assumant pleinement leurs pouvoirs dictatoriaux. Plusieurs milliers de Biélorusses, plusieurs dizaines de milliers de Russes, journalistes, membres d’ONG, scientifiques, ou simples opposants de la guerre, actuellement menée contre l’Ukraine, se trouvent actuellement en exil. Que représentent-ils, dans quelle mesure s’engagent-ils et peuvent-ils constituer un vivier de reconstruction démocratique de cet espace face à la destruction à l’œuvre ?
Appel à projet et calendrier
Ces différents enjeux permettent d’envisager des enquêtes pluri-disciplinaires de la part de tous les départements de l’ICM, quantitatives et/ou qualitatives, pour réfléchir à la spécificité de cette « crise ukrainienne ». L’ICM encourage les projets à dimension internationale, proposant une dimension comparative ou transnationale, en lien avec des chercheurs situés à l’étranger. L’ICM encourage également les recherches en lien avec les acteurs associatifs (enquêtes dans des centres d’accueil par exemple) ou les collectivités locales (enquête sur les mobilisations, etc.).
Cet appel flash vise à mobiliser la communauté scientifique d’ICM autour de travaux empiriques ou de montage de projets européens (organisation d’une réunion de travail et d’une journée d’étude à Paris, par exemple). Il vous est proposé de répondre sous la forme d’une note d’intention brève, portée par un ou plusieurs fellows ICM. La note comporte le développement d’une problématique, avec des hypothèses d’enquêtes et une méthodologie (partenaires, calendrier, budget estimé) à remettre d’ici au 9 mai prochain. Les projets présentés sont de 3 000 à 50 000 euros. Un processus de sélection rapide permettra de faire un retour aux porteurs dans le courant du mois de mai.
Plateforme de dépôt
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