Appel à communications
Dans l’Europe des années 2000, on assiste à une prolifération de dispositifs de politiques publiques visant à favoriser la participation locale des populations précaires. Afin de les sortir de leur marginalité supposée, des jeunes, des chômeurs, des mères d’enfants en bas âge ou encore des migrants récemment arrivés sont sommés de saisir une offre locale de participation – à des ateliers, à des projets, à des cours – développée par des travailleurs sociaux tous statuts confondus, soucieux de solidifier les liens « de proximité » qui attachent les individus précaires à autrui, de les socialiser à certains modes de vivre-ensemble et de développer chez eux des sentiments d’attachement au quartier.
Aussi divers soient-ils, les différents dispositifs de participation au niveau local font écho à l’émergence en Europe, dans le sillage de la Troisième Voie, de techniques de « gouvernement par la communauté » (Rose, 1996), c’est-à-dire des techniques relationnelles de gouvernement qui reposent sur les réseaux sociaux locaux et les synergies émotionnelles (Vollebergh et al., 2021) et remplacent la référence à l’État et à l’’ayant-droit’ par l’échelle du « territoire » et de l’usager (Autès, 1995 ; Jaeger, 2011). Ces dispositifs cherchent à mobiliser les habitants précaires des quartiers populaires autour d’activités quotidiennes, qui renvoient à des liens forts et au registre de l’intime : cuisine, jardinage, loisirs récréatifs.
C’est précisément par leur dimension relationnelle et collective que ces nouvelles pratiques de travail social se distinguent des techniques de gouvernement de la précarité plus individualisées, centrées sur la formation de « subjectivités morales » (Fassin, 2013) ou sur des pratiques de « citoyennisation » (Fortier, 2010 ; Nordberg & Wrede, 2015). Leur matière première est moins l’individu marginalisé, ses croyances, comportements et compétences, que les liens qui sont supposés attacher les résidents de quartiers populaires les uns aux autres. C’est par le gouvernement de ces liens, par la transformation de leur quantité, qualité et configuration que procèdent les techniques relationnelles des gouvernements de la précarité.
Cet appel à communications souhaite dresser un état des lieux, à l’échelle locale, de la façon dont les « solidarités participatives » (Paugam, 2007), encouragées voire suscitées par des équipes locales, se reconfigurent et s’étendent dans des espaces ambigus situés à l’intersection de la vie publique et des appartenances privées. De quelles politiques sociales s’agit-il ? Dans quels quartiers ces pratiques se répandent-elles ? Quelles populations visent-elles ? à quelles conditions peuvent-elles se déployer dans la durée ? Comment ces nouvelles pratiques s’inscrivent-elles dans l’histoire longue des politiques sociales européennes dans leur diversité ? Quels effets ont-elles, non seulement sur les populations-cibles, mais aussi sur les travailleurs sociaux eux-mêmes, dont on sait à quel point le statut a été précarisé par la délégation de pans entiers de la protection sociale au tiers secteur dès les années 2000 en France (Hély, 2008) ? Enfin, que pouvons-nous retirer de ces expériences pour comprendre la constitution de nouvelles solidarités et inégalités ?
Des travaux européens menés en anthropologie de l’État se sont saisis de l’échelle locale pour observer les travailleurs sociaux à l’œuvre auprès des populations précarisées des quartiers populaires des grandes métropoles européennes (Koch, 215 ; Marchesi, ; 2020 Vollebergh et alii, 2021). Les travailleurs sociaux semblent se rapprocher, sociologiquement et émotionnellement, des publics auxquels ils s’adressent. L’accent mis sur les relations personnelles et sur le travail émotionnel suggère des représentations de l’état adoucies, morales et affectives. En juxtaposant aux agents de guichets (Dubois, 1999) des agents de « proximité » (Breviglieri, Pattaroni & Stavo-Debauge, 2003 ; Manier 2013), le travail sur les liens contribue au brouillage des contours de l’État : il procède par l’extension des frontières du travail social (Avenel et Duvoux, 2020) et par le floutage des frontières entre les scènes sociales, marchande, institutionnelle, personnelle (Weber, 2014).
Nous attendons de ces journées une discussion entre les chercheurs français intéressés par les transformations structurelles de la protection sociale et les travaux européens qui explorent la gouvernementalité néolibérale par un autre biais (Muehlebach, 2012) et en tirent des perspectives permettant de renouveler les études contemporaines sur la façon dont sont distribuées les ressources de la protection sociale.
Les propositions devront être fondées sur des recherches empiriques originales qui décrivent des stratégies et des techniques du travail social renvoyant au gouvernement relationnel des populations précaires dans l’Europe d’aujourd’hui. Elles devront également apporter une contribution substantielle au questionnement sur les frontières de la participation et sur la reconfiguration des citoyennetés.
Les propositions doivent s’inscrire dans un des trois axes de recherches suivants :
Axe 1 : Quelles sont les pratiques concrètes du « gouvernement par les liens » ?
Si le contexte français est imprégné par une tension persistante entre des logiques collectives d’empowerment et d’action (Carrel & Rosenberg, 2014) et des logiques plus individuelles orientées vers la responsabilité et la capacitation (Bacqué & Biewener, 2015), des recherches pionnières dans d’autres contextes européens se sont centrées spécifiquement sur les pratiques relationnelles des professionnels et bénévoles de l’État social, permettant d’observer les nouveaux imaginaires de la citoyenneté et de l’État social. Ils mettent en évidence des tentatives des travailleurs sociaux de créer au sein des quartiers populaires des moments de convivialité (Vollebergh, 2016 ; Wessendorf, 2013), des espaces de mobilisation exclusivement féminine (de Wilde, 2016 ; Manier, 2013), des « publics intimes » (Marchesi, 2020) dans la confidentialité desquels notamment les habitants des quartiers populaires sont encouragés à devenir des acteurs engagés et attentifs à leurs communautés résidentielles. Nous invitons des contributions qui systématisent et prolongent ces observations de l’intense travail relationnel pratiqué par les professionnels du travail social dans toute leur diversité (employés et bénévoles du monde associatif, fonctionnaires). Il s’agirait, par exemple, de mettre en évidence les pratiques concrètes du care (voir Koch & James, 2022), du « travail affectif » (de Wilde & Duyvendak, 2016 ; Fortier, 2016) ou du « travail d’appartenance » (Haapajärvi, 2021 ; Kuurne (Ketokivi) & Vieno, 2021) engagés par les professionnels et les usagers des dispositifs participatifs pour poser les bases émotionnelles, identificatoires et normatives de l’appartenance dans les quartiers. Des propositions sur les pratiques de « pair-aidance » à l’œuvre dans certaines politiques de santé sont les bienvenues.
Axe 2 : Comment les populations visées s’approprient-elles les dispositifs participatifs qui interviennent sur le tissu relationnel local ?
Nous encourageons des contributions qui abordent la complexité des catégorisations, interactions et engagements que les individus précaires développent lorsqu’ils viennent au contact des initiatives participatives. Nous sommes intéressés par des travaux qui analysent les positions contradictoires que les initiatives participatives peuvent engendrer chez les individus précaires, aussi bien par des mécanismes d’adaptation que des utilisations stratégiques (e.g. Chevallier, 2019 ; Laplanche-Servigne & Sa Vila Boas, 2019 ; Palomares, 2008). Qu’est-ce que les individus y cherchent et trouvent comme ressources pour mener leur vie quotidienne ? Comment eux-mêmes articulent-ils les liens dont ils sont partie prenante ? Comment contournent-ils les visées stratégiques de gouvernement ? Nous invitons également des réflexions sur la dimension politique des dispositifs participatifs. Les interventions participatives portées par les travailleurs sociaux empêchent-elles les mobilisations politiques des populations précaires ? Ou au contraire, peuvent-ils fonctionner en tant que nouveau vivier de ressources pour des visées qui échappent aux projections normatives des politiques publiques (Acosta et al., 2020 ; de Wilde, 2016 ; Talpin et al., 2021)
Axe 3 : Comment l’État social est-il produit par le bas ?
Enfin, nous proposons de saisir les enchevêtrements entre les professionnels et les bénévoles du travail social d’un côté, et les populations marginalisées et minorisées qu’ils visent de l’autre, comme une forme de production de l’État social par le bas (Kofman, 2008). L’horizontalisation des pratiques du travail social autant que les processus d’institutionnalisation de ces solidarités familiales, communautaires et de voisinage contribuent aujourd’hui aux transformations des systèmes de protection sociale, territorialisés et fragmentés. Que la participation éclipse la protection, que le terrain national soit supplanté par la communauté locale en tant que foyer naturalisé des solidarités sociales, que la citoyenneté soit saisie dans une dimension morale et relationnelle plutôt que juridique et sociale s’interprète à l’aune de grandes tendances communément observables au sein des pays européens, eux-mêmes marqués par des spécificités contextuelles : les réformes néolibérales des politiques assistancielles qui établissent un lien explicite entre la protection sociale et l’ « activité » (Duvoux, 2009 ; Häikiö, 2011 ; Newman & Tonkens, 2011), la territorialisation des politiques sociales et la réification du quartier ségrégué plutôt que l’individu ciblé comme ayant-droit (Rose, 1996 ; Tissot, 2007), la délégation des missions du travail social au Tiers-secteur et aux bénévoles du monde associatif (Cottin-Marx et al., 2017 ; Muehlebach, 2012), l’entrecroisement de la « question sociale » et de la « question raciale » (Fassin & Fassin, 2009), l’inflexion culturaliste de la citoyenneté (Duyvendak et al., 2016). Nous accueillons des recherches qui examinent comment les acteurs qui mettent en pratique les initiatives de la participation dans un contexte de politiques d’austérité gèrent la question épineuse de la moralité, de la responsabilité de l’État, de la redistribution, de la reconnaissance et du care. Autrement dit, comment les acteurs engagés dans la participation refaçonnent-ils les politiques de protection sociale ?
Modalités de soumission
Les propositions de communications, en anglais ou en français (300 à 500 mots) sont à adresser aux organisatrices Linda Haapajärvi et Olivia Vieujean avant le 10 avril 2022 :
linda haapajarvi@ehess.fr ; olivia.vieujean@ulb.be
Les réponses seront communiquées au 17 avril.
Les deux journées se tiendront sur le campus Jourdan au 46 boulevard Jourdan, Paris 75014.
Ces journées d’études s’inscrivent dans le projet de publication d’un dossier thématique dans la revue Participations. À l’issue des journées, les participants qui souhaitent s’engagent dans cette démarche de publication et qui se seront signalés au comité d’organisation, seront convié.e.s à une session supplémentaire organisée à cette intention, sur la base d’un envoi, en amont, d’un texte d’environ 30.000 signes (espaces compris).
Comité d’organisation
Flávio Eiró (University of Groningen)
Linda Haapajärvi (Centre Maurice Halbwachs et Université de Helsinki)
Olivia Vieujean (Centre Maurice Halbwachs et Laboratoire d’anthropologie des Mondes Contemporains)
Anick Vollebergh (Radboud University Nijmegen)
Repères bibliographiques
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Anttonen, A., Häikiö, L., & Stefánsson, K. (Éds.). (2012). Welfare state, universalism and diversity. Edward Elgar.
Autès, M. (1995). Les sens du territoire. Revue des politiques sociales et familiales, 39, 57–71
Avenel, C. & Duvoux, N. (2020) Avant-propos. Revue française des affaires sociales, 2, 5–27.
Bacqué, M.-H., & Biewener, C. (2015). L’empowerment, une pratique émancipatrice ? La Découverte.
Carrel, M., & Rosenberg, S. (2014). L’empowerment et le travail social sont-ils compatibles en France ? Recherche sociale, 209(1), 25‑35.
Cottin-Marx, S., Hély, M., Jeannot, G., & Simonet, M. (2017). La recomposition des relations entre l’État et les associations : Désengagements et réengagements. Revue francaise d’administration publique, 163(3), 463‑476.
de Wilde, M. (2016). Home is Where the Habit of the Heart is : Governing a gendered sphere of belonging. Home Cultures, 13(2), 123‑144.
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Fassin, D. (Éd.). (2013). Juger, réprimer, accompagner : Essai sur la morale de l’État. Éditions du Seuil.
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AAC_Gouverner par les liens_2022