L’impact des médias sur les attitudes envers l’immigration

Jérôme Valette et Sarah Schneider-Strawczynski, économistes

L’immigration s’impose aujourd’hui comme un des thèmes majeurs de la campagne présidentielle à venir et la place qui lui est accordée dans les médias semble n’avoir jamais été aussi importante. Quels effets peut-on alors attendre de cette augmentation de la visibilité médiatique du thème de l’immigration ?

La campagne prési­den­tielle désor­mais lancée, les télé­spec­ta­teurs Fran­çais assistent à une multi­pli­ca­tion des inter­views et débats télé­visés entre candi­dats, déclarés ou non. Dès lors, une théma­tique parti­cu­lière semble s’imposer et occuper la majeure partie du temps d’audience : l’immigration. Le 14 novembre dernier, Éric Ciotti, candidat au congrès Les Répu­bli­cains pour la prési­dence de la répu­blique, justi­fiait cet état de fait en affir­mant que l’immigration était la première préoc­cu­pa­tion des Fran­çais. Or, quelques jours plus tôt, un sondage ELABE pour BFMTV révé­lait que l’immigration n’arrivait qu’en troi­sième posi­tion des thèmes les plus impor­tants de l’élection prési­den­tielle de 2022, loin derrière le pouvoir d’achat (47 %) ou encore la sécu­rité (30 %) ; n’étant consi­déré que par 27 % des répon­dants comme un thème impor­tant et par seule­ment 11% comme un enjeu majeur.[1]Une autre étude par OpinionWay et publiée le 1er octobre donnait une tendance simi­laire où l’immigration était une préoc­cu­pa­tion pour 40% des Fran­çais à égalité avec d’autres thèmes comme le pouvoir d’achat, la sécu­rité ou encore la protec­tion sociale.

Dès lors, si l’immigration n’est pas la préoc­cu­pa­tion majeure des Fran­çais, et dans un contexte où les flux entrants de migrants et le solde migra­toire, constant depuis plus d’une décennie, semblent maîtrisés[2]Edo Anthony (2016), L’Économie mondiale 2017, Migra­tions et mouve­ments de réfu­giés : état des lieux et consé­quences écono­miques, Éditions La Décou­verte, coll. Repères, Paris., comment expli­quer que l’espace média­tique réservé à ce thème soit aujourd’hui aussi impor­tant ? Pour­quoi certains candi­dats tentent-ils d’imposer ce thème et quel impact doit-on attendre de l’augmentation de la visi­bi­lité de l’immigration dans les médias à l’approche de l’élection prési­den­tielle ? Pour répondre à cette ques­tion, cet article étudie l’impact du temps d’antenne et du trai­te­ment jour­na­lis­tique consacré à l’immigration à la télé­vi­sion fran­çaise sur les atti­tudes des citoyens.

De l’importance relative de la couverture médiatique de l’immigration

Les résul­tats de notre étude empi­rique[3]Voir la descrip­tion de notre méthode à la fin de l’article. mettent en évidence plusieurs effets indé­pen­dants. Premiè­re­ment, une visi­bi­lité accrue de l’immigration dans les médias entraîne une pola­ri­sa­tion des atti­tudes envers l’immigration. En effet, un temps d’antenne plus impor­tant consacré à l’immigration dans les chaînes fran­çaises exacerbe l’opinion publique envers cette dernière et attire les télé­spec­ta­teurs vers des atti­tudes extrêmes. Ainsi, les indi­vidus modé­ré­ment favo­rables à l’immigration deviennent très favo­rables à celle-ci tandis que les indi­vidus peu favo­rables à l’immigration deviennent forte­ment opposés à cette dernière. L’effet est non seule­ment signi­fi­catif statis­ti­que­ment mais aussi impor­tant par sa taille. Ainsi, une augmen­ta­tion de 1 point de pour­cen­tage de la part de sujets consa­crés à l’immigration, sur une chaîne et pour un mois donné, est asso­ciée, pour un indi­vidu initia­le­ment peu préoc­cupé par l’immigration, à une proba­bi­lité indi­vi­duelle plus impor­tante de 2 points de pour­cen­tage de reporter des opinions extrêmes envers l’immigration.

Ces résul­tats ne se cantonnent pas aux opinions envers l’immigration mais s’étendent aussi aux choix de votes. Nos résul­tats montrent qu’une augmen­ta­tion de la préva­lence de l’immigration dans les émis­sions télé­vi­sées tire une partie des élec­teurs du centre et de la droite vers l’extrême-droite tandis que les élec­teurs du centre-gauche augmentent leur proba­bi­lité de voter pour la gauche tradi­tion­nelle et les partis écologistes.

« À cadrage médiatique égal, parler d’immigration compte et redistribue les cartes du jeu politique en polarisant les électeurs. »

Jérôme Valette et Sarah Schneider-Strawc­zynski, écono­mistes

L’augmentation du temps d’antenne consacré à l’immigration fait donc en partie le jeu de l’extrême-droite et confirme l’intérêt stra­té­gique de certains candi­dats d’imposer le sujet migra­toire au cœur de la campagne actuelle. À cadrage média­tique égal, parler d’immigration compte et redis­tribue les cartes du jeu poli­tique en pola­ri­sant les électeurs.

De l’importance du traitement journalistique de l’immigration 

Nos résul­tats montrent néan­moins que tous les sujets ratta­chés à l’immigration ne se valent pas. À l’aide de méthodes de trai­te­ment auto­ma­tique du langage naturel[4]Le trai­te­ment auto­ma­tique du langage naturel (TALN) est un champ de recherche qui combine linguis­tique, infor­ma­tique et intel­li­gence arti­fi­cielle, et qui vise à modé­liser et repro­duire la capa­cité humaine à produire et à comprendre des énoncés linguis­tiques dans des buts de commu­ni­ca­tion Écouter par exemple cette émis­sion … Lire la suite, nous parve­nons à isoler les sujets plus spéci­fiques ratta­chés à l’immigration dans les médias Fran­çais sur notre période d’analyse. Les données révèlent, entre autres, que des chaînes comme TF1 par exemple, regar­dées par des indi­vidus plutôt défa­vo­rables à l’immigration, asso­cient dans 20 % des cas l’immigration à son coût ou encore dans 12 % des cas au terro­risme. En revanche, des chaînes regar­dées par des indi­vidus rela­ti­ve­ment plus favo­rables à l’immigration, comme Arte, ne consacrent respec­ti­ve­ment que 9 et 5 % à ces sujets et préfèrent s’intéresser au conflit Syrien ou à la crise en Médi­ter­ranée sur la période analysée. L’effet de pola­ri­sa­tion des atti­tudes abordé précé­dem­ment est notam­ment tiré par des sujets précis tel que le coût de l’immigration ou l’accueil et l’intégration des immi­grés en France.

« […] l’utilisation d’une rhétorique négative joue de manière substantielle sur les attitudes envers l’immigration et tire l’ensemble de la population vers des positions anti-immigration. Si parler d’immigration compte, la manière d’en parler a donc également son importance. »

Jérôme Valette et Sarah Schneider-Strawc­zynski, écono­mistes

En revanche, les infor­ma­tions ayant trait à l’immigration dans d’autres pays d’accueil, comme en Alle­magne ou aux États-Unis, augmentent l’empathie de l’ensemble des télé­spec­ta­teurs et tirent les indi­vidus vers des atti­tudes plus favo­rables envers l’immigration. Il appa­raît alors que des télé­spec­ta­teurs puissent « devenir » pro-immi­gra­tion en fonc­tion du cadrage média­tique, mais que la ques­tion des coûts poten­tiels asso­ciés à une immi­gra­tion sur le terri­toire national soit une source majeure de division.

Enfin, le cadrage jour­na­lis­tique de l’immigration dans les médias, et en parti­cu­lier le ton adopté, appa­raît égale­ment comme crucial. Là encore une analyse textuelle appro­fondie dite « de senti­ment » montre que les diffé­rentes chaînes, entre elles, mais égale­ment dans le temps, adoptent un discours plus ou moins positif ou négatif pour traiter de l’immigration. Nos résul­tats révèlent que si l’adoption d’un discours positif, à temps d’antenne égal, influence peu les atti­tudes, l’utilisation d’une rhéto­rique néga­tive joue de manière substan­tielle sur les atti­tudes envers l’immigration et tire l’ensemble de la popu­la­tion vers des posi­tions anti-immi­gra­tion. Si parler d’immigration compte, la manière d’en parler a donc égale­ment son importance.

Reprendre la main sur l’agenda politico-médiatique

Notre étude empi­rique souligne donc la néces­sité pour les médias de reprendre la main sur l’agenda poli­tico-média­tique, notam­ment en vue des échéances élec­to­rales à venir, afin d’éviter toute mani­pu­la­tion de ce dernier. Nos résul­tats montrent en effet que le temps consacré à l’immigration, les thèmes abordés en rapport avec ce sujet, et le ton employé pour ce dernier, ont un impact sur les opinions initiales des élec­teurs. Il appa­raît alors primor­dial pour les médias de veiller à un rééqui­li­brage des sujets traités par les programmes d’information, et de l’importance rela­tive qui leur est accordée, au plus proche des aspi­ra­tions réelles des citoyens. Enfin, l’importance de l’influence du cadrage média­tique amène à repenser une nouvelle fois le rôle des jour­na­listes et à recon­si­dérer l’importance de la neutra­lité dans le trai­te­ment média­tique d’un sujet aussi sensible que l’immigration.

La méthode : une étude empi­rique sur la rela­tion entre atti­tudes et couver­ture média­tique de l’immigration

Nous avons mis en rela­tion deux sources de données issues de l’Institut National Audio­vi­suel (INA) et de l’Étude Longi­tu­di­nale par Internet pour les Sciences Sociales (ELIPSS)[5]Créé en 2012, ELIPSS est un dispo­sitif d’enquête par internet repo­sant sur un échan­tillon de plus de 2 200 personnes qui répondent chaque mois à des ques­tion­naires conçus par des équipes de recherche en sciences humaines et sociales..

D’une part, les données de l’INA nous permettent de mesurer très préci­sé­ment, au niveau mensuel, la place accordée à l’immigration dans les prin­ci­pales émis­sions poli­tiques fran­çaises sur les plus grandes chaînes comme TF1, France 2, France 3, Arte, M6, BFM TV et CNEWS. Pour cela nous iden­ti­fions la présence ou non de mots clés liés à l’immigration dans le descriptif mis à dispo­si­tion par l’INA de chaque sujet abordé entre 18h30 et 21h30 dans les prin­ci­paux jour­naux et émis­sions télé­vi­sées. Nous pouvons ainsi comprendre quelle part occupe l’immigration dans le paysage média­tique Fran­çais, et comment ce thème varie substan­tiel­le­ment, à la fois dans le temps, mais aussi par chaîne.

Les données révèlent qu’environ 3% du total des sujets diffusés dans les prin­ci­paux jour­naux télé­visés Fran­çais entre 2013 et 2017 furent consa­crés à l’immigration avec un pic de 6% en 2015, en plein cœur de la crise des réfu­giés, attei­gnant jusqu’à 37% des sujets abordés pour Arte en Septembre de la même année.

D’autre part, les enquêtes ELIPSS nous permettent de mesurer sur 12 vagues d’enquêtes entre 2013 et 2017 l’opinion d’un même indi­vidu envers l’immigration. Ainsi, nous pouvons constater que si 40 % des citoyens reportent des atti­tudes extrêmes envers l’immigration (20 % très favo­rables et 18 % très inquiets), une majo­rité d’entre eux (62 %) restent modérés et peu inquiets vis-à-vis de l’immigration. L’originalité des enquêtes ELIPSS réside dans les ques­tions addi­tion­nelles posées aux répon­dants et notam­ment à propos de leur consom­ma­tion média­tique. Ainsi, nous pouvons savoir pour chaque indi­vidu si ce dernier utilise ou non la télé­vi­sion comme source d’information poli­tique et, si oui, quelle chaîne il privilégie.

Cette dernière infor­ma­tion est cruciale pour notre étude car elle nous permet de lier un indi­vidu aux programmes poli­tiques auxquels ce dernier a été exposé. Ainsi nous pouvons véri­fier si les atti­tudes des Fran­çais envers l’immigration dépendent i) de la place accordée à l’immigration dans le temps global d’antenne et ii) de la façon dont les médias abordent l’immigration, à la fois en termes de théma­tiques mais aussi de trai­te­ment jour­na­lis­tique en adop­tant un ton plus ou moins négatif.

D’autres études en sciences sociales ont pu par le passé s’intéresser à l’impact des médias sur les opinions poli­tiques. L’originalité de notre étude vient de l’utilisation de l’information sur la chaîne regardée afin de résoudre un problème d’auto-sélection. En effet, étant donné que les indi­vidus peuvent choisir de regarder des programmes qui les confortent dans leurs opinions et que les chaînes de télé­vi­sion peuvent adapter leur contenu aux préfé­rences de leur audimat, comparer les atti­tudes de deux indi­vidus regar­dant deux chaînes diffé­rentes n’aurait que peu de sens. Ici, la richesse de nos données nous permet d’exploiter les varia­tions du trai­te­ment média­tique du sujet de l’immigration dans le temps, et ce, pour un indi­vidu unique qui regar­de­rait toujours la même chaîne d’information.

Ainsi, cette stra­tégie nous permet d’éliminer tout problème de sélec­tion des indi­vidus entre chaînes et de nous concen­trer sur l’effet média­tique du trai­te­ment de l’immigration sur l’évolution des atti­tudes d’un même indi­vidu. Notre analyse en panel et les nombreux tests de robus­tesse qui y sont asso­ciés nous permettent égale­ment de contrôler tout événe­ment majeur qui aurait pu influencer les atti­tudes des télé­spec­ta­teurs autre­ment que par l’effet média­tique que nous iden­ti­fions. De plus, la période 2013–2017 sur laquelle nous travaillons nous permet d’exploiter une varia­bi­lité impor­tante du trai­te­ment média­tique de l’immigration entre chaînes et dans le temps en utili­sant la crise des réfu­giés de 2015 comme une expé­rience quasi-natu­relle ayant entraîné une visi­bi­lité accrue de la problé­ma­tique migratoire.

Notes

Notes
1 Une autre étude par OpinionWay et publiée le 1er octobre donnait une tendance simi­laire où l’immigration était une préoc­cu­pa­tion pour 40% des Fran­çais à égalité avec d’autres thèmes comme le pouvoir d’achat, la sécu­rité ou encore la protec­tion sociale.
2 Edo Anthony (2016), L’Économie mondiale 2017, Migra­tions et mouve­ments de réfu­giés : état des lieux et consé­quences écono­miques, Éditions La Décou­verte, coll. Repères, Paris.
3 Voir la descrip­tion de notre méthode à la fin de l’article.
4 Le trai­te­ment auto­ma­tique du langage naturel (TALN) est un champ de recherche qui combine linguis­tique, infor­ma­tique et intel­li­gence arti­fi­cielle, et qui vise à modé­liser et repro­duire la capa­cité humaine à produire et à comprendre des énoncés linguis­tiques dans des buts de commu­ni­ca­tion Écouter par exemple cette émis­sion de La méthode scien­ti­fique sur France culture
5 Créé en 2012, ELIPSS est un dispo­sitif d’enquête par internet repo­sant sur un échan­tillon de plus de 2 200 personnes qui répondent chaque mois à des ques­tion­naires conçus par des équipes de recherche en sciences humaines et sociales.
Pour aller plus loin

Schneider-Strawc­zynski, S. & Valette, J. (2021). « Media Cove­rage of Immi­gra­tion and the Pola­ri­za­tion of Atti­tudes », PSE Working Paper, n° 202146. URL : https://​hal​-ens​.archives​-ouvertes​.fr/​P​J​S​E​_​W​P​/​h​a​l​s​h​s​-​0​3​3​2​2229v1

Les autreurs
  • Jérôme Valette est maître de confé­rence à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et rattaché au CES (Centre d’Éco­nomie de la Sorbonne – UMR 8174). Il est fellow de l’Institut Conver­gences Migrations.
  • Sarah Schneider-Strawc­zynski est docteure en écono­miede l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et ratta­chée à la Paris School of Econo­mics. Elle est fellow de l’Institut Conver­gences Migrations.
Citer cet article

Jérôme Valette et Sarah Schneider-Strawc­zynski, « L’impact des médias sur les atti­tudes envers l’immigration », in : Barbara Joannon, Audrey Lenoël, Hélène Thiollet & Perin Emel Yavuz (dir.), Dossier « Les migra­tions dans l’œil des médias : infox, influence et opinion », De facto [En ligne], 30 | Janvier 2022, mis en ligne le 31 janvier 2022. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2022/01/07/defacto-030–01/

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