Sur les migrations, on n’avance ni politiquement ni médiatiquement

Marie Verdier, journaliste

Propos recueillis par Perin Emel Yavuz, Hélène Thiollet et Barbara Joannon

Sujet de fond et d’actualité, la migration est un thème médiatique récurrent à la fois en raison de situations mal gérées par les États et d’instrumentalisations politiques qui alimentent de nombreux fantasmes. Son traitement demande de redoubler d’exigence et de force mais l’impact est faible.

Des réfu­giés sur un bateau traver­sant la mer Médi­ter­ranée, au départ de la côte turque vers l’île grecque de Lesbos, le 29 janvier 2016. Crédit : Call­mo­nikim. Source : Flickr

Le thème des migra­tions est très présent dans les colonnes de La Croix et sur le site internet. Il y a malheu­reu­se­ment matière à en parler presque tous les jours. S’il n’est jamais diffi­cile d’y consa­crer un article, l’on doit faire des arbi­trages entre tous les sujets qui nous paraissent s’imposer au jour le jour, parfois sous l’influence du débat public ou des polé­miques qui éclatent sur les réseaux sociaux. C’est tout un jeu d’équilibre : d’un côté se faire l’écho des ques­tions qui font débat, les éclairer, les contex­tua­liser ; de l’autre produire aussi sa propre information.

J’ai été amenée à m’intéresser à la ques­tion migra­toire en raison de mon péri­mètre au sein du service monde de La Croix où je m’occupe des pays d’Afrique du Nord et des Balkans qui sont des pays de départ, d’arrivée et/​ou de transit. Je traite cette ques­tion comme un sujet d’actualité et de fond à travers le repor­tage, l’enquête et le « papier d’actu ». Le repor­tage, c’est l’essence même du jour­na­lisme, à savoir aller sur le terrain et témoi­gner. Je suis ainsi allée régu­liè­re­ment dans les îles grecques de Lesbos et de Samos situées à quelques jets de pierre des côtes turques, aux premières loges de l’arrivée de migrants depuis 2015, pour rendre compte de ce qu’il s’y passe.

Témoi­gner cela veut dire rencon­trer des deman­deurs d’asile pour qu’ils racontent leurs parcours de vie, les raisons qui les ont conduits à quitter ou fuir leur pays, les condi­tions souvent périlleuses, voire tragiques, de leur parcours migra­toire et leurs condi­tions de vie dans les camps pendant la longue attente de l’instruction de leur demande d’asile. La palette des acteurs — ONG locales et étran­gères, insti­tu­tions inter­na­tio­nales et euro­péennes (HCR, OIM, EASO, etc.) et élus — sont autant d’interlocuteurs pour éclairer les diffé­rents aspects de la vie dans les camps et l’instruction des dossiers. Un repor­tage peut brosser un pano­rama général de ces problé­ma­tiques ou être foca­lisé (« anglé » dit-on) sur un aspect parti­cu­lier : l’accès à la santé ou à l’éducation dans les camps, les biens de première néces­sité ou encore la percep­tion des habi­tants des îles.

Pour sa part, l’enquête peut viser, par exemple, à comparer les pays euro­péens sur la recon­nais­sance du statut de réfugié selon les natio­na­lités, à essayer de docu­menter les allé­ga­tions de refou­le­ment, ou à s’interroger sur les éven­tuelles viola­tions du droit de l’UE qu’il s’agisse du sauve­tage en mer ou des accords contractés avec les pays tiers (accord UE-Turquie, soutien aux garde-côtes libyens).

Enfin, le « papier d’actu » est quant à lui dicté par une actua­lité, un naufrage en mer, une déci­sion poli­tique telle celle sur la restric­tion des octrois de visas aux citoyens de pays du Maghreb au motif que ces pays ne coopé­re­raient pas pour le retour de leurs ressor­tis­sants en situa­tion irré­gu­lière en France. Il s’agit en quelques heures de rapporter les faits, tenter de les expli­quer, et les mettre en pers­pec­tive. Cela peut faire aussi l’objet de débats, de confron­ta­tion des points de vue, ou d’interviews.

Au-delà des sources, la déraison

Le trai­te­ment d’un sujet est géné­ra­le­ment alimenté par de multiples sources, l’objectif étant de véri­fier nos infor­ma­tions. La recherche de statis­tiques produites est centrale pour appuyer un propos mais la trans­pa­rence n’est pas toujours de mise. Il faut parfois être très insis­tant pour obtenir des données admi­nis­tra­tives. Par exemple, lorsque le gouver­ne­ment a annoncé fin septembre 2021 la dimi­nu­tion des auto­ri­sa­tions de visas pour les pays du Maghreb qui refusent d’ac­cueillir leurs ressor­tis­sants expulsés du terri­toire fran­çais, il a fallu insister auprès du Minis­tère de l’Intérieur pour obtenir des chiffres afin de comprendre cette déci­sion et en mesurer l’impact. Or ce dernier ne donne que ceux qu’il veut.

Dans l’échelle de temps de l’information, qui implique de réagir vite, on essaie de récolter le maximum d’éléments sur le moment. Mais un tel sujet méri­te­rait d’être creusé : quels sont les chiffres des années précé­dentes ? Est-ce qu’il y a vrai­ment plus de réten­tions ? Est-ce que ces pays ont décidé de jouer au bras de fer ? Est-ce qu’on met des choses sur le dos de la crise sani­taire… ? On devrait, dans la presse, faire plus de suivi sur ce genre de dossier. C’est ce qui permet de trouver des infor­ma­tions et de sortir du bruit ambiant.

« Les propos de chercheurs, globalement très convergents sur l’analyse de la situation, et les articles de presse sont comme des coups d’épée dans l’eau, inopérants pour dépassionner le débat et influer sur les décisions politiques.  »

Marie Verdier, jour­na­liste

Et puis on croise l’information en inter­ro­geant plusieurs inter­lo­cu­teurs, insti­tu­tion­nels, ONG… qui docu­mentent des faits. Le recours à l’expertise des cher­cheurs est presque systé­ma­tique. Cette exper­tise donne de la force et de la valeur aux propos tenus. Ce n’est pas moi, Marie Verdier, qui dit que le terme « crise migra­toire » est abusif, qui dit qu’il y a viola­tion du droit, etc., mais un.ou une scien­ti­fique qui donne les argu­ments pour étayer son propos. Cela est parti­cu­liè­re­ment néces­saire sur un sujet devenu aussi sensible poli­ti­que­ment et socialement.

La frus­tra­tion vient du senti­ment d’impuissance. Les propos de cher­cheurs, globa­le­ment très conver­gents sur l’analyse de la situa­tion, et les articles de presse sont comme des coups d’épée dans l’eau, inopé­rants pour dépas­sionner le débat et influer sur les déci­sions poli­tiques. Le débat public reste mono­po­lisé par les mêmes antiennes maintes fois décons­truites. Si l’on prend la ques­tion des passeurs, combien de fois a‑t-on pu écrire que le passeur est le fait de la ferme­ture des fron­tières ? Idem pour le déve­lop­pe­ment des pays qu’il faudrait soutenir pour limiter les départs, alors qu’il a été démontré que le déve­lop­pe­ment est un facteur qui favo­rise écono­mi­que­ment la migra­tion. Ou encore le rôle préten­du­ment attractif des allo­ca­tions fami­liales pour les candi­dats à la migra­tion… quand bien même ils n’ont aucune idée des dispo­si­tifs de soli­da­rité sociale dans notre pays… C’est inau­dible. On voit bien que l’on n’avance pas poli­ti­que­ment ni média­ti­que­ment. On peut même dire qu’avec l’obsession migra­toire, et la très grande frilo­sité des respon­sables poli­tiques qui s’abstiennent de tout propos coura­geux et optent pour la suren­chère sécu­ri­taire, l’on vit actuel­le­ment une période de régression.

Il m’est diffi­cile de dire si les migra­tions sont plus que d’autres thèmes l’objet d’infox. Mais il est clair que le sujet est parti­cu­liè­re­ment propice aux propos tenus en toute déraison. Et il est clair aussi que les réseaux sociaux sont des boule­vards et des ampli­fi­ca­teurs pour les infox.

Un lectorat divisé mais globalement favorable à l’accueil

Notre lectorat est divers. Plutôt loca­lisé en région, il n’est pas forcé­ment confronté dans le quoti­dien aux problèmes migra­toires, ce qui peut favo­riser les fantasmes et les angoisses. Toute­fois, la grande majo­rité de nos lecteurs sont sensibles au sujet, inquiets de la gestion sécu­ri­taire et dénuée de toute huma­nité, en France et plus large­ment au sein de l’Union euro­péenne. Ils sont aussi à l’écoute des propos du pape en faveur de l’hospitalité.

« C’est un éternel recommencement. On a l’impression même que l’on recule sur certains sujets et qu’il faut en plus remonter la pente. »

Marie Verdier, jour­na­liste

Une mino­rité du lectorat – que l’on peut peut-être estimer à 30% au vu des cour­riers que l’on reçoit – se déclare en faveur d’une restric­tion des flux migra­toires, au motif que « la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde », sans retenir la suite : « mais elle doit en prendre fidèlement sa part » (selon l’une des nombreuses versions des propos de Michel Rocard). Notre lectorat, comme l’opinion en général, n’est pas hermé­tique au discours ambiant et aux thèmes récur­rents qui imprègnent les esprits (sur le grand rempla­ce­ment, le flot inta­ris­sable des migrants, l’appel d’air que consti­tue­rait l’aide sociale…). Ces ques­tions sont un éternel recom­men­ce­ment. On a l’impression même que, dans la percep­tion de certains sujets, l’on recule et qu’il faut en plus remonter la pente.

Le service du cour­rier des lecteurs reçoit beau­coup de lettres posi­tives pour demander des infor­ma­tions complé­men­taires, de quelle façon aider… mais aussi des lettres de désac­cord sévère. Nous répon­dons à tous les cour­riers mais il est diffi­cile de savoir si nos argu­ments aident à changer les posi­tions car, malheu­reu­se­ment sur ces ques­tions, on n’est pas dans le rationnel. Dire que le droit de la mer n’est pas respecté, que le droit euro­péen n’est pas respecté, que toutes nos règles sont bafouées ne suscite pas une grande vague de mobi­li­sa­tion, au-delà des ONG dédiées et des initia­tives individuelles.

Répéter, humaniser et illustrer pour toucher les esprits

Le jour­na­lisme, c’est informer mais c’est aussi faire œuvre de péda­gogie. Alors, on continue : on répète les faits et les défi­ni­tions. « Réfugié » et « deman­deurs d’asile », ce sont des statuts parti­cu­liers. Même s’il n’est pas toujours facile de faire ce travail conti­nuel­le­ment dans chaque article. J’essaie d’éviter le terme « migrant » qui est devenu péjo­ratif et anony­mi­sant pour dési­gner une masse informe d’individus que l’on a le droit de maltraiter. Mais c’est un terme géné­rique dont il est diffi­cile de se passer. Ce qu’il se passe dans les mots et dans le réel ne sont pas sans lien ; le harcè­le­ment quoti­dien des « migrants » à Calais par les forces de l’ordre est un exemple de cet effet du langage. Tout, y compris le pire, devient possible.

On cherche aussi d’autres angles d’approche pour inter­peller les esprits. Huma­niser, sortir du général pour aller vers des cas parti­cu­liers, est ainsi une façon très impor­tante de parler du sujet. C’est typi­que­ment un travail de jour­na­liste : aller à la rencontre des personnes, raconter leur histoire, leur trajec­toire, qui ils sont, pour­quoi ils sont partis, où ils en sont, ce qu’ils ont traversé… Globa­le­ment, ce sont des histoires terribles auxquelles les lecteurs peuvent s’identifier et dont ils peuvent mesurer la dureté. Ce peut être aussi des récits d’intégration, des récits sur les façons dont les pays accueillent et prennent en charge les nouveaux arri­vants. Pour le volet fran­çais, cela incombe aux jour­na­listes du service France.

Mais ne soyons pas dupes : les enquêtes, les approches plus intel­lec­tuelles comme sur le respect du droit, ne sont pas inac­ces­sibles à l’entendement. Tout le monde est capable de les comprendre avec de bons exemples de situa­tion. Sur les sauve­tages en mer qui suscitent beau­coup de débats et d’obstruction des États et de l’Union euro­péenne sur le terrain, tout le monde est en mesure de se repré­senter la situa­tion : on est en mer, on croise un bateau en détresse, on a le devoir de le sauver. Au-delà du droit de la mer, c’est une ques­tion d’humanité.

L’autrice

Marie Verdier est jour­na­liste et cheffe de rubrique au service monde du quoti­dien La Croix en charge des pays d’Afrique du Nord et des Balkans.

Citer cet article

Marie Verdier, « Sur les migra­tions, on n’avance pas poli­ti­que­ment ni média­ti­que­ment », in : in : Barbara Joannon, Audrey Lenoël, Hélène Thiollet & Perin Emel Yavuz (dir.), Dossier « Les migra­tions dans l’œil des médias : infox, influence et opinion », De facto [En ligne], 30 | Janvier 2022, mis en ligne le 31 janvier 2022. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2022/01/07/defacto-030–03/

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