Katharina Tittel, sociologue
En matière d’opinion sur les questions de migration, l’interaction entre les médias et l’audience est un enjeu difficile à appréhender. Qui influence qui ? Une analyse des données de Facebook en Allemagne, en France et au Royaume-Uni permet d’étudier ce phénomène à partir des réactions des utilisateurs à des articles de presse sur l’immigration et révèle le rôle de la mention de la nationalité.
Comment lire ce graphique
Ce graphique montre comment le nombre d’interactions sur Facebook (commentaires, likes, partages) avec des posts de journaux contenant un hyperlien vers un article de presse traitant d’immigration varie selon les nationalités mentionnées dans cet article. Les données ont été collectées à l’aide de l’outil Crowdtangle, en recherchant tous les posts contenant l’URL d’un ensemble d’articles de presse sur l’immigration provenant de 34 journaux sélectionnés en Allemagne, en France et au Royaume-Uni, de 2015 à 2019 (voir graphiques en fin d’article). Les chiffres obtenus correspondent aux posts publiés sur la page Facebook des journaux eux-mêmes (12 997 posts ayant suscité 9,46 millions d’interactions) et non sur une autre page du réseau social.
Les points colorés représentent des coefficients estimés du score de surperformance des posts, qui indiquent comment les interactions réelles se comparent aux interactions attendues par rapport aux posts similaires précédents de ces pages Facebook. Les lignes horizontales colorées (« barres d’erreur ») indiquent l’incertitude ou la variation du score de performance estimé, et donnent une idée générale de la distance entre la valeur rapportée et la valeur réelle, avec un niveau de confiance de 95%. Une barre d’erreur étendue indique que l’estimation est moins fiable, soit en raison d’un faible nombre d’articles mentionnant une certaine nationalité (notamment pour les nationalités asiatiques), soit du fait que les scores de surperformance réelle sont plus dispersés.
Les valeurs positives pour les points colorés représentent une surperformance et les valeurs négatives une sous-performance. Plus le point coloré est éloigné à droite de la ligne noire verticale, plus le score de surperformance des posts contenant un article mentionnant cette nationalité spécifique est élevé, par rapport aux posts contenant des articles ne mentionnant aucune nationalité. Par exemple, un score de performance de 2 indique qu’un post a reçu deux fois plus d’interactions que prévu sur la base des performances d’autres posts du même groupe Facebook. Dans les trois pays, les posts Facebook contenant des hyperliens vers des articles mentionnant des migrants nord-africains reçoivent plus d’interactions que les posts contenant des articles sur l’immigration qui ne mentionnent aucune nationalité.
Alors que le débat public sur l’immigration est très politisé dans de nombreux pays européens, on reproche souvent aux médias de l’orienter par le traitement qu’ils en font. Les travaux de recherche montrent que les personnes immigrées et étrangères tendent à être représentées comme « objet » plus que comme « sujet » des productions médiatiques, et que les discours médiatiques conduisent à visibiliser certaines migrations et à en invisibiliser d’autres (par exemple, les migrations féminines[1]Lind, F. & Meltzer C. E., 2021. « Now You See Me, Now You Don’t : Applying Automated Content Analysis to Track Migrant Women’s Salience in German News », Feminist Media Studies, vol. 21, n° 6, p. 923–940. DOI : 10.1080/14680777.2020.1713840.).
Le rôle actif de l’audience des médias dans la promotion de certains récits sur l’immigration n’est cependant pas suffisamment discuté. On néglige ainsi les relations complexes et interdépendantes entre les acteurs politiques, les médias et le public dans un système médiatique hybride[2]Chadwick, A., 2013. The Hybrid Media System : Politics and Power. Oxford University Press. DOI : 10.1093/acprof:oso/9780199759477.001.0001. qui a évolué au cours des dernières décennies avec l’essor des réseaux sociaux.
Dans cet environnement, les réseaux sociaux et leurs métriques fournissent un moyen émergent pour mesurer et représenter l’audience des médias[3]McGregor, S. C., 2019. « Social media as public opinion : How journalists use social media to represent public opinion », Journalism, vol. 20, n° 8, p. 1070–1086. DOI : 10.1177/1464884919845458.. Dans la majorité des cas, les analyses qui étudient le cadrage des contenus médiatiques ne tiennent pas compte de ces dynamiques de co-construction.
Ce graphique examine l’engagement du public avec différents posts Facebook contenant des articles de presse sur l’immigration et publiés sur les pages Facebook des journaux concernés en France, en Allemagne, et au Royaume-Uni. La variable d’analyse est la nationalité, supposée ou réelle, mentionnée dans l’article. L’analyse tient compte du sujet abordé dans l’article (comme la criminalité ou l’économie) afin de s’assurer que les mesures de sur- ou de sous-performance de l’engagement dépendent uniquement de la nationalité mentionnée.
« La manière dont les médias couvrent les migrations a un impact sur la représentation du phénomène dans l’opinion publique. »
Katharina Tittel, sociologue
Pour les trois pays, on observe ainsi que les posts contenant des hyperliens vers des articles qui mentionnent des nationalités d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient sont plus susceptibles de « surperformer ». En revanche, les messages contenant des hyperliens vers des articles mentionnant des nationalités d’Amérique centrale et du Sud, et d’Asie de l’Est et du Sud-Est ont tendance à « sous-performer ».
L’analyse montre que l’engagement de l’audience sur Facebook envers les articles de presse sur l’immigration varie en fonction de la mention ou non de la nationalité des personnes concernées et, le cas échéant, de la nationalité dont il s’agit. Dans un contexte où les choix éditoriaux peuvent être guidés par des préoccupations commerciales, on peut alors se demander si cet engagement plus élevé avec des posts mentionnant des nationalités d’Afrique et du Moyen-Orient n’incite pas les journaux à parler davantage de ces groupes. Cette question est particulièrement sensible dans la mesure où la manière dont les médias couvrent les questions de migration a un impact sur la représentation du phénomène dans l’opinion publique, et où les perceptions concernant la démographie des personnes immigrées sont liées aux préférences politiques des individus[4]Blinder, S., 2015. « Imagined Immigration : The Impact of Different Meanings of “Immigrants” Public Opinion and Policy Debates in Britain », Political Studies, vol. 63, n° 1, p. 80–100. DOI : 10.1111/1467–9248.12053 ; Herda, D., 2015. « Beyond innumeracy : heuristic decision-making and qualitative misperceptions about … Lire la suite.
Notes[+]
↑1 | Lind, F. & Meltzer C. E., 2021. « Now You See Me, Now You Don’t : Applying Automated Content Analysis to Track Migrant Women’s Salience in German News », Feminist Media Studies, vol. 21, n° 6, p. 923–940. DOI : 10.1080/14680777.2020.1713840. |
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↑2 | Chadwick, A., 2013. The Hybrid Media System : Politics and Power. Oxford University Press. DOI : 10.1093/acprof:oso/9780199759477.001.0001. |
↑3 | McGregor, S. C., 2019. « Social media as public opinion : How journalists use social media to represent public opinion », Journalism, vol. 20, n° 8, p. 1070–1086. DOI : 10.1177/1464884919845458. |
↑4 | Blinder, S., 2015. « Imagined Immigration : The Impact of Different Meanings of “Immigrants” Public Opinion and Policy Debates in Britain », Political Studies, vol. 63, n° 1, p. 80–100. DOI : 10.1111/1467–9248.12053 ; Herda, D., 2015. « Beyond innumeracy : heuristic decision-making and qualitative misperceptions about immigrants in Finland », Ethnic and Racial Studies, vol. 38, n° 9„ p. 1627–1645. DOI : 10.1080/01419870.2015.1005643. |
L’autrice
Katharina Tittel est doctorante en Sociologie à Sciences Po, médialab et Observatoire de Changement et titulaire d’une allocation doctorale de l’Institut Convergences Migrations.
Citer cet article
Katharina Tittel, « Articles sur l’immigration diffusés sur Facebook : la mention de la nationalité influe sur le nombre de réactions », in : Barbara Joannon, Audrey Lenoël, Hélène Thiollet & Perin Emel Yavuz (dir.), Dossier « Les migrations dans l’œil des médias : infox, influence et opinion », De facto [En ligne], 30 | Janvier 2022, mis en ligne le 31 janvier 2022. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2022/01/07/defacto-030–04/
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