Perin Emel Yavuz, historienne et théoricienne de l’art
Chaos, enfer… C’est par ces formules choc que la Libye est souvent décrite dans l’espace médiatique. Pour cause : le pire s’y déroule en matière de droits humains. Samuel Gratacap, photographe documentaire, a investigué entre 2014 et 2016 sur les migrants, sur fond de guerre. Il en a ramené un témoignage éclairant sur le contexte qui conduit à la traite humaine.
Samuel Gratacap, Les Naufragés, 2014, photographie. Crédits : Samuel Gratacap
Les visages marqués par la fatigue et la gravité, un groupe d’une quinzaine d’hommes originaires d’Afrique subsaharienne se tient face caméra. Pieds nus dans de simples sandales, certains sont enveloppés de couvertures, d’autres ont la tête couverte de capuches ou de foulards. C’est en décembre 2014 lorsque Samuel Gratacap, photographe documentaire, prend cette image dans le centre de détention pour migrants de Zaouia, en Libye, à une cinquantaine de kilomètres à l’Ouest de Tripoli. Entrer dans ce type de centre est un projet qui remonte à une première enquête qu’il effectue en Tunisie dans le camp de Choucha, à 7 km de la frontière avec la Libye, entre 2012 et 2014. Dans ce camp créé et géré par le HCR, il rencontre des travailleurs étrangers venus du Pakistan, du Bangladesh, d’Afrique de l’Ouest et de la Corne de l’Afrique qui fuient le conflit libyen. Parmi eux, beaucoup sont réinstallés dans un pays tiers ou renvoyés dans leur pays d’origine, mais quelques centaines, déboutés du droit d’asile, sont laissés sur place sans avenir en Tunisie et avec pour seule alternative de retourner en Libye. Parallèlement à la fermeture du camp du HCR, Choucha devient une zone de passage vers la Libye pour ceux qui souhaitent y trouver du travail ou partir vers l’Italie. C’est cette enquête de terrain, restituée sous le titre Empire, qui conduit Samuel Gratacap en Libye à investiguer sur les migrants, sur fond de guerre, guidé par les témoignages recueillis en Tunisie.
En tant que photographe indépendant, peu financé et muni seulement de son boîtier argentique, l’accès aux lieux de détention est difficile. Il faut trouver le bon contact, susciter la confiance, ce qui ne peut s’effectuer qu’en passant du temps sur le terrain pour entrer progressivement dans les arcanes d’un système d’oppression des migrants. Gratacap arpente ainsi Gargaresh, place de Tripoli où les travailleurs étrangers attendent des propositions d’embauches rarement payées. À mesure qu’il met en lumière la réalité vécue par les migrants, les portes s’ouvrent sur une noirceur de plus en plus profonde, celle de la traite d’êtres humains. Il réussit à entrer dans les ghettos, mis en place par les passeurs de mèche avec l’État, où l’on pratique la torture pour soutirer de l’argent aux migrants. Puis vient l’autorisation de visiter le centre de détention de Zaouia et celui de Sorman, un peu plus à l’Ouest. Samuel Gratacap dispose d’une heure. Lorsqu’il entre dans le camp de Zaouia, un mâton oblige la centaine de prisonniers à s’accroupir pour les besoins de l’image. Il s’y oppose et se rapproche d’eux. Ils se lèvent, se rassemblent autour de lui. Il les écoute avant de prendre les photographies car c’est par les témoignages que vient l’information. Ils lui disent tout : les conditions de vie inhumaines, les humiliations, les mauvais traitements, le vol des papiers et l’attente d’être vendus.
En 2014, il y a peu de témoignages sur la traite humaine en Libye. La publication de cette photographie et de la série qui l’accompagne, Les Naufragés, prend du temps. Elles paraissent dans Le Monde Afrique du 31 mai 2015 après bien des vérifications de la rédaction sur la véracité des faits. Mais cette publication attire peu l’attention. C’est plus tard, en 2017–2018, que le sujet de la traite bénéficie d’une puissante couverture médiatique fournie par des médias dotés d’une grande force de divulgation comme la BBC, Vice et CNN, mais avec des méthodes très éloignées de celles de Gratacap. « Ils travaillent six mois sur quelque chose qu’ils essaient de prouver mais ils ne le font pas bien. C’est le degré d’empathie qui cloche. En 2017, par exemple, le reportage diffusé sur CNN n’a pas été filmé par la journaliste, on ne sait pas qui sont les personnes dont on nous dit qu’elles sont vendues aux enchères, la traduction est mauvaise », commente-t-il. Et d’ajouter : « Quelle est la plus-value d’un tel travail ? Et comment peut-on en parler avec conviction ? Quand on n’est pas l’auteur des images, comment se dire : “ce que j’ai montré, je l’ai vérifié” ? Qu’est-ce qui nous dit que ce n’est pas organisé, que ce n’est pas une mise en scène des Libyens pour se faire un peu de sous ? »
Deux années d’enquête sur le terrain ont permis à Samuel Gratacap d’avoir une approche critique, loin de la recherche d’un coup médiatique. Les ventes aux enchères, auxquelles il n’a jamais assisté, sont un aspect d’un phénomène plus large qui se développe sur la redevabilité des personnes, mais pas toutes. Certaines passent en effet la Libye en un mois. Les choses dépendent beaucoup de leur origine, de leur situation économique et du réseau qu’elles empruntent. Par exemple, les réfugiés en provenance de la Corne de l’Afrique (Érythrée, Darfour, Somalie) qui paient cher des réseaux très organisés sont plus préservés des tortures et de la traite que les travailleurs, plus pauvres donc plus redevables, venus d’Afrique de l’Ouest. En prenant de la hauteur, c’est aussi la situation de la Libye qu’il faut regarder pour comprendre pourquoi des hommes en asservissent d’autres. Malgré sa nature tyrannique, le régime de Khadafi assurait une certaine stabilité politique et économique. Le chaos qui a suivi sa chute (guerre civile, invasion de Daesh, circulation des armes vers le Sahel…) a non seulement mis à terre l’État libyen sur les plans économique et institutionnel mais aussi offert un terrain de guerre aux grandes puissances internationales.
À ces facteurs s’ajoute enfin le rôle de l’Europe et sa politique d’externalisation des frontières, soutenue financièrement et dont bénéficie la Libye à partir de 2017[1]Le plan UE-Libye, en œuvre depuis janvier 2017, élargit la coopération bilatérale entre la Libye et l’Italie à l’Union européenne à travers le « Cadre de partenariat pour les migrations ». Il comporte une aide financière de 136 millions d’euros et vise à casser les réseaux de passeurs. Il se résume cependant à … Lire la suite, pour expliquer comment se met en place la marchandisation de vies humaines. S’il doit l’accès aux centres de détention à son abnégation, Samuel Gratacap n’est pas dupe sur le rôle qui lui est conféré par les autorités libyennes : « Si je ne me pose pas la question de savoir pourquoi j’ai eu accès à ces lieux-là, je passe à côté d’une information. » Répondre à cette question, c’est comprendre l’intérêt pour les autorités de laisser voir ce qu’il s’y passe. Tout est mis en scène jusqu’au discours aux tonalités humanistes que lui tient le directeur du centre de Zaouia sur les conditions de vie des prisonniers. « C’est un exercice de communication adressé à l’Europe : montrer que l’État libyen met en œuvre une politique anti-immigration, et demander plus de moyens », conclue-t-il.
Dans son approche, Samuel Gratacap aborde la Libye non pas comme un sujet d’actualité mais davantage comme un sujet de fond. Il essaie de mettre en lumière les zones grises où se jouent des problématiques structurelles non résolues (les frontières, les circulations, les droits humains, l’Europe…). C’est la raison pour laquelle il cherche à donner plusieurs vies à ses images de la publication dans la presse à l’édition et à l’exposition, de l’image fixe au film. La série des Naufragés a ainsi donné lieu à une exposition à l’Institut du monde arabe en 2015 à Paris. Elle a aussi fait partie d’une exposition rétrospective de l’ensemble de son investigation en Libye, Fifty-Fifty, aux Rencontres d’Arles en 2017, assortie d’un catalogue[2]Samuel Gratacap, Fifty-Fifty, Guigamps, Éditions GwinZegal, 2017.. Créer un espace de découverte des images, de l’histoire qu’elles recèlent et du discours que le photographe porte à travers elles, fait partie d’un regard qui se veut avant tout témoin d’un pays dont l’histoire et l’iconographie sont traversées par la violence.
Notes[+]
↑1 | Le plan UE-Libye, en œuvre depuis janvier 2017, élargit la coopération bilatérale entre la Libye et l’Italie à l’Union européenne à travers le « Cadre de partenariat pour les migrations ». Il comporte une aide financière de 136 millions d’euros et vise à casser les réseaux de passeurs. Il se résume cependant à sous-traiter les politiques d’asile et d’immigration à un pays tiers en dépit du droit international. Pour en savoir plus, voir Coll. 2017. « La politique d’immigration de l’UE : externaliser les frontières ? », Toute l’Europe, 26 Nov. URL : https://www.touteleurope.eu/l‑ue-dans-le-monde/la-politique-d-immigration-de-l-ue-externaliser-la-crise/ |
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↑2 | Samuel Gratacap, Fifty-Fifty, Guigamps, Éditions GwinZegal, 2017. |
Pour aller plus loin
- Site de Samuel Gratacap : https://samuelgratacap.com
L’autrice
Perin Emel Yavuz est responsable de l’animation scientifique et de la communication de l’Institut Convergences Migrations. Elle est la coordinatrice éditoriale de la revue De facto. Elle est également présidente de l’association Désinfox-Migrations et co-animatrice du groupe de recherche sur les arts visuels au Maghreb et au Moyen-Orient (ARVIMM).
Citer cet article
Perin Emel Yavuz, « Libye : quand des hommes en asservissent d’autres. Aux confins des zones grises avec le photographe Samuel Gratacap », in : Barbara Joannon, Audrey Lenoël, Hélène Thiollet & Perin Emel Yavuz (dir.), Dossier « Les migrations dans l’œil des médias : infox, influence et opinion », De facto [En ligne], 30 | Janvier 2022, mis en ligne le 31 janvier 2022. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2022/01/07/defacto-030–05/
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