François Héran, sociologue et démographe
La libre circulation en Europe est une source majeure de migrations. Mais ce fait contraste avec la politique migratoire de la France.

Depuis quelques années, l’OCDE publie le nombre annuel de nouveaux titres de séjour pour chaque pays en y ajoutant les nouveaux résidents bénéficiant d’un accord de libre circulation. Le nombre de ces derniers est estimé par diverses sources : les registres de population (qui n’existent pas en France), les enquêtes sur les Forces de travail ou les recensements tournants annuels. Ces bilans annuels n’incluent pas les entrées d’étudiants internationaux (90 000 en France en 2019), car l’OCDE les enregistre seulement s’ils changent de statut pour s’installer durablement (au titre du travail, du mariage ou d’une protection humanitaire).
Aucun accord de libre installation ne lie les États-Unis au Canada. La Nouvelle-Zélande et l’Australie ont des accords en ce sens, mais avec un effet limité. C’est donc au sein de l’Espace économique européen que la libre circulation est une source majeure de migrations (figure 1).
L’intérêt d’offrir une vision synoptique de l’ensemble des entrées est de faire toucher du doigt le revers de la libre circulation : le contrôle draconien de la migration et/ou de l’exil des non-Européens. L’année retenue ici, 2018, est la dernière publiée par l’OCDE, dans son rapport de 2020. De la mi-2014 à la mi-2016, certains pays avaient fourni un effort important pour accueillir les exilés de Syrie, d’Irak et de la Corne de l’Afrique. La Suède, l’Autriche, l’Allemagne surtout, avaient accordé l’asile à de nombreux réfugiés, ce qui avait modifié fortement la structure des titres. L’année 2018 marque un retour trompeur à la normale. L’Europe s’est employée à bloquer les exilés en Turquie ou dans les hot spots de Grèce, d’Italie ou du Niger, afin de les dissuader de déposer une demande. Un chiffre noir absent de ces statistiques. On retrouve ainsi en 2018 la structure des titres d’avant 2015. Pour autant, la crise du refuge n’a pas cessé.
L’effet négatif du Brexit, avant même la fin de la négociation
Jusqu’en 2016, le Royaume-Uni comptait deux tiers de migrants européens. C’était, avec l’Allemagne, la grande nation d’Europe la plus attractive pour les migrants d’Europe centrale : Polonais, Hongrois, Tchèques, Slovaques, ressortissants des pays baltes. En 2018, la proportion est passée des deux tiers à la moitié, alors que les conditions du Brexit étaient encore en cours de négociation. Mais la xénophobie ambiante, ajoutée aux incertitudes économiques, a fait son œuvre. Il y a là une question majeure : où vont aller les migrants d’Europe centrale rejetés par le Brexit ? Les autorités françaises ne s’intéressent pas à la question, absente du débat public. Il y a toutes les chances que l’Allemagne tire parti du retour des travailleurs d’Europe centrale sur le continent.
D’autres pays font également une place importante à la migration européenne : l’Autriche, la Suisse, le Luxembourg, mais aussi la Belgique et les Pays-Bas. Ce sont des pays carrefours, à l’économie prospère, mais de petite taille. D’où l’intérêt de reprendre les données migratoires de l’OCDE en pondérant chaque pays par son importance dans le système international des migrations. La vision synoptique qui en ressort (figure 2) révèle l’ampleur considérable de la libre circulation dans le système migratoire des pays occidentaux, en même temps que sa répartition très inégale. La libre circulation constitue une alternative à d’autres choix, comme le regroupement familial en faveur des immigrés non européens, obtenu le plus souvent après des années d’attente. Les États-Unis sont champions dans ce domaine. Seuls le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, imités depuis peu par le Royaume-Uni, ont développé à grande échelle le groupement immédiat des familles autour des travailleurs qualifiés.
La France peu attractive pour les Européens
Dans ce panorama d’ensemble, la France occupe une position singulière : elle est peu attractive pour les nations du centre de l’Europe. Si elle délivre un grand nombre de titres familiaux, c’est au terme d’un parcours semé d’embûches. C’est une révélation notable d’Elipa 2, la deuxième édition de l’Enquête longitudinale menée par le ministère de l’Intérieur auprès des non-Européens ayant obtenu un titre en 2018 : 70 % sont arrivées en France avant 2017. Pire encore, « près de quatre personnes sur dix disposant d’un titre ”liens personnels et familiaux” déclarent être arrivées avant 2010 en France, soit plus de neuf ans avant d’obtenir leur premier titre de séjour[1]Virginie Jourdan et Marie Prévot, DSED, « Premiers résultats de l’enquête Elipa 2 », Infos Migrations, n° 98, juin 2020. URL : http://www.epsilon.insee.fr/jspui/bitstream/1/131387/1/DSED_IM_98.pdf.. » Autant le traitement de la libre circulation est instantané, autant le contrôle des entrées des non-Européens – liens familiaux compris – inflige des années d’attente aux intéressés. Un abîme sépare les deux régimes. À quel prix psychique, social, économique ?
Notes[+]
↑1 | Virginie Jourdan et Marie Prévot, DSED, « Premiers résultats de l’enquête Elipa 2 », Infos Migrations, n° 98, juin 2020. URL : http://www.epsilon.insee.fr/jspui/bitstream/1/131387/1/DSED_IM_98.pdf. |
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L’auteur
François Héran est professeur au Collège de France, titulaire de la chaire « Migrations et sociétés » et directeur de l’Institut Convergences Migrations.
Citer cet article
François Héran, « L’envers de la libre circulation », in : Camille Schmoll (dir.), Dossier « Quo vadis Europa ? La libre circulation européenne à l‘épreuve des crises », De facto [En ligne], 26 | Mai 2021, mis en ligne le 10 juin 2021. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2021/04/27/defacto-026–04/
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