Grâce à la libre-circulation, de très nombreux citoyens européens se sont installés au Royaume-Uni où ils ont fait leur vie. Mais le Brexit les a confrontés à des réalités inattendues. Une recherche s’est intéressée aux familles européennes face au choix de rester ou partir.
Le referendum de juin 2016 sur le Brexit a eu un impact majeur sur les citoyens européens résidant en Grande-Bretagne, estimée en 2019 à 3.9 millions[1] Voir C. Vargas-Silva & P. W. Walsh, « EU Migration to and from the UK », The Migratory Observatory at the University of Oxford, coll. Briefings, 2020. URL : https://migrationobservatory.ox.ac.uk/resources/briefings/eu-migration-to-and-from-the-uk/.. Cette population aux réalités sociodémographiques très diverses (en provenance de tous les pays européens, aux origines ethniques et culturelles différentes et employés dans tous les secteurs du marché du travail)[2]Voir N. Sigona, « How EU families in Britain are coping with Brexit uncertainty », The Conversation, 31 août 2019. URL : https://theconversation.com/london-is-the-eus-most-europolitan-capital-what-its-eu-families-feel-about-brexit-127630., a dû faire face aux changements et aux incertitudes induits par le référendum et le type de stratégies que chacun a mis en place pour atténuer les conséquences réelles et souvent inattendues du Brexit dans les vies. Ne faisant pas partie du corps électoral, ces citoyens européens n’ont pu faire entendre leur voix, tandis que les migrations et les migrants en provenance de l’UE étaient placés au centre du débat politique et médiatique. Une grande enquête s’est penchée sur ces familles européennes dans un contexte de sortie du Royaume-Uni de l’UE[3]Ce projet a été financé par le conseil économique et social de la recherche [ESRC] dans un programme intitulé « The UK in a changing Europe », ES/R001510/1, à travers plus d’une centaine d’entretiens avec des parents et des enfants. Beaucoup d’entre eux ont exprimé leur frustration d’être invisibles, souvent caricaturés ou déformés dans le débat entourant le referendum sur la sortie du Royaume-Uni de l’UE.
C’est ainsi qu’est né « In the shadow of Brexit [Dans l’ombre du Brexit : Portraits de familles européennes résidant à Londres] », un projet photographique participatif destiné à offrir une représentation plus nuancée et plurielle de ces « Brexit families » à travers le portrait de quinze d’entre elles. il s’agissait de rendre visibles les perturbations induites par le référendum sur ces familles , contraintes de redéfinir leur place dans la société britannique. Selon le dispositif du projet, ils se livrent dans un premier temps à un entretien avec la chercheure qui les invite à raconter leur histoire sur laquelle s’appuient ensuite les photographes impliqués dans le projet, Crispin Hughes et Francesca Moore[4]Ces deux photographes sont habitués à collaborer avec des chercheurs. Crispin a participé au projet « Though Positive Eyes » impliquant 130 personnes vivant avec le VIH et le sida dans 10 villes à travers le monde et au projet « Displaces » mêlant photographies et écrits par des résidents du camp de réfugiés à … Lire la suite, pour élaborer les mises en scènes avec les familles, qui participent aussi à la sélection finale des clichés. Trois portraits de groupe sont ainsi réalisés : un premier reprenant la tradition des photographies familiales victoriennes ; un second représentant chaque membre de la famille avec un objet significatif de son choix ; et un troisième, plus informel, qui capture une scène de vie de famille.
Parmi les familles rencontrées, il y a celle de Mirela et Frank, qui vivent à Londres avec leurs filles Fay et Aine-Daisy. Mirela a quitté la Croatie en 1991 à cause de la guerre civile en Yougoslavie. Son mari Frank a grandi en République d’Irlande à l’époque dite « des Troubles ». Lors de l’entretien qui précède la séance photo, tous deux expriment leurs craintes que le Brexit ne laisse une profonde cicatrice dans la société britannique. Ils se demandent aussi quel sera l’impact du Brexit sur leur famille mixte et comment l’atténuer [5]Le portrait de la famille de Mirela est disponible en ligne en suivant ce lien..
Le temps de construction de la mise en scène permet d’approfondir de façon plus informelle certaines questions comme les sentiments d’appartenance et d’exclusion, les envies de partir et de rester, les différentes stratégies de séjour (ne rien faire et attendre, introduire une demande de naturalisation ou opter pour le statut de résident permanent (« settled status »)[6]Ce statut a été créé pour les citoyens de l’UE, de l’EEE (Norvège, Islande, Liechtenstein) et de la Suisse résidant en Grande-Bretagne avant le 31 décembre 2020. Une période dite de grâce a été accordée pour ces citoyens qui résident actuellement en Angleterre et qui ont désormais jusqu’au 30 juin 2021 pour … Lire la suite. Avec Mirela, Franck et leurs filles s’engage une discussion sur la question des passeports. « C’est une option intelligente d’obtenir autant de passeports que possible », explique Mirela à ses filles, elle qui n’est titulaire que d’un passeport de la Croatie, le dernier État à rejoindre l’UE. Pour Frank, ressortissant irlandais, son passeport de la République d’Irlande est le meilleur dans les circonstances actuelles en raison d’accords entre son pays et le Royaume-Uni sur le statut de leurs citoyens. Mais Mirela, qui a été témoin de la vitesse à laquelle un pays peut imploser, n’est pas convaincue. « Les choses peuvent changer rapidement », dit-elle.
En passant au jardin pour le troisième portrait, Mirela raconte à l’une de ses filles pourquoi elle a dû quitter la Croatie à l’âge de 18 ans avec seulement quelques bijoux de famille en poche. Le contexte du Brexit ravive sa tristesse et lui donne envie de partir : « Je me sens incroyablement triste, car en Croatie, nous avons eu la guerre civile… et je sais ce que les politiciens peuvent faire en trompant les gens… Je vois juste la même chose, et voir ce genre de résultat, cela me rend incroyablement triste mais je ne suis pas inquiète car nous sommes maintenant dans une étape de notre vie où nous sommes assez mobiles, si nous devions déménager nous pourrions trouver du travail ailleurs […], mais les filles ont leur école et ce sera difficile pour elles ».
Les parents perçoivent souvent leurs enfants, nés ou élevés en Grande-Bretagne, comme plus ancrés socialement dans le pays qu’ils ne le sont. Mirela a conscience du sentiment d’appartenance et d’attachement au pays vécu par ses enfants ce qui oriente son choix de rester et de s’installer, plutôt que de « partir » ou de « rentrer chez elle ». Parmi les familles mixtes, ce sentiment est particulièrement présent lorsque l’anglais est la langue familiale et que les parents n’ont pas de pays d’origine commun auquel attacher un projet de « retour ». L’avenir des enfants justifie souvent le choix de rester malgré le Brexit.
Pour comprendre les subtilités et les dilemmes vécus par les familles issues de l’UE vivant à Londres en cette période post-Brexit, le dispositif texte-image se révèle particulièrement efficace. Il permet de déceler les motivations profondes, et parfois très intimes, du choix de rester ou de partir, et de laisser émerger en creux le portrait d’une population caractérisée par sa super-diversité.
Pour aller plus loin
Ces portraits de familles européennes au Royaume-Uni sont à découvrir dans l’ouvrage « In the Shadow of Brexit » disponible en ligne et en version imprimée[7]Il peut être téléchargé gratuitement sur notre site Web. Des copies papier sont disponibles en version imprimée à la demande auprès de la boutique Blurb. Il est possible d’écouter les voix de ces familles dans le livre en utilisant les codes QR, ou sur ce site Web ou en naviguant dans Vimeo.
Les auteurs
Marie Godin est postdoctorante de la British Academy au Centre d’études sur les réfugiés de l’Université d’Oxford, et chercheuse associée à l’Institute for Research into Superdiversity (IRiS), University of Birmingham. Compte Twitter : @MarieGodin001.
Nando Sigona est professeur de migrations internationales et des déplacements forcés. Il est le directeur de l’Institute for Research into Superdiversity (IRiS), University of Birmingham. Compte Twitter : @nandosigona.
Citer cet article
Nando Sigona et Marie Godin « ”Dans l’ombre du Brexit” : portraits de familles européennes vivant à Londres », in : Camille Schmoll (dir.), Dossier « Quo vadis Europa ? La libre circulation européenne à l‘épreuve des crises », De facto [En ligne], 26 | Mai 2021, mis en ligne le 10 juin 2021. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2021/04/27/defacto-026–06/
Ce projet a été financé par le conseil économique et social de la recherche [ESRC] dans un programme intitulé « The UK in a changing Europe », ES/R001510/1
Ces deux photographes sont habitués à collaborer avec des chercheurs. Crispin a participé au projet « Though Positive Eyes » impliquant 130 personnes vivant avec le VIH et le sida dans 10 villes à travers le monde et au projet « Displaces » mêlant photographies et écrits par des résidents du camp de réfugiés à Calais en 2015–2016. Quant à Moore, elle s’est impliquée, en collaboration avec l’anthropologue Apoorva Dixit, dans le projet « Women Activist Survivors – Bhopal » consacré aux les femmes survivantes de la catastrophe du gaz de Bhopal en 1984, en Inde.
Ce statut a été créé pour les citoyens de l’UE, de l’EEE (Norvège, Islande, Liechtenstein) et de la Suisse résidant en Grande-Bretagne avant le 31 décembre 2020. Une période dite de grâce a été accordée pour ces citoyens qui résident actuellement en Angleterre et qui ont désormais jusqu’au 30 juin 2021 pour introduire leur demande de « settled ou de pre-settled status ». Après cette date, beaucoup d’entre eux risquent de se retrouver sans-papiers.
Il peut être téléchargé gratuitement sur notre site Web. Des copies papier sont disponibles en version imprimée à la demande auprès de la boutique Blurb