Le tri aux frontières

Annalisa Lendaro, sociologue

À propos de : Karen Akoka, L’Asile et l’Exil. Une histoire de la distinc­tion réfugiés/​migrants, Paris, La Décou­verte, 2020. 360 p. 

Cette recen­sion a été publiée le 12 avril 2021 sur le site La Vie des idées, notre parte­naire de la rubrique « Lectures ».

En retraçant l’histoire de l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides, Karen Akoka montre que l’accueil des migrants en France relève d’une distinction non assumée entre « bons » réfugiés politiques et « mauvais » migrants économiques. 

« Pourquoi serait-il plus légitime de fuir des persécutions individuelles que des violences collectives ? Pourquoi serait-il plus grave de mourir en prison que de mourir de faim ? Pourquoi l’absence de perspectives socio-économiques serait-elle moins problématique que l’absence de liberté politique ? »

(p. 324)

Karen Akoka, maîtresse de confé­rences en sciences poli­tique à l’Université Paris Nanterre et asso­ciée à l’Institut des sciences sociales du poli­tique, pose dans cet ouvrage des ques­tions essen­tielles sur les fonde­ments moraux de notre société, à la lumière du trai­te­ment réservé aux étran­gers deman­dant une forme de protec­tion sur le terri­toire fran­çais. Les insti­tu­tions publiques concer­nées – prin­ci­pa­le­ment le minis­tère des Affaires Étran­gères, l’ Office fran­çais de protec­tion des réfu­giés et apatrides (Ofpra), le minis­tère de l’Intérieur – attri­buent depuis toujours aux requé­rants un degré variable de légi­ti­mité : ce dernier, long­temps lié à la natio­na­lité d’origine, s’incarne en des caté­go­ries (réfugié, boat people, deman­deur d’asile, migrant…) qui sont censées les distin­guer et les classer, et dont le sens, les usages, et les effets en termes d’accès aux droits évoluent dans le temps. Cet ouvrage a le grand mérite de dévoiler les processus orga­ni­sa­tion­nels, les rapports de force, les inté­rêts poli­tiques, et les prin­cipes moraux qui sous-tendent ces évolu­tions de sens et d’usage des caté­go­ries de l’asile.

Ce dévoi­le­ment procède d’une entre­prise socio-histo­rique autour de la nais­sance et du fonc­tion­ne­ment de l’Ofpra, entre les années 1950 et les années 2010, et notam­ment des pratiques de ses agents. Dans une approche réso­lu­ment construc­ti­viste, la figure du « réfugié » (et en creux de celui qui n’est pas consi­déré « réfugié ») émerge comme étant le produit d’un étique­tage dont sont respon­sables, certes, les insti­tu­tions, mais qui est fina­le­ment délégué aux agents chargés de la mise en œuvre des règles et orien­ta­tions politiques.

Comment est-on passé d’une recon­nais­sance presque auto­ma­tique du statut de réfugié pour des commu­nautés entières de Russes, Géor­giens, Hongrois dans les années 1960 et 1970, à des taux de rejets très élevés à partir des années 1990 ? À quel moment et pour­quoi la preuve d’un risque indi­vi­duel (et non plus d’une persé­cu­tion collec­tive) est devenue un requis ? À rebours d’une expli­ca­tion qui suggé­re­rait un chan­ge­ment de profil des requé­rants, l’auteure nous invite à rentrer dans les rouages de la fabrique du « réfugié » et de ses alter ego : le « deman­deur d’asile » et le « migrant écono­mique ». Pour comprendre à quoi cela tient, elle se penche sur le travail des agents qui sont appelés à les ranger dans une de ces multiples caté­go­ries, et sur les éléments (moraux, orga­ni­sa­tion­nels, écono­miques, et poli­tiques) qui influencent leurs arbitrages.

Un voyage dans le temps au sein de l’OFPRA

En s’appuyant à la fois sur les archives ouvertes et sur de nombreux entre­tiens, son livre propose un éclai­rage sur l’évolution des déci­sions prises au sein de l’Ofpra, au plus près des profils et des expé­riences des hommes et femmes à qui cette respon­sa­bi­lité a été délé­guée : les agents.

Karen Akoka propose une recons­truc­tion chro­no­lo­gique des événe­ments et des logiques qui ont régi l’octroi de l’asile en France à partir de l’entre-deux-guerres (chapitre 1), en s’attardant sur la « fausse rupture » que repré­sente la créa­tion de l’Ofpra en 1952, à la suite de la rati­fi­ca­tion de la Conven­tion de Genève (chapitre 2). Elle montre en effet que, loin de repré­senter un réel chan­ge­ment avec le passé, la protec­tion des réfu­giés après la nais­sance de cette insti­tu­tion continue d’être un enjeu diplo­ma­tique et de poli­tique étran­gère pendant plusieurs décennies.

Les chapitres suivants s’attachent à montrer, de façon docu­mentée et parfois à rebours d’une litté­ra­ture scien­ti­fique jusque-là peu discutée (voir Gérard Noiriel, Réfu­giés et sans-papiers, Paris, Hachette, 1998), que la créa­tion de l’Ofpra n’est pas exem­plaire d’un contrôle « pure­ment fran­çais » de l’asile : le profil des agents de l’Ofpra compte, et se révèle déter­mi­nant pour la compré­hen­sion de l’évolution des pour­cen­tages de refus et d’acceptation des demandes. En effet, entre 1952 et la fin des années 1970, des réfu­giés et des enfants de réfu­giés occupent large­ment la place d’instructeurs de demandes de leurs compa­triotes, dans une période de guerre froide où les ressor­tis­sants russes, géor­giens, hongrois sont reconnus comme réfu­giés sur la simple base de leur natio­na­lité. Les contre-exemples sont heuris­tiques et ils montrent les inté­rêts fran­çais en poli­tique étran­gère : les Yougo­slaves, consi­dérés comme étant des ressor­tis­sants d’un régime qui s’était déso­li­da­risé de l’URSS, et les Portu­gais, dont le président Salazar entre­te­nait d’excellents rapports diplo­ma­tiques avec la France, étaient pour la plupart déboutés de leur demande ; y répondre posi­ti­ve­ment aurait été consi­déré comme un « acte inamical » vis-à-vis de leurs dirigeants.

Les années 1980 sont une décennie de tran­si­tion, pendant laquelle on passe d’un « régime des réfu­giés » à un « régime des deman­deurs d’asile », où la recherche d’une crainte indi­vi­duelle de persé­cu­tion émerge dans les pratiques des agents. Mais toujours pas vis-à-vis de l’ensemble des requé­rants : des trai­te­ments diffé­ren­ciés conti­nuent d’exister, avec d’évidentes préfé­rences natio­nales, comme pour les Indo­chi­nois ou boat people, et des postures de méfiance pour d’autres ressor­tis­sants, tels les Zaïrois. Ce trai­te­ment discri­mi­na­toire découle encore des profils des agents chargés d’instruire les demandes : ils sont indo­chi­nois pour les Indo­chi­nois, et fran­çais pour les Zaïrois. La rhéto­rique de la fraude, pour­tant bien docu­mentée pour les ressor­tis­sants indo­chi­nois aussi, est large­ment mobi­lisée à charge des requé­rants afri­cains. Elle occupe une place centrale dans le registre gouver­ne­mental dans les années 1990, afin de légi­timer des poli­tiques migra­toires visant à réduire les flux.

L’entrée par le profil socio­lo­gique des agents de l’Ofpra et par les chan­ge­ments orga­ni­sa­tion­nels internes à cet orga­nisme est éclai­rante : la proxi­mité cultu­relle et linguis­tique avec les publics n’est plus valo­risée ; on recherche des agents neutres, distan­ciés. À partir des années 1990, l’institution fait évoluer les procé­dures d’instruction des demandes de façon à segmenter les compé­tences des agents, à délé­guer aux experts (juristes et docu­men­ta­ristes), à réduire le contact avec les requé­rants ; l’organisation intro­duit progres­si­ve­ment des primes au rende­ment selon le nombre de dossiers traités, et des sanc­tions en cas de non remplis­sage des objec­tifs ; des moda­lités infor­melles de stig­ma­ti­sa­tion touchent les agents qui accordent trop de statuts de réfugié ; le recru­te­ment d’agents contrac­tuels permet aux cadres de l’Ofpra d’orienter davan­tage leur façon de travailler. Il appa­raît alors qu’agir sur le profil des recrutés et sur leurs condi­tions de travail est une manière de les « contrôler sans contrôle officiel ».

L’approche socio-histo­rique, faisant place à diffé­rents types de données tels les mémoires, le dépouille­ment d’archives, et les entre­tiens, a l’avantage de décrire fine­ment les conti­nuités et les ruptures macro, et de les faire résonner avec les expé­riences plus micro des agents dans un temps long. Aussi, l’auteure montre que leurs marges de manœuvre sont large­ment influen­cées par, d’un côté, les équi­libres poli­tiques inter­na­tio­naux, et de l’autre, par l’impact du new public mana­ge­ment sur cette organisation.

Le retour réflexif de l’auteure sur sa propre expé­rience au sein du HCR, où elle a travaillé entre 1999 et 2004, est aussi le gage d’une enquête où le sens accordé par les inter­lo­cu­teurs à leurs pratiques est pris au sérieux, sans pour autant qu’elles fassent l’objet d’un juge­ment moral. Les dilemmes moraux qui parfois traversent les choix et les hési­ta­tions des enquêté.e.s éclairent le conti­nuum qui existe entre l’adhésion et la résis­tance à l’institution. Mobi­liser à la fois des extraits d’entretiens de « résis­tants » et d’« adhé­rents », resti­tuer la puis­sance des coûts de la dissi­dence en termes de répu­ta­tion auprès des collègues, faire de la place aux bruits de couloirs : voilà les ingré­dients d’une enquête socio-histo­rique se rappro­chant de la démarche ethnographique.

Pour en finir avec la dichotomie réfugié/​migrant et la morale du vrai/​faux

Une des contri­bu­tions essen­tielles de l’ouvrage consiste à décons­truire l’édifice moral de l’asile, jusqu’à faire émerger les para­doxes de l’argument qui consis­te­rait à dire que protéger l’asile aujourd’hui implique de lutter contre les frau­deurs et de limiter l’attribution du statut aux plus méri­tants. Karen Akoka aborde au fond des enjeux poli­tiques cruciaux pour notre société, en nous obli­geant, si encore il en était besoin, à ques­tionner la légi­ti­mité de distinc­tions (entre réfugié et migrant) qui ne sont pas socio­lo­gi­que­ment fondées, mais qui servent en revanche des inté­rêts et des logiques poli­tiques des plus dange­reuses, que ce soit pour maquiller d’humanitarisme la volonté cynique de davan­tage sélec­tionner les candi­dats à l’immigration, ou pour affirmer des objec­tifs popu­listes et/​ou xéno­phobes de réduc­tion des entrées d’étrangers sur le terri­toire sous prétexte d’une prétendue trop grande diver­sité cultu­relle ou encore d’une faible renta­bi­lité économique.

Ce livre est une prise de posi­tion salu­taire contre la rhéto­rique des « vrais et faux réfu­giés », contre la posture de « autre­fois c’était diffé­rent » (p. 27), et invite à arrêter de porter un regard mora­li­sa­teur sur les mensonges éven­tuels des deman­deurs : ces mensonges sont la consé­quence du rétré­cis­se­ment des cases de la protec­tion, de la suren­chère des horreurs exigées pour avoir une chance de l’obtenir, de la réduc­tion des recours suspen­sifs à l’éloignement du terri­toire en cas de refus de l’Ofpra… La portée poli­tique d’une socio­his­toire critique des étique­tages est en ce sens évidente, et l’épilogue de Karen Akoka monte en géné­ra­lité en mettant en pers­pec­tive la dicho­tomie réfugié/​migrant avec d’autres popu­la­tions faisant l’objet de tri : le paral­lèle avec les pauvres et les guiche­tiers étudiés par Vincent Dubois (La vie au guichet. Rela­tion admi­nis­tra­tive et trai­te­ment de la misère, Paris, Econo­mica, 2003) permet de décloi­sonner le cas des étran­gers pour montrer comment le système justifie la (non)protection des (in)désirables en la présen­tant comme néces­saire ou inévitable.

L’auteur

Anna­lisa Lendaro est chargée de recherches en socio­logie poli­tique au CNRS (France).

Citer cet article

Anna­lisa Lendaro, « Le tri aux fron­tières. À propos de : Karen Akoka, L’Asile et l’Exil. Une histoire de la distinc­tion réfugiés/​migrants, Paris, La Décou­verte, 2020. », in : Camille Schmoll (dir.), Dossier « Quo vadis Europa ? La libre circu­la­tion euro­péenne à l‘épreuve des crises », De facto [En ligne], 26 | Mai 2021, mis en ligne le 10 juin 2021. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2021/03/11/defacto-026–08/

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