« La solidarité au temps du Covid-19 : vers de nouveaux engagements », Tommaso Vitale et Ettore Recchi, The Conversation, 7 juin 2020

Tommaso Vitale, Sciences Po – USPC et Ettore Recchi, Sciences Po – USPC

En ces premières semaines de décon­fi­ne­ment, de nombreuses asso­cia­tions dénoncent le risque de démo­bi­li­sa­tion de l’engagement volon­taire des mois précé­dents.

L’appel à l’aide des asso­cia­tions est motivé et néces­site une réponse collec­tive sérieuse. La pandémie de Covid-19 a engendré un besoin pres­sant d’aide et de soutien social bien au-delà des soins médi­caux graves et urgents : confi­ne­ment sévère pour les personnes âgées, grande pauvreté et priva­tion de nour­ri­ture pour les familles les plus précaires et à faibles revenus, ferme­ture des écoles et des cantines scolaires, soli­tude et diffi­cultés pour beau­coup à gérer les émotions contra­dic­toires liées à la situation.

Au cours des deux derniers mois, nous avons assisté à deux réponses majeures à cette nouvelle demande de soli­da­rité. D’une part, le rempla­ce­ment net des volon­taires engagés dans l’aide orga­nisée, avec l’arrivée d’une popu­la­tion de béné­voles plus jeunes que ceux habi­tuel­le­ment engagés dans le secteur. D’autre part, la multi­pli­cité des formes d’action et d’aide, avec un déve­lop­pe­ment marqué de soli­da­rités de voisi­nage non orga­ni­sées et fondées sur la proximité.

Les enquêtes du projet CoCo (Coping with Covid-19/Faire face au Covid-19), menées tous les 15 jours depuis le 1er avril 2020 par l’OSC et le CDSP de Sciences Po en s’appuyant sur le panel ELIPSS (échan­tillon repré­sen­tatif de la popu­la­tion rési­dente en France métro­po­li­taine), nous ont permis de couvrir diffé­rentes phases de la crise et de suivre les chan­ge­ments dans les pratiques d’aide et de solidarité.

Une personne sur sept a reçu l’aide d’un voisin

Selon les enquêtes Coco, un peu plus de la moitié de la popu­la­tion a reçu un coup de main ou de l’aide pour leur vie quoti­dienne (faire des courses, gestion des enfants, etc.) pendant le mois et demi de confinement.

Presque un tiers de la popu­la­tion a reçu de l’aide de la famille et/​ou d’amis proches. Mais, de façon peut-être moins attendue, près d’un septième des rési­dents en France a reçu de l’aide de leurs voisins. Il s’agit d’une mobi­li­sa­tion à « liens faibles » : ce sont des personnes consi­dé­rées comme n’étant pas des « amis proches », qui se sont mobi­li­sées unique­ment parce qu’elles vivent à proxi­mité. Si l’on observe l’évolution dans le temps pendant le confi­ne­ment, on constate une dyna­mique globale assez stable dans sa struc­ture. L’aide des amis a légè­re­ment diminué au fil du temps, tandis que celle des voisins a progres­si­ve­ment augmenté. L’aide des asso­cia­tions s’est prin­ci­pa­le­ment tournée vers les franges les plus extrêmes de la pauvreté, qui concernent des pour­cen­tages trop faibles pour être saisies par ce dispo­sitif d’enquête. Même celle fournie par le service public, bien que non négli­geable, concerne un petit pour­cen­tage d’individus.

Aide reçue dans les deux semaines précé­dentes par… (en % des pane­listes à chaque vague d’enquête).
OSC, CDSP, enquête CoCo, 2020, Author provided

Une analyse statis­tique plus fine, basée sur une tech­nique de régres­sion logis­tique, nous montre que ce sont les femmes, les personnes âgées, inac­tives ou au chômage, les indi­vidus vivant seuls, finan­ciè­re­ment faibles, avec peu d’habitude de sortir, plus souvent rési­dents des communes rurales, qui ont eu plus de chances de rece­voir de l’aide. C’est un résultat rassu­rant : même si l’entraide n’est pas géné­ra­lisée, la société fran­çaise semble se pencher au secours de groupes sociaux parmi les plus fragiles.

Sept personnes sur dix ont aidé au moins une fois

Voyons main­te­nant la dyna­mique de l’aide sociale du point de vue de ceux qui ont consacré leur temps aux autres. Le panel CoCo permet de savoir si, au cours des deux semaines qui précé­dent chaque vague d’enquête, les pane­listes ont donné un coup de main ou de l’aide à quelqu’un dans leur vie quotidienne.

Aide prêtée dans les deux semaines précé­dentes à… (en % des pane­listes à chaque vague d’enquête).
OSC, CDSP, enquête CoCo, 2020, Author provided

Sept personnes sur dix ont aidé quelqu’un pendant le confi­ne­ment, au moins une fois. Prin­ci­pa­le­ment de la famille mais, au fil du temps, de plus en plus des voisins. Il s’agit d’aide effec­tive, pas de propo­si­tion, se tradui­sant par une mise à dispo­si­tion des gens.

Les rela­tions de voisi­nage peuvent être mises en exergue comme un nouveau domaine d’engagement. Près de trois personnes sur dix ont aidé leurs voisins au moins une fois au cours des semaines de confi­ne­ment. On a assisté à cet égard à un véri­table chan­ge­ment dans les registres de l’action et de la soli­da­rité. Il s’agit d’initiatives infor­melles, certes en partie encou­ra­gées par les insti­tu­tions, mais très spon­ta­nées, prati­quées par un nombre consi­dé­rable de personnes, et qui se sont élar­gies progressivement.

En fait, la pandémie a profon­dé­ment contribué à renforcer et à resserrer le lien avec le terri­toire : les gens pouvaient circuler dans leur propre immeuble, dans les envi­rons immé­diats, juste à l’extérieur de leur domi­cile. C’est le contraire de la situa­tion décrite par Barry Wellman, selon laquelle au temps d’internet le relâ­che­ment du lien avec le terri­toire a conduit les gens à s’engager moins.

Le confi­ne­ment, au contraire, a favo­risé d’engagements soli­daires basés sur des liens « courts » et « faibles ». Si les formes d’action sont très clas­siques, les indi­vidus agissent désor­mais auprès de personnes qui se connaissent peu, à partir d’un simple facteur de proxi­mité spatiale et non d’appartenance. Ce lien « court » a permis un premier pas mieux connaître les autres, une démarche qui susci­tait aupa­ra­vant des réticences.

Il ne s’agit évidem­ment pas d’une rela­tion déter­mi­niste. L’importance de la proxi­mité spatiale doit être comprise à la lumière de la valeur que le soutien social et la réci­pro­cité (aider et être aidé) jouent sur des éléments profonds des personnes, rassu­rant et offrant des possi­bi­lités d’échange et de socia­lité.

L’aide par le biais d’associations ou aux personnes incon­nues reste mino­ri­taire (près de 7 % s’y sont engagés), mais pas insi­gni­fiante au vu des condi­tions extra­or­di­naires du moment.

Le facteur de l’apprentissage social

Cette dyna­mique expan­sive semble être axée sur l’appren­tis­sage social. Il ne s’agit pas seule­ment d’un désir d’aider les autres ou d’un registre commun de moti­va­tions. Il s’agit aussi du rôle joué par la trans­mis­sion au sein d’associations, par les médias, par le bouche à oreille en régime de réci­pro­cité, qui a aidé à prendre le courage de faire le premier pas vers l’autre, à construire des formes de soutien même là où le lien faible précé­dent n’autorisait ni la confiance ni la demande d’aide.

La proba­bi­lité de fournir de l’aide, au moins une fois, varie selon les carac­té­ris­tiques des personnes et des lieux. Dans l’ensemble, l’endroit où les gens habitent compte beau­coup : par exemple, on constate que ceux qui vivent dans une commune rurale ont plus de chances de s’être mobi­lisés pour aider les autres.




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Dans les quar­tiers popu­laires, il y a toujours eu des asso­cia­tions atten­tives à main­tenir le lien social à travers le sport mais aussi l’aide maté­rielle aux plus faibles. Ces dernières années, l’engagement soli­daire des personnes ayant un faible niveau d’éducation a progres­si­ve­ment diminué.

La reprise éven­tuelle d’un enga­ge­ment asso­ciatif et d’actions de soli­da­rité directe des classes popu­laires reste une ques­tion impor­tante à explorer dans les prochains mois.

Fina­le­ment, ce ne sont pas que les milieux dans lesquels tout le monde se connaît qui déve­loppent de la soli­da­rité. Les données des enquêtes CoCo révèlent que ceux qui n’avaient pas un niveau élevé de socia­bi­lité avant le confi­ne­ment et ceux qui vivent seuls sont signi­fi­ca­ti­ve­ment plus suscep­tibles d’aider.

La mobilisation associative

Enfin, il convient d’examiner en détail les carac­té­ris­tiques des personnes qui ont décidé de s’engager dans des asso­cia­tions d’aide « sociale et caritative ».

Compte tenu du contexte de confi­ne­ment, des dangers de conta­gion, de l’obligation d’avoir des auto­ri­sa­tions spéciales pour joindre les sièges asso­cia­tifs, de la néces­sité d’apprendre à se coor­donner et à agir avec les autres membres d’une équipe, on peut penser que les personnes qui se sont mobi­li­sées par le biais des asso­cia­tions ont ressenti un réel sens de l’obligation morale de le faire.

Notam­ment, ces volon­taires ne sont pas des personnes marquées par un trait social spéci­fique. Ils ont des âges diffé­rents et vivent dans des contextes géogra­phiques très dispa­rates. Ils ont égale­ment des niveaux d’éducation diffé­rents : un résultat à souli­gner comme signe d’ouverture sociale, dans un secteur tradi­tion­nel­le­ment carac­té­risé par un enga­ge­ment plus répandu parmi les personnes ayant un niveau d’éducation élevé.

Les retours que font les respon­sables d’associations évoquent de nombreux nouveaux béné­voles, diffé­rents de la ronde habi­tuelle des retraités soli­daires. Ces « nouveaux » sont entrés pour la première fois dans le monde de la lutte contre la pauvreté maté­rielle. Ils ne sont pas forcé­ment jeunes, mais quand même plus jeunes que les béné­voles habi­tuels, et sans distinc­tions parti­cu­lières de genre.

Ce pour­cen­tage de 6,8 % de personnes enga­gées dans l’aide concrète aux personnes incon­nues, notam­ment par le biais d’associations, n’est pas négli­geable si on consi­dère la situa­tion de confinement.

Il est vrai que l’enquête la plus fiable dont nous dispo­sons, réalisée par Lionel Prou­teau en 2017 par le biais d’entretiens en face à face avec un échan­tillon de 5 039 indi­vidus, estime que 15,6 % des Fran­çais de 18 ans et plus ont servi dans une asso­cia­tion d’aide sociale ou de santé à carac­tère huma­ni­taire ou cari­tatif, mais ce pour­cen­tage est estimé sur une échelle annuelle, lorsque le notre se limite à moins de deux mois.

De plus, le béné­volat dans ce secteur présente une carac­té­ris­tique très spéci­fique : il concerne prin­ci­pa­le­ment les personnes âgées (les personnes de plus de 65 ans offrent à elles seules 35 % du volume de l’action sociale et caritative).

On sait aussi que deux autres carac­té­ris­tiques sociales struc­tu­relles influencent l’engagement béné­vole en France : le niveau du diplôme, avec un taux de parti­ci­pa­tion d’autant plus impor­tant que ce niveau est élevé, et la pratique anté­rieure du béné­volat par les parents des béné­voles.

En d’autres termes, il s’agit d’un domaine d’engagement avec un faible taux de rota­tion, une moindre capa­cité à attirer de nouveaux volon­taires, une grande diffi­culté à s’ouvrir aux jeunes et à iden­ti­fier des tâches suffi­sam­ment courtes pour être accom­plies par un plus grand nombre de personnes. Être béné­voles néces­site des compé­tences et du temps à investir dans les rela­tions. Ces facteurs, en France comme ailleurs, conduisent souvent à un certain enfer­me­ment social et géné­ra­tionnel des acti­vités.

Repenser les solidarités après la crise

Pendant le confi­ne­ment, cette forte conno­ta­tion géné­ra­tion­nelle a initia­le­ment pesé : les asso­cia­tions ont dû changer leur façon de travailler, se retrou­vant soudain sans les béné­voles histo­riques plus âgés. Cela n’a pas été facile, mais dans l’ensemble il semble qu’elles ont trouvé des nouveaux ressorts humains. Des personnes sans expé­rience préa­lable ont décidé de s’engager et se sont retrou­vées dans des orga­ni­sa­tions qui ne connais­saient pas. Celles-ci, après un premier moment de tension, se sont ouverts et ont transmis des façons de travailler en groupe et des styles rela­tion­nels.

Le défi est de cultiver de passe­relles entre aide infor­melle et formelle (asso­cia­tive), ce qui demande d’accorder une plus grande atten­tion aux méthodes d’action sociale moins basées sur le para­digme de la rela­tion d’aide à deux, entre ceux qui donnent de l’aide et ceux qui en reçoivent, mais plus axées sur la réci­pro­cité, les « réseaux sociaux ordi­naires », le « commu­nity deve­lop­ment », le soutien à la convi­via­lité entre voisins. Ces chan­tiers ne sont encore que partiel­le­ment ouverts en France.

Dans l’immédiat, les asso­cia­tions ont un grand besoin d’aide volon­taire pour leurs actions, mais pour main­tenir la rela­tion elles doivent revoir en profon­deur leur façon de travailler, s’appuyer sur ce qu’elles ont vécu ces deux derniers mois, garder des stra­té­gies évolu­tives, réor­ga­niser et redis­tri­buer le travail afin qu’il ne soit pas trop chro­no­phage et puisse être durable pour les personnes actives.


Nous remer­cions Bernard Corminbœuf (OSC, Sciences Po) et Vincent Maston qui ont révisé le fran­çais de cet article.The Conversation

Tommaso Vitale, Socio­logue, Centre d’études euro­péennes et de poli­tique comparée, direc­teur scien­ti­fique master « Gover­ning the Large Metro­polis », Sciences Po – USPC et Ettore Recchi, Profes­seur des univer­sités (Obser­va­toire Socio­lo­gique du Chan­ge­ment), Sciences Po – USPC

Cet article est repu­blié à partir de The Conver­sa­tion sous licence Crea­tive Commons. Lire l’article original.