« Agriculture : les migrants saisonniers récoltent ce que le Covid-19 a semé », Antoine Pécoud, The Conversation, 10 juin 2020

Antoine Pécoud, Univer­sité Sorbonne Paris Nord – USPC

En France, on estime que dans le secteur agri­cole, 80 % de la main‑d’œuvre est étran­gère. Pour la période 2018–2019, cela repré­sente 270 000 saison­niers, qui se concentrent dans les Bouches-du-Rhône, le Lot-et-Garonne, le Vaucluse et l’Hérault, et qui sont origi­naires du Maroc, de la Tunisie et de certains pays euro­péens comme la Roumanie ou la Pologne.

La ferme­ture des fron­tières engen­drée par la crise sani­taire du Covid-19 a mis en évidence l’importance des migra­tions de travail saison­nières. Dans l’ensemble du monde occi­dental, les exploi­tants agri­coles ont fait face à d’importants problèmes de main‑d’œuvre, qui ont mis en péril non seule­ment leur propre santé finan­cière, mais aussi l’approvisionnement des popu­la­tions en produits agri­coles. La réou­ver­ture progres­sive des fron­tières est l’occasion de revenir sur les enjeux d’ordinaire peu visibles que cette crise a soudai­ne­ment révélés.

Les migrations saisonnières : une nécessité pour les agriculteurs en Europe

Premier constat, la main‑d’œuvre est à certains égards une marchan­dise comme une autre. Dans une économie mondia­lisée, elle circule inten­sé­ment d’un pays à un autre et doit faire preuve de la même rapi­dité et de la même flexi­bi­lité que celles qui carac­té­risent la mobi­lité des matières premières, des tech­no­lo­gies ou des produits manu­fac­turés. Pour reprendre un exemple fourni par l’OCDE, personne ne s’étonne qu’un smart­phone soit assemblé en Chine avec une concep­tion graphique en prove­nance des États-Unis, un code infor­ma­tique élaboré en France, des puces élec­tro­niques venues de Singa­pour et des métaux extraits en Bolivie.

Alors que les besoins en main‑d’œuvre sont impor­tants pour les vendanges, certains migrants profitent d’un travail saison­nier où l’on embauche faci­le­ment. On estime que plus de 300 000 offres d’emploi ne sont pas pour­vues en France, par manque de main‑d’œuvre.

Toutes propor­tions gardées, les asperges ou les fraises requièrent égale­ment une logis­tique trans­na­tio­nale complexe. Des travailleurs de diffé­rentes régions du monde doivent être ache­minés à temps pour la récolte, leurs papiers doivent être en règle pour qu’ils puissent fran­chir les fron­tières, ils doivent être logés et nourris, puis re-trans­portés dans leur pays d’origine – et tout cela de la manière la plus fluide possible, pour éviter tout surcoût.

Second constat, à l’heure où les États occi­den­taux, à l’instar de l’Allemagne ou du Royaume-Uni post-Brexit, réforment leurs poli­tiques d’admission des étran­gers pour attirer une immi­gra­tion « choisie » et quali­fiée dans le but de favo­riser l’innovation et la crois­sance, la main‑d’œuvre non quali­fiée reste abso­lu­ment essen­tielle – même dans les écono­mies les plus avan­cées. Celle-ci demeure cepen­dant large­ment invi­sible et, dans un contexte où l’immigration fait pour­tant l’objet de débats vigou­reux et souvent polé­miques, semble passer complè­te­ment sous les radars.

La réalité des emplois saisonniers pour les étrangers

Troi­sième constat, si l’on ne débat pas direc­te­ment de l’immigration saison­nière dans l’agriculture, cette dernière est pour­tant le reflet de trans­for­ma­tions deve­nues aujourd’hui sensibles et contes­tées. À titre d’exemple, le besoin de main‑d’œuvre est d’autant plus impor­tant que les pratiques agri­coles sont inten­sives et spécia­li­sées. En retour, la dispo­ni­bi­lité d’une main‑d’œuvre étran­gère et bon marché constitue une inci­ta­tion à inten­si­fier encore la production.

L’agriculture a de tout temps été une acti­vité saison­nière et requiert donc logi­que­ment une main‑d’œuvre mobile et flexible en fonc­tion des saisons. Mais cette logique en appa­rence natu­relle est large­ment ampli­fiée par des stra­té­gies desti­nées à accroître la produc­ti­vité agri­cole, lesquelles sont de plus en plus contes­tées – qu’il s’agisse de leurs effets en termes de santé, de l’usage de pesti­cides, ou des consé­quences en termes de « malbouffe » et d’hygiène alimentaire.

Si le recru­te­ment et les contrats des ouvriers non euro­péens sont en prin­cipe contrôlés par l’Office fran­çais de l’immigration et de l’intégration (OFII), l’emploi non déclaré est égale­ment fréquent, de même que les viola­tions du droit du travail : heures supplé­men­taires non rému­né­rées, normes sani­taires non respec­tées, etc. Beau­coup de saison­niers reviennent chaque année et sont donc tribu­taires du bon-vouloir des employeurs de les réen­gager – une situa­tion évidem­ment propice aux abus.

On conçoit donc que la ferme­ture des fron­tières ait profon­dé­ment ébranlé ce modèle, surtout que l’épidémie de Covid-19 a sévi entre mars et mai 2020, soit lors d’une période de récolte. En Europe, les États ont rapi­de­ment pris la mesure du problème et ont élaboré des stra­té­gies globa­le­ment assez convergentes.

Quelles solutions pour les travailleurs saisonniers en temps de Covid-19 ?

Une première stra­tégie consiste à déroger à la ferme­ture des fron­tières et à auto­riser la mobi­lité des saison­niers. La Commis­sion euro­péenne a ainsi recom­mandé de consi­dérer cette main‑d’œuvre comme des « travailleurs exer­çant des profes­sions critiques », ce qui auto­rise leur libre circu­la­tion au sein de l’UE.

C’est ainsi qu’en Grande-Bretagne et en Alle­magne, le contrôle des fron­tières a été assoupli pour permettre à des travailleurs roumains de venir travailler. À mesure que les fron­tières ouvrent à nouveau, la mobi­lité des saison­niers euro­péens va donc s’intensifier, même si elle soulève des risques sani­taires, qui sont encore accrus par les condi­tions de vie des saison­niers, carac­té­risés par une grande promis­cuité, non seule­ment dans le travail, mais aussi dans l’hébergement, lors des repas, etc.

Mais cette solu­tion ne concerne que les seuls Euro­péens, alors que le secteur est égale­ment dépen­dant d’une main‑d’œuvre non euro­péenne. Une seconde solu­tion consiste donc à remplacer les saison­niers par des locaux. En France, c’était l’objectif de la plate-forme « Des bras pour ton assiette », qui ambi­tion­nait de recruter des Fran­çais rendus inac­tifs par le confi­ne­ment avec un slogan très simple : « Pas besoin d’un bac+5, vos deux bras suffisent ! ». D’autres pays ont eu la même idée : l’Allemagne avec « Das Land hilft » (le pays aide), ou le Royaume-Uni avec « Pick for Britain » et « Feed the Nation ». Ces initia­tives ont parfois ciblé des publics spéci­fiques : en Italie par exemple, la ministre de l’Agriculture a proposé de recruter des chômeurs.

Saisonniers pendant la pandémie : des propositions non réalistes et critiquées

Si ces initia­tives ont suscité un certain engoue­ment, elles butent cepen­dant sur l’inexpérience des nouvelles recrues et la péni­bi­lité des tâches propo­sées. C’est là un obstacle logique, puisque le recours à la main‑d’œuvre étran­gère serait inutile si les emplois concernés étaient attrac­tifs. Par ailleurs, à mesure que les volon­taires retrouvent leurs acti­vités pré-confi­ne­ment, cette source de main‑d’œuvre va se tarir.

Une troi­sième option consiste alors à inter­venir au niveau des poli­tiques migra­toires afin de rendre dispo­nible une main‑d’œuvre qui ne l’était pas aupa­ra­vant. Il en va ainsi de la régu­la­ri­sa­tion des sans-papiers : en Italie, 200 000 sans-papiers ont été régu­la­risés pour faci­liter leur accès au marché du travail, soit la régu­la­ri­sa­tion la plus impor­tante depuis dix ans. Il est aussi possible d’employer davan­tage les étran­gers déjà présents : en Italie et en Alle­magne, le séjour tempo­raire des travailleurs étran­gers a été prolongé de plusieurs mois pour leur permettre de rester dans le pays et de conti­nuer à travailler.

Mais l’option la plus contestée est sans doute de mettre les requé­rants d’asile au travail. Dans l’attente du trai­te­ment de leur demande, ces derniers sont en effet dans l’impossibilité de travailler, une situa­tion d’attente qui parfois s’éternise et s’avère désta­bi­li­sante. En France, quelques dizaines de requé­rants d’asile se sont portés volon­taires en Seine-et-Marne à la suite d’un appel de la préfec­ture, mais l’initiative a été critiquée.

La crainte était qu’en étant entiè­re­ment dépen­dants des pouvoirs publics, les requé­rants d’asile ne soient pas en situa­tion de choisir libre­ment d’aller travailler – sans compter qu’ils ne sont pas néces­sai­re­ment mieux quali­fiés que d’autres pour ces emplois. Des initia­tives du même genre ont aussi été obser­vées en Belgique et en Alle­magne.

Les inégalités de travail des saisonniers étrangers soulevées par la pandémie

Il convient de se souvenir que derrière chaque saison­nier il y a une commu­nauté qui en dépend : nombre de ces travailleurs font des allers-retours pendant toute leur vie et subviennent ainsi aux besoins de leur famille. À cet égard, les situa­tions les plus préoc­cu­pantes sont à cher­cher du côté des pays d’origine, où cette chute des revenus n’est que rare­ment compensée par des systèmes de protec­tion sociale effec­tive.

Comme le rappelle l’Organisation inter­na­tio­nale du travail, les travailleurs migrants saison­niers sont donc parmi les travailleurs les plus vulné­rables et, si un retour à la normale soula­geait les exploi­tants, il ne résou­drait pas les nombreux problèmes – de salaire, de droit du travail ou de protec­tion des travailleurs – que posent les dispo­si­tifs actuels. Mais le Covid-19 aura permis d’éclairer ces ques­tions qui, bien que direc­te­ment corré­lées à notre alimen­ta­tion, ne figurent que rare­ment sur l’agenda politique.The Conversation

Antoine Pécoud, Profes­seur de socio­logie, Univer­sité Sorbonne Paris Nord – USPC

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