La durée d’instruction des demandes d’asile et ses effets de long terme sur l’intégration des réfugiés

Nadiya Ukrayinchuk, économiste

Les variations de la durée d’instruction des demandes d’asile peuvent expliquer, toute chose égale par ailleurs, pourquoi les réfugiés de profil similaire s’intègrent différemment. En s’appuyant sur l’Enquête longitudinale sur l’intégration des primo-arrivants (ELIPA), qui suit sur trois années (2010, 2011, 2013) les immigrés français ayant signé le Contrat d’Accueil et d’Intégration (CAI) en 2009, on constate que plus la durée d’instruction est longue, plus l’intégration (une fois le statut de réfugié obtenu) est lente — un effet qui ne disparaît pas complètement dans le temps.

La période d’instruction de la demande d’asile est une période de grande incer­ti­tude et de stress pour les deman­deurs d’asile. C’est une source supplé­men­taire de démo­ti­va­tion et de désillu­sion. De plus, ne possé­dant qu’un permis de séjour tempo­raire, les deman­deurs d’asile sont prati­que­ment exclus du marché du travail, ne peuvent pas suivre les cours offi­ciels de langue et n’ont pas accès à d’autres formes de droits fonda­men­taux et d’aides dispo­nibles pour les réfu­giés. Ils ne sont pas en mesure de construire et de plani­fier leur avenir, d’investir dans le capital humain et social de la société d’accueil. En outre, leur capital humain pré-migra­toire se déprécie et devient obsolète.

Les données de l’enquête ELIPA permettent de quan­ti­fier les coûts socio-écono­miques liés à la durée d’instruction de la demande d’asile et de mettre en évidence la persis­tance de ses effets néga­tifs sur l’intégration des réfu­giés à long terme, une fois le statut de réfugié obtenu.

Si nous prenons pour exemple l’intégration écono­mique, les résul­tats montrent que plus les réfu­giés vivent long­temps en France, plus ils ont de chances d’être en emploi, mais cet impact positif sera réduit par les effets néga­tifs liés au temps qu’ils ont passé à attendre la recon­nais­sance offi­cielle de leur statut de réfugié. On constate égale­ment que, pour chaque réfugié, la période d’attente se « dilue » progres­si­ve­ment avec le temps et donc que l’ampleur de son impact négatif s’estompe elle aussi peu à peu. Une fois le statut de réfugié obtenu, on pour­rait ainsi s’attendre à ce que l’effet négatif de la période d’instruction dispa­raisse après quelques années et mette tous les réfu­giés sur un même pied d’égalité vis-à-vis de l’intégration.

Tel n’est pas le cas. Ce point est illustré sur le graphique ci-dessous. Pour les réfu­giés qui ont connu des délais d’instruction diffé­rents, les chances d’intégration dans le marché de l’emploi connaissent une conver­gence dans le temps mais avec la persis­tance d’importants écarts. Si nous compa­rons un réfugié qui a passé 5 années à attendre la recon­nais­sance de son statut avec un indi­vidu qui aurait obtenu un titre de séjour dès son arrivée, les chances du premier d’accéder à l’emploi après 10 années depuis l’obtention de son statut de réfugié seront de 22,2 points de pour­cen­tage (p.p.) infé­rieures, toute chose égale par ailleurs. Et même après 40 ans de rési­dence perma­nente, bien qu’il diminue, l’écart persiste avec un niveau de 7,4 p.p. Pour les réfu­giés ayant connu un délai d’attente d’un et de dix ans, ces écarts s’élèvent à 1,6 p.p. et 13,3 p.p. respec­ti­ve­ment après 40 ans. Ainsi, plus la durée d’instruction est rapide, plus les chances d’une inté­gra­tion écono­mique réussie sont élevées.

Les impli­ca­tions poli­tiques de ces résul­tats sont impor­tantes. Ils soulignent la néces­sité d’une réduc­tion de la durée d’instruction des demandes d’asile, parce qu’elle augmente les risques d’apparition d’une trappe de « non-inté­gra­tion » pour les personnes dont le statut de réfugié serait reconnu trop tardivement.

Lecture du graphique

Ce graphique présente le nombre d’années depuis l’obtention du statut de réfu­giés (sur l’axe des abscisses) et l’écart de proba­bi­lité d’être en emploi avec l’individu de réfé­rence (sur l’axe des ordon­nées). Trois réfu­giés avec des délais d’attente d’un, de cinq et de dix ans sont comparés avec une personne théo­rique (l’individu de réfé­rence) qui aurait reçu son permis de séjour immé­dia­te­ment après son arrivée (période d’instruction = 0). Des valeurs néga­tives sur l’axe des ordon­nées signi­fient que des réfu­giés avec des durées d’instruction stric­te­ment supé­rieures à zéro ont moins de chance d’être en emploi par rapport à l’individu de réfé­rence pour lequel la durée d’instruction est égale à zéro. Par exemple, au moment où les trois réfu­giés ont reçu leurs permis de séjour perma­nents (0 sur l’axe des abscisses), leur proba­bi­lité d’avoir un emploi était de 66,5 p.p. infé­rieure par rapport à l’in­di­vidu de réfé­rence (l’axe des ordonnés). Si l’on s’intéresse à leurs chances d’être en emploi 5 ans après, les écarts des proba­bi­lités par rapport à l’individu de réfé­rence ont diminué mais à des rythmes diffé­rents pour s’établir à 11,1 p.p., 33,3 p.p. et 47,5 p.p. respec­ti­ve­ment pour chacun de ces trois réfugiés.

Pour aller plus loin
L’auteure

Nadiya Ukrayin­chuk, écono­miste, est spécia­liste des ques­tions d’in­té­gra­tion socio-écono­mique des immi­grants ainsi que des ques­tions des atti­tudes des autoch­tones envers les immi­grés. Elle est ratta­chée au labo­ra­toire LEM (UMR 9221) et fellow de l’Ins­titut Conver­gences Migrations.

Citer cet article

Nadiya Ukrayin­chuk, « Les effets de long terme de la durée d’instruction des demandes d’asile sur l’intégration des réfu­giés », in : Nelly El-Mallakh et Hillel Rapo­port (dir.), Dossier « Migra­tion, inté­gra­tion et culture : approches écono­miques », De facto [En ligne], 20 | Juin 2020, mis en ligne le 15 Juin 2020. URL : https://​www​.icmi​gra​tions​.cnrs​.fr/2020/06/​08/​defacto-020–04/

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