Les migrations amènent-elles un « grand remplacement » culturel ?

Hillel Rapoport, économiste

Ce texte résume la présentation de l’auteur au Collège de France le 20 janvier 2020 de l’article « Migration and Cultural Change », co-écrit avec Sulin Sardoschau et Arthur Silve.

Crédits. : P. Yavuz – ICM

La mondia­li­sa­tion n’est pas qu’économique, elle est égale­ment cultu­relle. Elle concerne le commerce, les mouve­ments de capi­taux et les migra­tions tout autant que les modes de consom­ma­tion, les croyances et les valeurs. Ces diffé­rentes dimen­sions de la mondia­li­sa­tion sont étroi­te­ment liées : la mondia­li­sa­tion écono­mique et la mondia­li­sa­tion cultu­relle sont complé­men­taires. S’il paraît évident que le commerce est un vecteur de diffu­sion cultu­relle, qu’en est-il des migra­tions ? Les hommes étant porteurs et trans­met­teurs de culture, ils contri­buent par leurs mouve­ments au chan­ge­ment culturel global. Mais pour aller vers quoi ? La créa­tion d’un « village mondial », une améri­ca­ni­sa­tion du monde, une pola­ri­sa­tion cultu­relle condui­sant à un « choc des civi­li­sa­tions », voire un « grand rempla­ce­ment », non pas démo­gra­phique mais, plus insi­dieu­se­ment, culturel ?

Notre article apporte des éléments de réponse empi­riques à ce débat. Nous repre­nons la défi­ni­tion usuelle de la culture (ensemble de valeurs et croyances apprises et trans­mises) et refor­mu­lons la ques­tion de recherche de la manière suivante : les migra­tions rendent-elles les pays d’origine et d’accueil cultu­rel­le­ment plus proches les uns des autres et, si oui, qui converge vers qui ?

Des bases de données très fournies

Nous évaluons la proxi­mité cultu­relle entre deux pays en construi­sant des indi­ca­teurs stan­dar­disés à partir du « World Values Survey » (WVS), une enquête inter­na­tio­nale réalisée tous les cinq ans depuis le milieu des années 80 et qui pose un ensemble de ques­tions iden­tiques à un échan­tillon repré­sen­tatif d’individus dans un grand nombre de pays. Les ques­tions (plusieurs dizaines) portent sur les valeurs que les gens souhaitent trans­mettre à leurs enfants, leurs prio­rités dans la vie, leur degré de confiance (envers les autres, leurs gouver­ne­ments, les médias) ou encore leur degré de religiosité.

Nos indi­ca­teurs permettent de mesurer la proxi­mité cultu­relle entre deux pays et d’examiner l’effet des migra­tions inter­na­tio­nales sur l’évolution de cette dernière. Les données sur les migra­tions proviennent des bases de la Banque Mondiale ou de l’OCDE. La pério­di­cité des obser­va­tions est de cinq années, corres­pon­dant aux diffé­rentes vagues du WVS.

Mais que tester exac­te­ment ? On peut cher­cher à répondre à la ques­tion factuelle de la conver­gence ou de la diver­gence cultu­relle amenées par les migra­tions inter­na­tio­nales, mais il est encore plus inté­res­sant de comprendre quels sont les facteurs expli­ca­tifs derrière tel ou tel résultat.

Quel pays converge culturellement vers l’autre ? Une question délicate 

Nous construi­sons pour cela un modèle théo­rique en partant de l’hypothèse que les indi­vidus migrent à la fois pour des motifs écono­miques (gain écono­mique indi­vi­duel escompté de la migra­tion) et pour des motifs cultu­rels (désir d’évoluer dans un envi­ron­ne­ment plus proche de leurs valeurs). Les migrants repré­sen­te­ront un échan­tillon d’autant plus cultu­rel­le­ment repré­sen­tatif du pays d’origine que le motif écono­mique primera sur le motif culturel, et d’autant plus sélec­tionné cultu­rel­le­ment dans le cas inverse. On iden­tifie par ailleurs trois canaux dyna­miques de trans­mis­sion cultu­relle une fois la migra­tion réalisée : la « dissé­mi­na­tion » (lorsque les immi­grés diffusent leur culture auprès des popu­la­tions natives du pays d’accueil), l’« assi­mi­la­tion » (lorsque les immi­grés absorbent la culture du pays d’accueil), et les « rémit­tences cultu­relles » (lorsque les émigrés trans­fèrent la culture du pays hôte vers le pays d’origine).

Nos résul­tats montrent que la migra­tion tend à promou­voir la conver­gence cultu­relle, ce qui est compa­tible dyna­mi­que­ment avec les motifs de dissé­mi­na­tion et de rémit­tences cultu­relles. Mais qui converge vers qui ? Il est diffi­cile tech­ni­que­ment et délicat concep­tuel­le­ment de répondre à cette ques­tion : imaginez que vous regardez le ciel et voyez deux étoiles à deux moments du temps : vous pouvez dire si elles se sont rappro­chées ou éloi­gnées, mais pas laquelle s’est rappro­chée ou éloi­gnée de l’autre, parce que la carte du ciel (qui dépend de la posi­tion de la terre) a elle-même bougé. C’est ici qu’il est utile, et même indis­pen­sable, de disposer d’un modèle théo­rique pour aller plus loin.

Notre modèle théorique permet de tester nos prédictions empiriques

La conver­gence cultu­relle induite par les migra­tions, que nous obser­vons, provient-elle de la trans­for­ma­tion cultu­relle des pays d’accueil, trans­fi­gurés (ou défi­gurés) qu’ils seraient par l’absorption des normes et valeurs cultu­relles impor­tées par les immi­grants, comme le soutiennent les tenants de la théorie du grand rempla­ce­ment culturel ? Ou sont-ce les pays de départ qui se trans­forment par adop­tion de valeurs et normes issues des tradi­tions et cultures des pays de desti­na­tion de leurs émigrants, ce que soutiennent les socio­logues à travers le concept de « social remittances ».

Notre modèle théo­rique permet de prédire l’intensité de la conver­gence (ou de la diver­gence) selon l’importance rela­tive des motifs écono­miques et cultu­rels de la migra­tion. Si le motif écono­mique est domi­nant dans la déci­sion de migrer, on peut s’attendre à ce que les migrants repré­sentent un échan­tillon cultu­rel­le­ment assez repré­sen­tatif de la popu­la­tion du pays de départ. Dans ce cas, la migra­tion est un facteur de conver­gence cultu­relle puisqu’elle consiste à mixer dans le pays de desti­na­tion deux popu­la­tions cultu­rel­le­ment diffé­rentes. Si le motif culturel est domi­nant, les indi­vidus cultu­rel­le­ment proches de la popu­la­tion du pays de desti­na­tion seront surre­pré­sentés parmi les émigrants. La migra­tion est alors un facteur de diver­gence cultu­relle au sein de la mino­rité car elle renforce le groupe ou le type cultu­rel­le­ment domi­nant dans le pays de destination.

Ce que montrent les prédic­tions dyna­miques du modèle, c’est que plus le motif culturel est impor­tant, plus la conver­gence sera forte si le méca­nisme sous-jacent de trans­mis­sion cultu­relle est de type « rémit­tences cultu­relles » et faible si le méca­nisme sous-jacent est de type « dissé­mi­na­tion » ; inver­se­ment, plus le motif écono­mique est prévalent, plus on s’attend à ce que la conver­gence soit forte en cas de dissé­mi­na­tion et faible en cas de rémit­tences cultu­relles. Il s’agit là de prédic­tions que l’on peut tester indif­fé­rem­ment à partir de ces deux méca­nismes, ceux-ci pouvant donc être diffé­ren­ciés empiriquement

La migration concourt bien à la convergence culturelle des pays de départ vers les pays d’accueil

Notre travail empi­rique a donc consisté à tester ces diffé­rentes prédic­tions et le résultat prin­cipal est que la migra­tion concourt bien à la conver­gence cultu­relle des pays de départ vers les pays d’accueil. Autre­ment dit, le méca­nisme de trans­mis­sion domi­nant provient des rémit­tences cultu­relles. Il s’agit là d’un résultat robuste, signi­fi­catif statis­ti­que­ment et impor­tant quan­ti­ta­ti­ve­ment. Tous les tests empi­riques pointent dans la même direc­tion : c’est le méca­nisme de « rémit­tences cultu­relles » qui ressort chaque fois vain­queur ; à chaque fois, on trouve une conver­gence cultu­relle plus forte lorsque les gains écono­miques sont plus faibles et/​ou lorsque les gains cultu­rels sont plus forts. Ces résul­tats disqua­li­fient donc le méca­nisme de dissé­mi­na­tion et les thèses « épidé­mio­lo­giques » fondées sur l’idée que les immi­grés dissé­minent leur culture vers les popu­la­tions natives des pays d’accueil (thèses qui, dans leur version complo­tiste, culminent dans les théo­ries du grand rempla­ce­ment culturel).

Pour aller plus loin

Hillel Rapo­port, Sulin Sardo­schau et Arthur Silve, « Migra­tion and Cultural Change », 2020.

L’auteur

Hillel Rapo­port est écono­miste, profes­seur à la Paris School of Econo­mics (PSE), Univer­sité Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il est respon­sable du dépar­te­ment Dyna­mics de l’Ins­titut Conver­gences Migrations.

Citer cet article

Hillel Rapo­port, « Les migra­tions amènent-elles un « grand rempla­ce­ment » culturel ? », in : Nelly El-Mallakh et Hillel Rapo­port (dir.), Dossier « Migra­tion, inté­gra­tion et culture : approches écono­miques », De facto [En ligne], 20 | Juin 2020, mis en ligne le 15 juin 2020. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2020/06/10/defacto-020–03/

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