« Bidonvilles en déconfinement : les solidarités vont-elles tenir ? », Tommaso Vitale et Anne-Cécile Caseau, The Conversation, 24 mai 2020

Tommaso Vitale, Sciences Po – USPC et Anne-Cécile Caseau, Sciences Po – USPC

Après quasi­ment 8 semaines de détresse, la situa­tion dans les bidon­villes et squats de France est explosive.

Suite à l’allocution d’Édouard Philippe le 7 mai, il reste beau­coup de ques­tions au sujet du décon­fi­ne­ment en situa­tion d’urgence sani­taire, et de la manière dont des actions mises en place dans l’urgence pendant ces dernières semaines seront main­te­nues ou non.

Très récem­ment, la Cour euro­péenne des droits de l’Homme (CEDH) a condamné la France pour l’évacuation d’un bidon­ville rom en région pari­sienne en 2013. Cet acte fait écho à l’alerte lancée par Birgit Van Hout, la repré­sen­tante régio­nale pour l’Europe du Haut-Commis­sa­riat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH), au sujet des Roms. La pandémie a en effet aggravé la situa­tion d’inégalité déjà critique à laquelle ces commu­nautés sont confrontées.

Le risque est que les précaires se retrouvent en concur­rence pour avoir accès aux aides prévues dans la période de confi­ne­ment et qui sont, pour certaines, main­te­nues lors du déconfinement.

Si les aides deviennent plus diffi­ciles d’accès, cette mise en concur­rence de la pauvreté peut conduire à des discours de rejet voire à des actes de violence. Ces derniers sont déjà iden­ti­fiés dans un contexte où les compor­te­ments ou actes racistes et xéno­phobes envers des personnes iden­ti­fiées comme Roms persistent et les réac­tions de la police ne sont pas toujours immé­diates.

Toute­fois, l’essentiel du risque ici est celui d’un abandon des précaires par les insti­tu­tions. Il va falloir être atten­tifs à la décrois­sance des capa­cités d’aides, un phéno­mène mis en évidence par les socio­logues depuis long­temps, avec un carac­tère cyclique souvent encore plus fort dans le cadre de la lutte contre la pauvreté urbaine.

Il faut aussi prêter atten­tion aux critères de sélec­tion qui pour­raient venir révo­quer l’inconditionnalité dans la plupart des espaces ou réseaux d’aide. Il n’y avait pas une logique de tri dans l’urgence : tout le monde pouvait être prio­ri­taire dans la file pour l’aide alimen­taire. À l’inverse, l’aide orga­nisée en temps ordi­naire, où la rareté conduit à une logique de tri, repose sur des critères de ressources ou des domi­ci­lia­tions terri­to­riales, ainsi que sur des évalua­tions des compor­te­ments des béné­fi­ciaires pour les recon­naître comme « méritants ».

Lutter contre les stéréotypes

Dans ce contexte d’incertitude, il faut un enga­ge­ment de la part des pouvoirs publics et des asso­cia­tions pour conti­nuer à assurer la protec­tion des plus fragiles : si les aides se font plus rares, il faudra lutter contre certains stéréo­types qui peuvent être réac­tivés pour stig­ma­tiser et mettre à l’écart des groupes vus comme « para­sites » des aides sociales. Ce type de stéréo­types a notam­ment visé les Roms d’Europe de l’Europe de l’Est, accusés d’avoir des compor­te­ments oppor­tu­nistes, comme de migrer en France afin de béné­fi­cier des aides sociales.

La situa­tion des bidon­villes (497 sites en 2018 selon la DIHAL, dont autour d’une centaine en Ile-de-France), où ne vivent pas que des Roms mais où des Roms vivent (environ 10 000 selon les mêmes données de la DIHAL), a été pendant ce confi­ne­ment un kaléi­do­scope des confi­gu­ra­tions de soutien, dépen­dant de la coor­di­na­tion entre diffé­rents acteurs : des villes confron­tées à des problèmes concrets entre urgence et capa­cité stra­té­gique, un tissu asso­ciatif mis à l’épreuve de l’indisponibilité des béné­voles, et des auto­rités terri­to­riales et étatiques aux annonces décon­nec­tées des réalités du terrain.

Méca­nique de déshu­ma­ni­sa­tion des Roms, France 24, mars 2019.

L’épreuve du confinement

Pendant le confi­ne­ment, des mobi­li­sa­tions soli­daires, des situa­tions d’abandon, des inter­ven­tions extra­or­di­naires voire des évacua­tions et déman­tè­le­ments ont façonné la vie des habi­tants des bidon­villes. La situa­tion des bidon­villes reste très diffi­cile en ce moment en raison de la pauvreté de leurs habi­tants, ou encore le manque de condi­tions maté­rielles d’hygiène de base. De nombreuses personnes qui y vivent ont souvent des condi­tions physiques qui les rendent vulné­rables au Covid-19 (patho­lo­gies respi­ra­toires précé­dentes, obésité, diabète).

Dans l’urgence, les bidon­villes ont été la cible d’interventions contra­dic­toires et frag­men­tées. Cette situa­tion de frag­men­ta­tion illu­mine les inéga­lités qui sévissent déjà en France, et souligne les fortes dispa­rités terri­to­riales dans l’accès à l’aide et à l’abri pour les plus démunis.

Selon le cadre théo­rique clas­sique de Edward Page et Michael Gold­smith, les inter­ven­tions ont été déve­lop­pées sur la base du fort degré d’autonomie dont disposent les gouver­ne­ments locaux dans ce domaine. Leurs péri­mètres d’action sont peu clairs et se fondent sur la discré­tion. Ils ont aussi diffé­rentes capa­cités d’accès aux niveaux supé­rieurs des agences et délé­ga­tions minis­té­rielles, en parti­cu­lier dans ce cas à la Délé­ga­tion inter­mi­nis­té­rielle à l’hébergement et à l’accès au loge­ment (DIHAL). Par exemple, récem­ment, les mobi­li­sa­tions ont prin­ci­pa­le­ment été diri­gées vers l’accès à l’eau et à l’alimentation.

Ni eau, ni nourriture

La situa­tion d’accès à l’eau était déjà catas­tro­phique avant le confi­ne­ment, qui aura permis d’exposer au regard d’un plus grand nombre ce désastre. Même avant le confi­ne­ment, le respect des gestes barrières en matière d’hygiène était diffi­cile sans eau courante ; lorsque le confi­ne­ment limite les mouve­ments et complique les dépla­ce­ments visant à aller cher­cher de l’eau (un trajet que certaines familles doivent faire plusieurs fois par jour), ce respect devient quasi­ment impossible.

Il aura fallu un cri d’alarme des asso­cia­tions relayé par plusieurs mobi­li­sa­tions et tribunes durant les six premières semaines du confi­ne­ment pour que des points d’eau soient installés dans de nombreuses communes. Certaines muni­ci­pa­lités ont été réac­tives, comme en Ile-de-France où la préfec­ture a fait pres­sion, tandis que d’autres, comme à Toulouse, conti­nuent à batailler sur ce droit. Une ques­tion accom­pagne le décon­fi­ne­ment : là où les points d’eau sont installés, les communes pren­dront-elles en charge leur gestion dans la durée ?

Repor­tage en Gironde, durant la cani­cule, BFMTV.

La ques­tion de la faim a été la deuxième urgence absolue. La coor­di­na­tion entre asso­cia­tion et auto­rités publiques muni­ci­pales et dépar­te­men­tales a été cruciale, mais pas toujours évidente.

Le résultat s’est traduit par une forte dispa­rité terri­to­riale d’organisation de l’aide, comme on peut le voir sur le tableau de la cellule de crise de Romeu­rope.

L’association Acina, en charge de l’accompagnement social des personnes vivant en bidon­villes dans les dépar­te­ments de l’Ile de France explique début avril avoir distribué de la nour­ri­ture pour les habi­tants de plus de 30 sites, ainsi que des produits d’hygiène et des couches, mais recense dans un même temps plus de 90 sites en Ile-de-France où des personnes (dont 30 à 40 % sont des enfants) espèrent et attendent une aide pour faire face à cette crise.

Inadéquation des aides

De la part des familles vivant en squat qui dépendent des distri­bu­tions alimen­taires, une rela­tive inadap­ta­tion des paquets a été souli­gnée, dès lors que les repas sont pensés pour des personnes indi­vi­duelles, vivant à la rue, et non des familles.

Les collec­ti­vités locales ont aussi été solli­ci­tées pour ouvrir et gérer des nouvelles places d’hébergement d’urgence, puisque la trêve hiver­nale a été prolongée par Emma­nuel Macron le 12 mars.

Cette prolon­ga­tion implique le main­tien des places d’hébergement d’urgence et la suspen­sion des expul­sions, mais la destruc­tion de cabanes à Montreuil le 23 mars illustre l’écart entre les posi­tions préfec­to­rales et le pouvoir discré­tion­naire des mairies pendant cette période. Quant au sujet sensible de la mise à l’abri, refrain du gouver­ne­ment dans sa commu­ni­ca­tion sur la soli­da­rité pour les personnes à la rue, aucune solu­tion nouvelle n’a pour­tant été proposée d’après la majo­rité des Roms avec qui nous avons échangé.

Dans le 93, quelques familles ont pu voir leur demande d’hébergement d’urgence aboutir pendant cette période, mais c’est anec­do­tique par rapport au nombre de personnes vivant en squats ou bidon­villes, et une anec­dote qui n’a pas son équi­valent dans l’ensemble des dépar­te­ments d’Ile-de-France.

Pour les familles qui cherchent une solu­tion pour sortir de la rue ou du bidon­ville, la réponse qu’on nous donne est fami­lière : le 115 reste le seul inter­lo­cu­teur, et, « comme d’habitude », il est saturé.

L’organisation des solidarités

Le défi de la santé et de la protec­tion sociale n’est pas seule­ment un défi tech­nique, ou simple­ment écono­mique, mais un défi de gouver­nance. Sur le terrain, en première réponse, il y a eu dans un premier temps essen­tiel­le­ment une réponse des asso­cia­tions et collectifs.

Ils ont été au cœur des mobi­li­sa­tions pour l’accès à l’eau et pour l’aide alimen­taire, à la fois par leur présence capil­laire dans les terri­toires et pour les liens de connais­sance qu’ils ont tissés au cours des années, mais aussi par leurs propres modes d’action, situés, concrets et prag­ma­tiques, comme d’agir très rapi­de­ment par les réseaux sociaux pour traduire en roumain les consignes du confi­ne­ment, et distri­buer sur les terrains des attestations.

Hété­ro­gé­néité de mobi­li­sa­tions, un certain chaos, et des éner­gies mili­tantes font partie à juste titre des soli­da­rités d’urgence. Lorsque les médias se penchent sur la situa­tion dans les bidon­villes, comme dans cette vidéo de Brut, le discours média­tique met forte­ment avant le rôle des asso­cia­tions, occul­tant de fait le rôle des institutions.

En France, 19 000 personnes vivent dans des squats ou des bidon­villes. Et le confi­ne­ment rend leurs condi­tions de vie encore plus précaires, le 5 mai 2020.

Les mili­tants insistent beau­coup sur le rôle crucial des asso­cia­tions, car l’État a fait défaut au début du confi­ne­ment : si des mesures ont été mises en place depuis, elles sont plus rare­ment évoquées dans ces reportages.

Pour­tant, les collec­tifs mili­tants pour les droits des personnes en bidon­villes cherchent et main­tiennent la discus­sion avec les insti­tu­tions, aussi bien au niveau muni­cipal que préfec­toral. Les insti­tu­tions cherchent à se coor­donner et même s’appuyer sur les asso­cia­tions et les collec­tifs soli­daires pour avoir accès à l’information mais restent limi­tées par la sélec­ti­vité de l’aide asso­cia­tive, qui n’arrive pas à joindre tous les bidon­villes réel­le­ment présents en France. Il s’agit d’un cas typique d’économie d’envergure (economy of scope) dans l’aide sociale, qui amène à élargir la gamme de services offerts mais pas à élargir le panier de bénéficiaires.

Et maintenant ?

Aujourd’hui, si les contraintes se lèvent, les craintes persistent : que faire si l’aide de l’urgence venait à être plus diffi­cile à obtenir, voire à dispa­raître ? Les personnes béné­voles pendant le confi­ne­ment reprennent désor­mais le travail et les béné­voles retraités restent appelés à rester chez eux.

Les dernières données dispo­nibles (2017) indiquent qu’en France les béné­voles seniors donnent en moyenne nette­ment plus de temps que les béné­voles plus jeunes, et comme a montré l’économiste Lionel Prou­teau, leur apport est très consé­quent dans l’action sociale et cari­ta­tive puisqu’ils offrent à eux seuls plus de 60 % du travail bénévole.

Dans ce contexte qui prendra la relève ?

La chape de plomb du pouvoir discrétionnaire

Les garan­ties et protec­tions offertes ne sont pas étroi­te­ment liées à des droits appli­cables et proté­geables, et ni ancrées dans des procé­dures faciles à contrôler.

Nous sommes dans un cas où elles sont liées au « pouvoir discré­tion­naire » des insti­tu­tions, et il devient essen­tiel de comprendre qui en béné­ficie et quel type de protec­tion est produite et gouvernée. Il ne s’agit pas seule­ment de carto­gra­phier les inéga­lités terri­to­riales en matière de protec­tion sociale, mais de recon­naître leur fonde­ment insti­tu­tionnel.

Prenons l’aide venant pallier l’absence de travail pendant cette période de confi­ne­ment : la ques­tion de la sélec­ti­vité de l’aide sociale concerne tous ceux qui travaillent dans le secteur informel ou dans l’économie au noir, qui en sont écartés. Monsieur X fait de la ferraille. Arrivé en France dans les derniers mois, il a depuis peu le statut d’autoentrepreneur. Sans possi­bi­lité de travailler pendant le confi­ne­ment, il n’aura pas non plus accès aux aides accor­dées aux entre­pre­neurs, qui prennent en consi­dé­ra­tion les revenus des années passées. De son côté, Madame Y survit de la mendi­cité : elle n’a eu aucun revenu pendant le confi­ne­ment. Sans contrat de travail, et sans ressources, elle est exclue du système des aides et survit grâce à des colis alimentaires.

Dans certains cas, les contro­verses de décon­fi­ne­ment passent à côté de la réalité précon­fi­ne­ment : c’est notam­ment le cas autour des écoles.

Si certains et certaines rêvent d’un retour à la vie d’avant, que dire pour les familles qui avant la pandémie ne parve­naient pas à inscrire leurs enfants à l’école ? Les polé­miques autour d’un retour à l’école sur la base du volon­ta­riat n’ont pas le même sens pour ces enfants pour qui ce qui manquait dans le passé n’était pas la volonté mais le respect par les muni­ci­pa­lités du devoir d’inscrire tous les enfants de leur terri­toire à l’école, y compris ceux et celles vivant en bidon­villes ou squats.The Conversation

Tommaso Vitale, Socio­logue, Centre d’études euro­péennes et de poli­tique comparée, direc­teur scien­ti­fique master « Gover­ning the Large Metro­polis », Sciences Po – USPC et Anne-Cécile Caseau, Docto­rante à Paris 8, assis­tante de recherche à Sciences Po, Sciences Po – USPC

Cet article est repu­blié à partir de The Conver­sa­tion sous licence Crea­tive Commons. Lire l’article original.