Entretien avec Laëtitia Atlani-Duault, anthropologue,
par François Héran
Pour juguler la propagation du Covid-19 et intensifier la recherche sur le virus, les autorités françaises ont mis sur pied un Conseil scientifique Covid-19, présidé par Jean-François Delfraissy, ainsi qu’un Comité Analyse, recherche et expertise (Care), présidé par Françoise Barré-Sinoussi. Fait remarquable, les sciences humaines et sociales y sont représentées aux côtés des disciplines expérimentales et cliniques. L’anthropologue Laëtitia Atlani-Duault siège dans les deux instances. Elle a bien voulu répondre aux questions de De Facto.

Vous siégez dans les deux instances scientifiques qui conseillent les autorités françaises au plus haut niveau (Élysée, Matignon, ministère de la Santé) pour affronter la pandémie du Covid-19. Par définition, un conseil ou un comité scientifique ne prend pas de décision : il rend des avis ou énonce des recommandations en s’appuyant sur des données aussi fiables que possible. Son autorité tient à la somme des compétences accumulées et, j’imagine aussi, à son mode collégial de fonctionnement. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi le Conseil scientifique Covid-19 s’est doublé plus récemment du Care ? À quels besoins répondent-ils respectivement ? Travaillent-ils sur des horizons différents ? Mobilisent-ils différemment le monde de la recherche ?
Les mandats du Conseil scientifique Covid-19, présidé par Jean-François Delfraissy, et du Groupe Care, présidé par François Barré-Sinoussi, sont très différents, et ils sont complémentaires. Le premier, le Conseil scientifique a pour mandat d’éclairer la décision publique dans sa lutte contre l’épidémie de Covid-19, sur la base de l’état de l’épidémie et des connaissances scientifiques disponibles, en toute humilité et sur la base de connaissances scientifiques forcément incertaines et mouvantes face à un nouveau virus. Le second, le Groupe Care, est totalement dédié aux projets de recherche sur le Covid-19 : il a pour mission d’éclairer les ministères de la Recherche et de la Santé sur les projets de recherche en cours ou en cours de montage, et sur les approches innovantes scientifiques et les priorités de recherche qu’il conviendrait de soutenir en priorité pour lutter le plus efficacement possible contre ce virus.
Tant le Conseil scientifique que le Groupe Care font appel au monde de la recherche bien au-delà de leurs membres respectifs. Le Conseil scientifique a ainsi pu bénéficier d’une analyse de l’Institut Convergences Migrations sur les immigrés en situation de grande précarité face au Covid-19, qui a permis de nourrir ses derniers avis, en particulier sur le sujet de la grande précarité face au Covid-19. Je tiens à souligner que, tant au sein du Conseil scientifique Covid-19 et que du Groupe Care, les avis rendus se nourrissent des différences de point de vue de ses membres, qui s’expriment tous sur l’ensemble des sujets, et font une part importante à des problématiques venant du champ des sciences humaines et sociales (SHS).
Quand les sciences du vivant ou les sciences physiques recourent aux SHS, c’est souvent à titre auxiliaire, par exemple pour étudier les résistances des populations au progrès médical. Mais, dans le cas présent, les SHS ne doivent-elles pas aller plus loin ? Nous aident-elles à comprendre les mécanismes de propagation des virus et, a contrario, à mieux saisir la nature des liens sociaux en temps ordinaire ? Au-delà de l’urgence actuelle, peut-on déjà tirer parti de la crise pour envisager des modèles alternatifs d’organisation sociale et d’organisation économique, ou s’agit-il de spéculations prématurées à ce stade ? Autrement dit, quel est, selon vous, le rôle des chercheurs en sciences sociales dans le conseil Covid-19 ?
La pandémie modifie en profondeur la vie sociale et économique du pays. Le Conseil scientifique Covid-19, dans lequel nous sommes deux, avec mon collègue sociologue Daniel Benamouzig, à venir des SHS, a récemment appelé à de nouvelles recherches améliorant la connaissance de la société française face à l’épidémie : « Parallèlement aux recherches conduites dans d’autres domaines, fondamentaux ou cliniques notamment, une initiative de recherche ambitieuse et de grande ampleur doit être orientée vers les sciences humaines, sociales, économiques et comportementales, ainsi que vers tous modes de connaissance susceptibles de produire des éléments utiles sur les rapports des français à l’épidémie » (avis du 23 mars). Les sciences humaines et sociales, qu’elles se situent ou non dans le dialogue et dans l’interdisciplinarité avec les sciences médicales et les sciences de la vie, contribuent à la connaissance et la compréhension de l’épidémie, des changements qu’elle induit, de leurs origines, de leur ampleur, de leurs spécificités et de leurs effets.
Avec Daniel, nous sommes très attentifs à rappeler, à chaque fois que nécessaire, qu’elles éclairent les acteurs de la vie collective dans un contexte sensible et incertain et permettent de préparer les périodes à venir, qui seront marquées par les effets de l’épidémie. Car l’épidémie percute les formes de vie ordinaires de la société française comme de toutes les sociétés des pays touchés par l’épidémie. Les multiples manières dont nos concitoyens ont été placés face à l’épidémie offrent un large champ de recherche se rapportant aux réactions observées face aux signaux disponibles, aux sources d’information, à leur crédibilité, à leurs contradictions, aux réactions ou émotions qu’elles ont suscitées, notamment en termes de sidération, de confiance, de colère ou de défiance.
En amont, ces réactions posent la question de la préparation à ce type d’évènement, en termes d’éducation, d’expériences préalables, de prospective ou d’information. Les mesures prises pour faire face à l’épidémie sont aussi l’objet de nombreux questionnements sur les comportements, les représentations, l’adhésion ou les difficultés rencontrées. Certaines mesures portent atteinte aux libertés publiques et mobilisent diverses formes de contraintes, qui doivent être étudiées comme telles, du point de vue de leurs principes, de leurs modalités et de leurs effets. Plus généralement, le contexte épidémique soulève des questions liées à d’importants principes, comme ceux solidarité, de liberté, de vie privée ou de civisme, qui s’expriment jusque dans les comportements de chacun. L’ensemble des formes de sociabilité s’en trouvent changées, non sans adaptations ni innovations.
Bien d’autres sujets sont importants comme nous le rappelons très régulièrement avec Daniel Benamouzig. Pour ne donner qu’un autre exemple, l‘épidémie donne lieu actuellement à une forte réorganisation des services de santé. Cette dernière interroge les conditions antérieures à l’épidémie, à ses financements, sa régulation ou son maillage territorial. La réorganisation questionne la place des acteurs du système de santé, des instances de régulation, nationales et régionales, des personnels administratifs ou professionnels. Elle associe de manière plus ou moins cohérente une grande variété d’acteurs et d’organisations, à commencer par les services hospitaliers, les Ehpad, la médecine générale et l’ensemble des institutions et professions de santé. Parmi les acteurs de santé, les industries du médicament s’impliquent dans la recherche et l’innovation pour proposer des thérapeutiques.
Les pratiques de soins sont mises à rude épreuve dans des contextes d’urgence, de fatigue, de définition de priorité voire de tri. Ces pratiques concernent des patients touchés par l’épidémie ou par d’autres pathologies, notamment chroniques ou psychiatriques. Souvent éloignés de leur entourage, les patients ont des droits dont l’exercice est limité dans le contexte épidémique, en matière de soins comme de recherche, parfois aux dépens de la démocratie sanitaire et de la participation de patients ou d’associations de patients.
Un thème récurrent du débat public, alimenté parfois par des tribunes de chercheurs, est l’ampleur des inégalités sociales révélées par la pandémie et ce, à plusieurs niveaux : l’exposition inégale à la maladie (on songe aux populations vulnérables, aux handicapés, aux mal-logés, aux migrants qui, pour toutes sortes de raison, n’ont pas achevé leur installation en France…), mais aussi l’effet variable des mesures de confinement selon qu’on peut travailler à distance ou que l’on exerce un métier consistant à manipuler physiquement les corps et les matières pour maintenir la collectivité en état de marche. Comment le Conseil scientifique Covid-19 aborde-t-il ces questions ? À titre plus personnel, quel sens donnez-vous à votre propre contribution ?
L’épidémie révèle ou accentue en effet fortement les inégalités sociales. Dès les phases initiales, l’accès à l’information et à la compréhension de l’épidémie ne sont pas équivalents. Les moyens d’y faire face non plus, qu’il s’agisse des conditions de logement et de confinement, de l’adaptation au travail, de l’organisation familiale, des possibilités de déplacement ainsi que de l’insécurité économique. L’inégalité face aux risques sanitaires, voire à l’accès aux soins accentuent ces inégalités. Elles se concentrent dans certains segments particulièrement vulnérables de la société, en raison de l’âge, de l’état de santé, du handicap, des revenus, du logement ou de l’absence de logement. Des populations font en outre l’objet de perceptions problématiques, voire de stigmatisation.
Dans son dernier avis, rendu le 2 avril, le Conseil scientifique Covid-19 note que « pour ceux vivant en situation de grande précarité, les conditions de vie sont extrêmement diversifiées (vivant en hôtels sociaux, squats, CADA, logement sur-occupé, etc.) et cette hétérogénéité doit être prise en compte dans l’assistance qui doit leur être prodiguée en temps d’épidémie. Il n’empêche qu’elles sont toutes fragiles tant face à l’épidémie elle-même qu’aux mesures prises par les autorités, en particulier le confinement ». Le Conseil scientifique souligne que « Le rassemblement dans des espaces collectifs (de type gymnases, etc.) de personnes vivant en situation de grande précarité et non infectées par le Covid-19 ne se justifie en rien ; il présente au contraire un risque épidémique majeur tant pour les personnes rassemblées que pour l’ensemble de la population. Il est donc à proscrire. »
Dans ce même avis, le Conseil scientifique recommande que « Les personnes en situation de grande précarité et non contaminées doivent pouvoir, comme l’ensemble de la population, vivre le confinement dans des habitats individuels ou familiaux, et donc non collectifs. Il est par conséquent conseillé que toutes les solutions d’hébergements publics et privés soient mobilisées pour cela (immeubles collectifs vacants, centres de tourisme, résidences hôtelières et universitaires, hôtels et appartements de locations saisonnières mis à disposition par les propriétaires sollicités ou réquisitionnés, etc.). La promotion du « logement d’abord » doit être le principe directeur : un logement ou un accès à des centres d’hébergement permettant des chambres individuelles pour tous limite le risque épidémique, tant pour les personnes vivant dans la grande précarité que pour la population générale ».
Enfin, l’avis souligne parmi ses recommandations que « les personnes de nationalité étrangère dans l’attente d’un document de séjour ou de son renouvellement, pour certaines en situation de grande précarité, doivent pouvoir bénéficier d’un report des procédures qui y sont liées pendant la durée de l’état d’urgence sanitaire afin de pouvoir vivre le confinement dans les meilleures conditions possibles, comme cela a été prévu par l’ordonnance n° 2020-328 du 25 mars 2020 portant prolongation de la durée de validité des documents de séjour ».
Biographie
Laëtitia Atlani-Duault est anthropologue, Directrice de recherche à l’IRD (Ceped, Université Paris V) et Directrice scientifique de la Fondation Maison des sciences de l’homme (FMSH), en charge de son Pôle Recherche. Elle est également Professeur affiliée à la Mailman School of Public Health de l’Université Columbia, à New York. Laëtitia Atlani-Duault est fellow de l’Institut Convergences Migrations.
Elle a reçu la médaille de bronze du CNRS pour ses recherches en anthropologie critique de l’aide humanitaire. Ses travaux s’articulent autour de deux axes : 1) L’impact sociétal des crises sanitaires et humanitaires, dont notamment — mais pas uniquement — épidémiques (VIH/Sida, H1N1, Ebola, et aujourd’hui Covid-19), et 2) La fabrique et la gouvernance des réponses tant gouvernementales que non gouvernementales (en particulier onusiennes) qui sont apportées à ces crises sanitaires et humanitaires.
Elle a été récemment Visiting Professor en santé publique à l’Université Columbia de New York avant de rentrer en France en 2018 pour prendre la direction scientifique de la FMSH. Laëtitia Atlani-Duault est un des membres fondateurs du conseil scientifique de Reacting (Inserm/AVIESAN) chargé de préparer et coordonner la recherche pour faire face aux crises sanitaires liées aux maladies infectieuses émergentes. Elle est également membre de la Commission indépendante d’enquête sur les abus sexuels dans l’Église de France, présidée par l’ancien Président du Conseil d’État Jean Marc Sauvé.
Elle a publié de nombreux livres, numéros spéciaux de revues et articles dans les meilleures revues internationales (The Lancet ; The Lancet Public Health ; Social Science and Medicine ; The Lancet Infectious Diseases ; Culture, Medicine and Psychiatry ; Transcultural Psychiatry ; Medical Anthropology ; Public Understanding of Science et Ethnologie Française…).
Citer cet article
François Héran, « Les sciences sociales mobilisées contre la pandémie : entretien avec Laëtitia Atlani-Duault », in : Annabel Desgrées du Loû (dir.), Dossier « Les migrants dans l’épidémie : un temps d’épreuves cumulées », De facto [En ligne], 18 | Avril 2020, mis en ligne le 10 avril 2020. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2020/04/07/defacto-018–02/
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