Personnes migrantes en centres de rétention et campements. Désencamper pour protéger

Michel Agier, anthropologue, avec les contributions de Louis Barda (Médecins du Monde), Véronique Nahoum Grappe (EHESS et LDH), Claire Rodier (Gisti et Migreurop), Nan Suel (Terre d’errance)

La situation inquiétante des centres de rétention et des campements montre la dangerosité de l’encampement pour la sécurité sanitaire des personnes migrantes, ce que confirme en creux l’intervention « urgentiste » de l’État qui concède un accès partiel et provisoire des exilé⋅e⋅s aux droits humains pendant la pandémie.

Camp de Migrants à Auber­vil­liers. Dessin d’après une photo­gra­phie de Tom Pinto,11 mars 2018. Réali­sa­tion : P. Yavuz. Crédits : ICMigrations

Qu’en est-il du confi­ne­ment comme protec­tion sani­taire pour des popu­la­tions qui vivent déjà une première sorte de confi­ne­ment, leur enfer­me­ment dans les centres de réten­tion, les hots­pots (en Grèce) ou les nombreux campe­ments et bidon­villes ? Dans ces lieux de mise à l’écart et de promis­cuité forcée, leurs occu­pants vivent « dans des condi­tions d’exiguïté et d’insalubrité parti­cu­liè­re­ment préoc­cu­pante » selon le Commu­niqué conjoint du Haut-commis­sa­riat des Nations unies pour les Droits de l’Homme (HCDH), de l’Organisation inter­na­tio­nale des migra­tions (OIM), du Haut-commis­sa­riat des Nations unies aux réfu­giés (HCR) et de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) du 31 mars 2020. Et le même commu­niqué pour­suit : « Compte tenu des consé­quences mortelles qu’aurait une épidémie de Covid-19 dans ce contexte, ils devraient être libérés sans délai. » Les premiers signes de diffu­sion du Covid-19 sont révélés début avril aussi bien dans les hots­pots grecs qu’en France dans les campe­ments et les Centres de réten­tion admi­nis­tra­tive (CRA). C’est cette urgence qui a motivé l’état des lieux présenté ici, une pièce au dossier de la dange­ro­sité de l’encampement.

Ce texte ne fait pas l’état d’une enquête de terrain, mais du recueil d’informations le plus à jour possible (début avril 2020) auprès des aidants et inter­ve­nants dans les CRA, les campe­ments et les bidon­villes, prin­ci­pa­le­ment dans les régions pari­sienne et calaisienne.

CRA, mineurs isolés et demandeurs d’asile

Concer­nant les CRA, plusieurs déci­sions de justice ont libéré les retenus car, en l’absence d’expulsion possible, la réten­tion « en attente » d’expulsion ne se justi­fiait plus. Seule excep­tion notable encore fin mars : le CRA de Paris-Vincennes avec une cinquan­taine de personnes rete­nues. Si l’on constate ainsi une dimi­nu­tion de la popu­la­tion retenue en CRA (soit un total de 120 occu­pants environ pour 1 500 places), on note aussi que l’administration ne veut pas prendre de déci­sion offi­cielle telle que la ferme­ture de ces centres. La respon­sa­bi­lité de libérer les personnes rete­nues en réten­tion a ainsi été laissée aux juges (les Juges de la liberté et de la déten­tion – les JLD). Les centres de réten­tion se sont donc vidés progres­si­ve­ment au gré de déci­sions judi­ciaires parfois contradictoires.

La ferme­ture des CRA est une urgence évidente : plusieurs personnes par chambre, les réfec­toires pleins, plus de person­nels de nettoyage à cause du confi­ne­ment, pas de masques ni de gel hydro-alcoo­lique. De nombreuses recom­man­da­tions vont dans ce sens : Défen­seur des droits, contrô­leure géné­rale des lieux de priva­tion de libertés (CGLPL), Commis­saire aux Droits de l’Homme de l’Union euro­péenne. Des demandes de ferme­ture des CRA ont été faites par le Groupe d’in­for­ma­tion et de soutien aux immi­grés (Gisti), le Syndicat des avocats de France, la Cimade et le Conseil national des barreaux — ferme­ture refusée par le Conseil d’État. Il est inté­res­sant d’observer que, dans l’attente d’une reprise du cours « normal » des acti­vités, l’administration semble décidée à ne mettre en réten­tion que les personnes sortant de prison, et ainsi de ne pas remettre en cause l’ensemble du dispo­sitif. Cepen­dant, début avril, des grèves de la faim de « retenus » ont lieu dans plusieurs CRA, dont ceux de Mesnil-Amelot et de Oissel. Dans ce dernier centre en parti­cu­lier, les occu­pants déclarent être malades et ont peur.

Concer­nant les démarches de la demande d’asile, presque toutes les procé­dures ont été suspen­dues. Les Guichets uniques pour deman­deurs d’asile (Guda) ferment, par manque de moyens pour se protéger, et les entre­tiens de l’Office fran­çais de protec­tion des réfu­giés et apatrides (Ofpra) sont annulés et reportés. Éton­nam­ment, à ce jour, l’obligation de poin­tage dans les commis­sa­riats et gendar­me­ries est main­tenue pour les deman­deurs d’asile faisant l’objet d’une procé­dure d’ex­pul­sion vers un autre État membre de l’Union euro­péenne dans le cadre de la Conven­tion Dublin, ce qui est contra­dic­toire avec les recom­man­da­tions concer­nant le confi­ne­ment et a été contesté par diffé­rentes asso­cia­tions et journaux.

Pour ce qui concerne les mineurs isolés, il y a une contra­dic­tion entre les décla­ra­tions faites au niveau national et leur mise en œuvre aux échelles locales. Depuis le 16 mars 2020, l’évaluation de mino­rité et de prise en charge via la Croix rouge est suspendue jusqu’à nouvel ordre. Offi­ciel­le­ment, l’accès à leur accueil provi­soire d’urgence se fait « via les commis­sa­riats ». En fait, dépar­te­ment par dépar­te­ment, les choses se passent plus mal. Ainsi, par exemple le 25 mars à Paris, 7 jeunes primo-arri­vants ont trouvé la Croix rouge fermée, ont été conduits dans diffé­rents commis­sa­riats qui ne pouvaient rien faire… Le foyer d’urgence les a fait attendre, leur a fina­le­ment dit de retourner vers les commis­sa­riats… et ils ont passé la nuit dehors. Cette situa­tion semble géné­ra­lisée, et l’abandon concerne en premier lieu les personnes non recon­nues mineures.

Les campements

À Paris

Concer­nant les migrants à la rue et/​ou en campe­ments (déboutés, « dublinés », ou primo-arri­vants sans aucun titre) dans la région pari­sienne, il est impor­tant de comprendre la situa­tion actuelle au regard des dernières évolu­tions depuis début novembre 2019. Plus de 3 000 migrants se trou­vaient à ce moment-là au nord de Paris entre Porte de la Chapelle et Porte d’Aubervilliers. Cette situa­tion était le résultat de quatre années d’un « cycle infernal » de forma­tion de campe­ments, déman­tè­le­ment, disper­sion poli­cière, refor­ma­tion de campe­ments, etc., dans des condi­tions sani­taires très dégra­dées. De novembre 2019 à février 2020, il y a eu trois séquences d’évacuation, un mot d’ordre de « fermeté » de la Préfec­ture de Police et un dispo­sitif poli­cier impor­tant visant à « évincer » les personnes qui arri­vaient et à « contenir sur leur camp » celles qui étaient déjà installées.

En février, un campe­ment s’est recons­titué à Auber­vil­liers au bord du canal Saint-Denis. Au deuxième jour de confi­ne­ment, le 17 mars, environ 500 personnes y étaient enfer­mées, dans une grande promis­cuité, sans eau, ni sani­taires, ni nour­ri­ture. La police refou­lait de force les personnes voulant en sortir. Selon l’ONG Méde­cins du Monde (MDM), aucun respect des « gestes barrières » n’était possible, ce qui signi­fiait une mise en danger des personnes et de leurs contacts. Le 24 mars, sur déci­sion de la Préfec­ture d’Île-de-France, environ 730 personnes ont été mises à l’abri, prin­ci­pa­le­ment dans des gymnases, et pour une part dans des hôtels. Durant l’évacuation, aucune précau­tion sani­taire n’a pu être instaurée, lais­sant les 700 personnes collées les unes aux autres pour monter dans les bus, non désin­fectés, etc.

Si cette mise à l’abri est un soula­ge­ment, il faut cepen­dant noter que, parmi les dispo­si­tifs d’hébergement retenus, les gymnases créent une nouvelle forme de promis­cuité et faci­litent la circu­la­tion du virus entre les personnes. Par ailleurs, des inquié­tudes existent sur les moyens dont disposent les gestion­naires de ces centres pour protéger les personnes et pour les équipes asso­cia­tives d’accompagnement. Il paraît impor­tant de faire des tests systé­ma­tiques de dépis­tage du Covid-19 dans ces lieux.

Enfin, on estime entre 50 et 100 le nombre de personnes ayant « raté » l’évacuation et restant à la rue sans prise en charge, étant donnée la suspen­sion des dispo­si­tifs habi­tuels. Elles se réunissent par petits groupes dans des micro-campe­ments le long des canaux de l’Ourcq et Saint-Denis.

Dans le Calaisis

Dans la région litto­rale du Nord, la situa­tion est contrastée entre les diffé­rentes communes de la région d’une part, et les villes de Calais et Grande-Synthe d’autre part.

Ce qui se passe à Ouis­treham est vu comme « l’exemple à suivre » bien qu’en l’absence d’une inter­ven­tion de l’administration : la soixan­taine de personnes exilées présentes dans la ville sont héber­gées depuis fin mars dans un centre de vacances géré pour l’oc­ca­sion par la Croix Rouge. 

D’une manière géné­rale, dans plusieurs petites communes du littoral du Nord, où sont disper­sées de nombreuses personnes exilées en petits groupes, la situa­tion semble bien maîtrisée par un tissu asso­ciatif actif de longue date, très présent, et des héber­geurs qui offrent des loge­ments quand c’est néces­saire. Cela concerne notam­ment les communes de Quernes, Saint-Hilaire Cottes, Angres, Cher­bourg, Steen­voorde, où l’accueil et la mise en sécu­rité des personnes migrantes s’y fait loca­le­ment sans inter­ven­tion de l’État.

À Calais et Grande-Synthe, en revanche, la situa­tion est marquée par l’existence ancienne et répétée de campe­ments dispersés dans la ville et ses alen­tours. Ils abritent de 800 à 1 000 personnes à Calais, et 500 à 600 à Grande-Synthe. Les condi­tions sani­taires sont drama­ti­que­ment insuf­fi­santes, en parti­cu­lier l’accès à l’eau, au savon, etc. Jusqu’au début du mois d’avril, il n’y a eu aucun signe des auto­rités, les collec­tifs, asso­cia­tions et ONG travaillant seules, et beau­coup ont dû cesser leurs acti­vités compte tenu de leur propre confinement.

Plusieurs cas de Covid-19 ont été diag­nos­ti­qués fin mars et début avril dans les campe­ments de Calais, mais il a fallu attendre le 3 avril pour que la Préfec­ture du Pas-de-Calais annonce le démar­rage d’une opéra­tion de « mise à l’abri », étalée sur deux semaines. Au 8 avril, 200 personnes avaient été effec­ti­ve­ment sorties des campe­ments de rue et répar­ties dans divers centres d’accueil. Enfin, c’est le 6 avril que la préfec­ture annon­çait à Grande-Synthe le début de la mise à l’abri des personnes en campements.

La situation des bidonvilles en région parisienne

Il existe à ce jour à Paris et en région pari­sienne, six bidon­villes (ou « campe­ments roms »), regrou­pant environ 370 personnes. Elles sont aidées dans la limite des possi­bi­lités actuelles par des voisins et des asso­cia­tions (Restos du cœur, Secours catho­lique) mais leurs condi­tions sani­taires dans le cadre du confi­ne­ment inquiètent.

D’autres données à jour, fin mars, sur l’ensemble des bidon­villes en France métro­po­li­taine, réunies par la cellule de crise Covid-19 du Collectif National Droits de l’Homme Romeu­rope, montrent de nombreuses situa­tions inquié­tantes en campe­ments (concer­nant un total d’environ 15 000 personnes) sur le plan sani­taire, d’accès à l’eau, à l’hygiène, etc. Il existe une forte mobi­li­sa­tion asso­cia­tive autour de ces campe­ments mais la situa­tion devient plus critique à cause du confi­ne­ment des rési­dents et des aidants eux-mêmes, notam­ment pour la four­ni­ture d’aides, alimen­taire entre autres.

Conclusion. Dangerosité de l’encampement

Les popu­la­tions exilées, circu­lant en Europe et en France et en situa­tion précaire sont en grande majo­rité des personnes plutôt jeunes et robustes. Si elles sont, en prin­cipe, à moindre risque face au coro­na­virus, elles ont été consi­dé­ra­ble­ment fragi­li­sées par leurs parcours migra­toires. Dans tous les instants de la vie quoti­dienne des campe­ments, le manque de moyens d’hygiène et de protec­tion (eau, savon, mais aussi masques, lunettes, lingettes, etc.) repré­sente un risque majeur pour ces exilé⋅e⋅s comme pour les aidants.

Le confi­ne­ment social et poli­tique (l’encampement des migrants) ne repré­sente évidem­ment pas une sécu­rité sani­taire pour les personnes, ce que les auto­rités publiques fran­çaises recon­naissent impli­ci­te­ment lorsqu’elles « désen­campent » celles et ceux qui ont été main­tenus dans ces situa­tions de mise à l’écart. Faute d’an­ti­ci­pa­tion, elles le font dans l’ur­gence au moment où appa­raissent les premiers cas de contamination.

Ce qui est en train de se passer dans les hots­pots des îles grecques donne effec­ti­ve­ment à réflé­chir. L’inquiétante propa­ga­tion du virus, qui y entraîne davan­tage d’enfermement pour environ 40 000 exilé⋅e⋅s enfermé⋅e⋅s — une « double peine » selon certains commen­ta­teurs —, montre la dange­ro­sité de ces dispo­si­tifs d’encampement du point de vue de l’accès aux soins et aux droits humains en général.

Les mesures de mises à l’abri prises récem­ment par les auto­rités montrent que dès qu’il y a une volonté poli­tique, les solu­tions de relo­ge­ment et mise en sécu­rité sont rapi­de­ment possibles. L’administration fran­çaise a aussi décidé de renou­veler pour trois mois tous les titres de séjour qui arri­vaient prochai­ne­ment à expi­ra­tion, ce qui revient à concéder un court accès aux droits humains, limité dans le temps et sans remise en cause du trai­te­ment habi­tuel.

Cepen­dant l’attitude « urgen­tiste » de l’État semble avoir pour unique souci de ne pas étendre la crise sani­taire dans ou à partir des lieux de confi­ne­ment habi­tuels des migrants, mais sans remettre en cause le dispo­sitif de leur réten­tion (CRA) et de leur main­tien à l’écart (campe­ments). Il en résulte un processus de désen­cam­pe­ment partiel et inachevé, beau­coup de personnes restant livrées à elles-mêmes ou main­te­nues dans des condi­tions sani­taires et d’accès aux droits inquiétantes.

Pour aller plus loin
L’auteur

Michel Agier est anthro­po­logue, direc­teur de recherche à l’Institut de recherche pour le déve­lop­pe­ment (IRD) et direc­teur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Il est égale­ment direc­teur du dépar­te­ment Policy à l’Institut Conver­gences Migra­tions. Ses recherches portent sur les rela­tions entre la mondia­li­sa­tion humaine, les condi­tions et lieux de l’exil, et la forma­tion de nouveaux contextes urbains.

Citer cet article

Michel Agier et al., « Personnes migrantes en centres de réten­tion et campe­ments. Désen­camper pour protéger », in : Annabel Desgrées du Loû (dir.), Dossier « Les migrants dans l’épidémie : un temps d’épreuves cumu­lées », De facto [En ligne], 18 | Avril 2020, mis en ligne le 10 avril 2020. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2020/04/07/defacto-018–01/

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