Banksy, l’enfant d’un mètre et le changement climatique 

Francesco Zucconi, spécialiste du cinéma et de la culture visuelle contemporaine

Comme toujours dans les graffitis de Banksy, l’enfant au fumigène apparu à Venise en 2019, au ras de l’eau, est porteur d’une signification forte. Dans son interaction avec le niveau des marées, il invite à relier le changement climatique et ses conséquences sur les populations.

Vue du graf­fiti de Banksy sur le Rio de Ca” Foscari à Venise en mai 2019. Crédit : Rosanna Codi­no/EPA-EFE/­Shut­ter­stock

Ce graf­fiti est apparu début mai 2019, lors du vernis­sage de la Bien­nale d’art de Venise. D’en­viron un mètre de haut et deux mètres de large, il prend place sur le mur exté­rieur d’un bâti­ment donnant sur le Rio de Ca” Foscari, au cœur de la ville. Après plusieurs semaines d’in­cer­ti­tude et de nombreuses suppo­si­tions, l’ar­tiste de rue le plus anonyme et le plus célèbre du monde, Bansky, a fini par le reven­di­quer. Il repré­sente un garçon ou une petite fille vêtu.e d’un gilet de sauve­tage tenant à la main un gaz fumi­gène dont s’échappe une nuée fuchsia, comme ceux utilisés en mer en cas de naufrage. Les cheveux au vent, l’enfant semble fixer quel­qu’un ou quelque chose, peut-être un navire d’ONG ou un héli­co­ptère de patrouille.

Chaque œuvre de Banksy est un événe­ment qui provoque des débats sur l’or­ga­ni­sa­tion de l’es­pace public et suscite des contro­verses sur la fonc­tion sociale de l’art. La semaine d’ouverture de la kermesse artis­tique véni­tienne aurait pu offrir une telle situa­tion, alors que, chaque jour, des repor­tages docu­men­taient les consé­quences de la poli­tique italienne en matière d’accueil des bateaux de migrants, refoulés en pleine mer et non secourus. Le sens profond de cette opéra­tion artis­tique n’est remonté à la surface que quelques jours plus tard, lorsque Venise s’est retrouvée sous les eaux de l’acqua alta, un phéno­mène astro­no­mique et météo­ro­lo­gique qui provoque des marées et l’inondation de la ville, surtout pendant l’automne et le prin­temps. Cette montée natu­relle des eaux révé­lait ainsi le sens de l’œuvre et la fonc­tion poli­tique de l’enfant.

Le 18 mai à 23h30, après quelques heures passées au son des sirènes d’alerte au plus fort de la crue, le graf­fiti donnait à voir quelque chose de décisif. Toujours aussi impas­sible, le bras tendu pour tenir le fumi­gène dont le panache conti­nuait à s’échapper, l’enfant était à présent sous l’eau jusqu’à mi-corps. Quelques centi­mètres de plus et l’eau aurait atteint le cou, comme ce fut le cas quelques mois plus tard, le 12 novembre 2019, avec l’acqua alta excep­tion­nelle qui inonda drama­ti­que­ment la ville.

Le graf­fiti de l’enfant presque entiè­re­ment submergé, en novembre 2019, alors que la marée n’a pas encore terminé sa crue. Crédit : Rosanna Codi­no/EPA-EFE/­Shut­ter­stock

Regarder le graf­fiti au moment de acqua alta suscite une asso­cia­tion soudaine dont surgit une lecture riche d’im­pli­ca­tions sociales et poli­tiques. Placé en ce point précis de la ville, juste au-dessus du niveau de l’eau, l’en­fant devient, par sa taille, un mètre de mesure du niveau du trop-plein d’eau, comme on en trouve le long des rivières, dans les centres urbains, ou dans les endroits soumis à de grandes marées.

L’association entre l’en­fant et l’ins­tru­ment de mesure peut laisser croire à un manque d’empathie pour ceux qui ont aban­donné leur foyer, dans un pays loin­tain, et qui signalent déses­pé­ré­ment aux secours leur présence sur des bateaux à la dérive. C’est tout le contraire : le graf­fiti tire sa force poli­tique de cette analogie qui prend ses distances avec la commu­ni­ca­tion huma­ni­taire tradi­tion­nelle. Pendant des décen­nies, en effet, le visage de l’enfant a été utilisé pour susciter une « compas­sion à distance », selon une rhéto­rique aujourd’hui épuisée. Ici, c’est le corps dans son entier qui est impliqué. Au bord de l’eau, le corps appa­raît dans toute sa préca­rité, une préca­rité semblable à la vie de ceux qui fuient les guerres, la famine et les catas­trophes natu­relles, mais aussi à celle des habi­tants d’une ville suspendue entre terre et mer, risquant une inon­da­tion complète au cours des prochaines décennies.

C’est la situa­tion de Venise, soumise à la montée progres­sive du niveau de l’eau et donc aux effets les plus violents du chan­ge­ment clima­tique. C’est la condi­tion de nombreuses autres régions d’Eu­rope et de la planète entière : certaines en font déjà l’ex­pé­rience, d’autres la feront. Partout et en tout temps, des gens doivent démé­nager d’une terre à l’autre, d’une mer à l’autre.

Banksy, I DON’T BELIEVE IN GLOBAL WARMING, graf­fiti, Regent’s Canal, Londres, 2009. Source : Flickr. Crédit : Matt Brown.

Cette œuvre se fait la méta­phore des luttes pour s’établir dans un lieu de vie. À Venise, elle rappelle ceux qui ont combattu pour arra­cher la terre à la mer et la défendre contre les flots. Au-delà, elle évoque ceux qui ont dû émigrer à cause des inon­da­tions, de la séche­resse, des glis­se­ments de terrain, de la pollu­tion, etc. Devant cette œuvre, ceux qui luttent pour vivre sur une terre, semblent pouvoir se recon­naître et trouver des formes d’al­liance à l’échelle inter­na­tio­nale. C’est donc ici, devant cette œuvre, que les luttes de ceux qui ont d’abord combattu pour arra­cher la terre à la mer et la défendre contre les flots, puis ont dû émigrer à cause des inon­da­tions, de la séche­resse, des glis­se­ments de terrain, de la pollu­tion, etc. semblent pouvoir se recon­naître et trouver des formes d’al­liance à l’échelle inter­na­tio­nale. À travers cet enfant, ce sont les figures du « réfugié clima­tique » et du « réfugié envi­ron­ne­mental » qui appa­raissent au premier plan, pour fond des conflits qui boule­versent certaines régions de la planète et de l’ex­ploi­ta­tion inten­sive des ressources natu­relles. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que Banksy utilise la ligne d’eau pour nous pousser à prendre conscience des causes et des effets du chan­ge­ment clima­tique, en témoigne son œuvre DON’T BELIEVE IN GLOBAL WARMING, réalisé le long d’un canal de Londres en 2009.

Consi­dérer l’enfant comme une mesure du niveau de la mer convie à une compré­hen­sion plus large des phéno­mènes migra­toires des dernières décen­nies et à une réac­ti­va­tion du sens poli­tique de l’en­ga­ge­ment huma­ni­taire, dans une dénon­cia­tion des condi­tions d’es­cla­vage et d’ex­ploi­ta­tion auxquelles l’homme n’est pas moins soumis qu’à l’environnement.

Le Zouave du Pont de l’Alma lors de la crue de la Seine à Paris du 6 juin 2016. Source : Flickr. Crédit : twiga269 ॐ FEMEN.

De même que Le Zouave du Pont de l’Alma, une statue en pierre de Georges Diebolt daté de 1856, est utilisée comme un indi­ca­teur informel des crues de la Seine à Paris, l’en­fant de Banksy devient un indi­ca­teur du niveau de la marée à Venise et un mémento des trans­for­ma­tions qui affectent la Planète. Comme le mètre-étalon installé place Vendôme à Paris pendant la révo­lu­tion fran­çaise pour norma­liser l’unité de mesure sous la forme d’une barre métal­lique, la posi­tion du graf­fiti dans l’espace public déter­mine tout le sens de l’enfant, dans toute sa hauteur, et lui confère la valeur d’unité de mesure du chan­ge­ment climatique.

Alors qu’un « Centre inter­na­tional d’étude du chan­ge­ment clima­tique » est sur le point d’ou­vrir à Venise, l’en­fant d’un mètre de haut se tient là comme témoin de notre temps. Il nous pousse à recon­si­dérer de manière critique l’idée même de « distance » en reliant les problèmes envi­ron­ne­men­taux et poli­tiques qui lient l’ailleurs et l’ici, car désor­mais la ques­tion clima­tique nous concerne aussi.

Pour aller plus loin
L’auteur

Fran­cesco Zucconi est maître de confé­rences en cinéma, média et culture visuelle à l’Université IUAV de Venise. Il est fellow de l’Institut Conver­gences Migrations.

Citer cet article

Fran­cesco Zucconi, « Banksy, l’enfant d’un mètre et le chan­ge­ment clima­tique », in : : Yasmine Bouagga (dir.), Dossier « Jeunes en migra­tion, entre défiance et protec­tion », De facto [En ligne], 17 | Mars 2020, mis en ligne le 26 mars 2020. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2020/03/25/defacto-017–05/

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