Le relevé pour saisir la fabrique du foyer avec un étranger

Entretien avec Stéphanie Dadour, historienne de l’architecture.
Propos recueillis par Perin Emel Yavuz

Lorsque des citoyens offrent un lieu de vie aux migrants, le foyer se transforme en tissant de nouveaux liens. Stéphanie Dadour effectue des relevés pour étudier ces formes de cohabitation.

Depuis quelques mois, vous déve­loppez un projet inti­tulé « Habiter avec un étranger : l’accueil des exilés par des citoyens en France ». Quelle est son origine ?

Lorsque la crise des réfu­giés a éclaté en 2015–2016, des habi­tants ont choisi d’ouvrir leur porte pour offrir un lieu de vie à ceux qui en avaient besoin. Des réseaux d’entraide asso­cia­tifs et infor­mels se sont mis en place pour mettre en rela­tion les personnes prêtes à apporter leur aide et les étran­gers arrivés sur le terri­toire, sans papiers ni héber­ge­ment. Cela m’a paru incroyable d’accueillir chez soi, de faire entrer dans son inti­mité des inconnus qui, pour beau­coup, ont traversé des épreuves extrê­me­ment diffi­ciles. Cet éton­ne­ment est le point de départ de mon projet dont l’objectif est d’analyser les rapports qui se tissent entre héber­geurs et hébergés. Comment fina­le­ment des personnes qui n’ont pas de liens entre elles peuvent-elles cohabiter ?

Est-ce que cette recherche porte sur l’accueil et l’hospitalité ?

Je travaille au-delà de ces notions. L’accueil et l’hospitalité carac­té­risent déjà un type d’hébergement. Un héber­ge­ment peut en effet être accueillant ou non, hospi­ta­lier ou non. Ce qui m’intéresse, c’est le home-making, c’est-à-dire le processus par lequel on « fait maison ». J’étudie les manières dont les héber­geurs et les hébergés construisent ensemble un foyer, sans être une famille.

Qui sont ces héber­geurs et ces hébergés ?

À ce stade de ma recherche, j’ai enquêté dans sept foyers à l’Ouest de Paris et dans le Nord-Est pari­sien. Donc mes premiers résul­tats sont rela­tifs en raison de situa­tions très diffé­rentes, mais des tendances se dégagent. Les héber­geurs, ce sont madame Tout-le-monde. Ce sont des personnes animées par le care, c’est-à-dire la solli­ci­tude, la bien­veillance et le soin de l’autre. Ils sont motivés par leur expé­rience (ils ont vu les camps de fortune), le bouche-à-oreille ou leurs convic­tions (poli­tique, mili­tante, reli­gieuse…). Pour tous, il y a le désir d’agir avec bon sens et le besoin de ré-huma­ni­sa­tion. Les hébergés rencon­trés sont des exilés entrés sur le terri­toire fran­çais sans les papiers requis par l’administration, plutôt des mineurs ou des jeunes adultes, en attente de régularisation.

Un relevé habité. Crédit : Stéphanie Dadour

Pour analyser les rela­tions qui se tissent entre héber­geurs et hébergés, le visuel tient un rôle impor­tant dans ce projet…

En effet, lorsque j’enquête dans un ménage, je m’appuie sur un ques­tion­naire très factuel qui faci­lite peu la mise en récit de la coha­bi­ta­tion. Pour favo­riser la parole, mais aussi pour mieux me repré­senter les pratiques au sein du loge­ment, j’ai intro­duit le dessin à travers le relevé habité — une tech­nique d’analyse entrée dans les écoles d’architecture dans les années 1960–1970 à la suite de travaux socio­lo­giques pion­niers de Henri Raymond et de ses collègues1 sur l’habitat dans les zones pavillon­naires. Je prends égale­ment des photos qui tiennent lieu de constats.

Pour les gens, le dessin a quelque chose de fasci­nant qui déclenche la discus­sion. On peut alors commencer par le récit d’une journée-type : où prenez-vous le petit déjeuner ? Où dormez-vous ? Etc. Je me souviens d’un hébergé, M., qui ne répon­dait que par oui ou non à mes ques­tions. Mais, lorsque j’ai fait le relevé, il s’est emparé du crayon, a commencé à dessiner et à raconter les écarts entre sa vie ici et sa vie dans son pays. Donc le dessin est un outil qui permet de parler et aussi de dépasser les mots lorsqu’ils manquent. Mais le crayon peut aussi bloquer l’entretien parfois notam­ment en situa­tion d’analphabétisme.

Les zones en vert indiquent les espaces où A. K., l’hé­bergé, se sent à l’aise.
Crédit : Stéphanie Dadour

Instal­la­tion d’A. K. dans l’es­pace qui lui est donné
Crédit : Stéphanie Dadour

Prenons cet exemple de relevé. Est-ce que vous pouvez le décrire ?

Ici, les espaces où l’hébergé, A. K., se sent à l’aise dans l’habitation sont colorés en vert. Le code graphique permet de visua­liser comment le home-making se construit dans et par l’espace. D’autres couleurs sont prévues pour les membres de la famille.

Ce foyer est composé des parents et de deux enfants qui dorment dans les deux chambres (en haut du plan). A. K. occupe la chambre, dotée d’une salle d’eau, à côté de la cuisine (en bas du plan). Il dispose d’un canapé-lit et de quelques tablettes le long du mur pour ranger ses affaires. On y trouve le portrait de sa maman que ses hôtes ont fait agrandir pour lui. Comme le montrent les photos, l’hébergé s’en tient stric­te­ment à cet espace, dont il prend soin, sans toucher au reste comme en témoigne la pous­sière sur les biblio­thèques en hauteur. Les affaires qu’il ne peut ranger sur les tablettes sont rassem­blées en tas dans un coin de la chambre. C’est révé­la­teur de négo­cia­tions qui se font dans le non-dit : A. K. a compris que l’es­pace qu’on lui avait donné était l’es­pace libre et il fait avec pour que son adap­ta­tion au sein de la famille se passe au mieux. De la même façon, il ne laisse rien traîner dans le reste de l’appartement mais il y a d’autres espaces privilégiés.

On voit que la table de la cuisine est un espace clé de la vie de la maison mais avec des pratiques diffé­rentes selon le repas de la journée : le matin, A. K. prend son petit déjeuner isolé à l’extrémité gauche et se rapproche le soir pour être tous ensemble. Dans le salon, il a son fauteuil préféré ; dans la salle de bain fami­liale, il utilise libre­ment la machine à laver.

La chambre des enfants est aussi un espace qu’il investit. Au sein de ce foyer, tout ce qui relève de l’affect ne peut pas passer entre le jeune et les adultes qui l’hébergent. Ici, le lien passe par les enfants avec lesquels il adopte le rôle du grand frère.

C’est le dessin qui me permet de poser des ques­tions et d’extraire l’histoire que ces gens construisent ensemble.

Est-ce qu’une image de l’accueil peut se dessiner à travers ces relevés ?

Cette recherche me pose beau­coup de ques­tions. Il faut d’abord consi­dérer le dispo­sitif de l’enquête et des rapports asymé­triques entre les diffé­rents acteurs (héber­geurs, hébergés et cher­cheur) qui peuvent biaiser les discours. Par exemple, une personne hébergée, peut-elle vrai­ment criti­quer une situa­tion dont elle dépend ?

Ne me consi­dé­rant pas comme une produc­trice d’images, j’envisage ces relevés comme le moyen de saisir où, à quel moment et comment se fabriquent les liens pour faire foyer entre des personnes qui n’ont pas de lien au départ. Je suis vigi­lante à la récep­tion que l’on pour­rait en faire et y voir à tort un hommage à la « fabrique du vivre ensemble », selon l’expression consa­crée par les poli­ti­ciens, là où l’État, sous leurs respon­sa­bi­lités, faillit à ses obli­ga­tions en matière d’hébergement. En ce sens, il est peut-être préfé­rable que ces relevés soient des annexes qui peuvent être montrées ou non.

Cela ne m’empêche pas de penser que cette forme d’accueil est bien plus forma­trice que l’hébergement en gymnases, hôtels, ou autres bulles. En tant qu’outils, ces relevés rendent compte de l’importance des rapports humains au quoti­dien et de la proxi­mité. On peut y voir un appel à redé­finir le rôle de chacun, à imaginer une gouver­nance à échelle humaine capable de gérer cette ques­tion avec le soutien de l’État.

1 Henri Raymond et al., L’Habitat pavillon­naire, Paris, CRU, 1966 (réédi­tion aux Éditions L’Harmattan, 2001).

Pour aller plus loin
Auteur

Stéphanie Dadour est maîtresse de confé­rences à l’École natio­nale supé­rieure d’architecture de Grenoble. Elle est membre du labo­ra­toire de recherche Les Métiers de l’His­toire de l’Ar­chi­tec­ture, édifices-villes-terri­toire (MHAevt, Grenoble) et cher­cheuse asso­ciée au labo­ra­toire Archi­tec­ture, Culture, Société (xixe-xxie siècle) de l’École natio­nale supé­rieure d’architecture Paris-Mala­quais. Elle est fellow de l’Institut Conver­gences Migrations.

Pour citer cet article

Stéphanie Dadour, « Le relevé pour saisir la fabrique du foyer avec un étranger. Entre­tien avec Perin Emel Yavuz », in : Michel Agier (dir.), Dossier « Les villes accueillantes », De facto [En ligne], 16 | Février 2020, mis en ligne le 26 février 2020. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2020/02/24/defacto-016–05/

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