La recherche produit des données de qualité sur les migrations et les migrants : utilisons-les pour un débat réellement informé !

François Héran, démographe

Des progrès remarquables en matière de statistiques sur les migrations ont été réalisées au niveau français, européen et international depuis les années 1990. Les décideurs politiques, qui consultent régulièrement les chercheurs, ne s’en emparent pas assez pour alimenter leur réflexion.

Alors que se prépa­rait le débat du 7 octobre sur l’immigration et la poli­tique migra­toire voulu par le président Macron, j’ai été ques­tionné à trois reprises par les députés : en commis­sion des Affaires étran­gères de l’Assemblée natio­nale, dans le cadre de la « mission d’évaluation des coûts et béné­fices de l’immigration » et par un groupe de réflexion de députés de La Répu­blique en marche. Cela repré­sente une cinquan­taine de députés au total.

Des entre­tiens denses à chaque fois. Bien des députés ont de solides connais­sances sur le sujet et peuvent se préva­loir d’une expé­rience locale, mais j’ai senti de leur part une volonté de s’informer en profon­deur et de ne pas s’en laisser conter (ou compter) par les discours offi­ciels. Dans mon souvenir, une audi­tion-type à l’Assemblée ou au Sénat au cours des années 2000 était un exer­cice déce­vant : un premier parle­men­taire posait les ques­tions en écou­tant les réponses, le deuxième savait déjà tout, tandis que le troi­sième restait plongé dans son télé­phone portable. Ce temps est révolu ; l’état d’esprit a changé.

« La démocratie ne consiste pas à suivre en temps réel les mouvements de l’opinion publique »

Comment l’expliquer ? Par le rajeu­nis­se­ment des députés, sans doute, et par leur plus grande fami­lia­rité avec les chiffres que la géné­ra­tion, souvent illet­trée sous ce rapport, qui les a précédés. C’est aussi parce que la ques­tion de l’immigration divise la plupart des partis. Lors du débat du 7 octobre au Palais-Bourbon, les divers porte-paroles de La Répu­blique en Marche ont tenu des discours contrastés, fran­che­ment sécu­ri­taires pour certains, très huma­ni­taires pour les autres. Un écart analogue existe chez les Insoumis, mais aussi chez les Répu­bli­cains, même si les divi­sions de ces derniers sont évidem­ment déca­lées vers la droite sur le spectre politique.

Il faut saluer le fait qu’une partie des députés se tourne alors vers les experts pour recueillir un surcroît d’informations et affiner leurs argu­ments. C’est un geste, même si le résultat est limité. Quand une telle occa­sion se présente, je prépare acti­ve­ment mes réponses, non seule­ment par respect pour la repré­sen­ta­tion natio­nale, mais aussi parce qu’il faut rappeler que la démo­cratie ne consiste pas à suivre en temps réel les mouve­ments de l’opinion publique, dans une sorte de réfé­rendum permanent.

« Est-ce un hasard si les régimes qui étouffent la voix des statisticiens et des chercheurs sont aussi les moins démocratiques ? »

En bonne démo­cratie, les déci­sions se prennent en connais­sance de cause, ce qui implique de ménager un temps suffi­sant pour la déli­bé­ra­tion : prendre la mesure des contraintes et des possibles, effec­tuer des compa­rai­sons inter­na­tio­nales, évaluer les poli­tiques passées, peser le pour et le contre… C’est dans cet inter­valle que la consul­ta­tion des scien­ti­fiques et des experts prend tout son sens. Il ne s’agit pas, pour ces derniers, de dicter des solu­tions, encore moins de reven­di­quer le mono­pole de l’information, mais de nourrir le débat en données de qualité pour favo­riser une prise de déci­sion lucide. Est-ce un hasard si les régimes qui étouffent la voix des statis­ti­ciens et des cher­cheurs sont aussi les moins démocratiques ?

Mais que faut-il entendre par « données de qualité » ? Par défi­ni­tion, les migra­tions inter­na­tio­nales sont un phéno­mène mouvant, bien plus diffi­ciles à cerner que les nais­sances et les décès, qui sont des événe­ments précis et bien datés. Dans le domaine des migra­tions, l’art du démo­graphe est de savoir travailler sur des données impar­faites, sans renoncer pour autant à les perfectionner.

Des progrès remarquables en matière de statistiques sur les migrations

À l’orée des années 1990, les démo­graphes de l’Institut national de la statis­tique et des études écono­miques (Insee) essuyaient des critiques cinglantes sur les lacunes de leurs données : la distinc­tion entre « immigré » et « étranger » n’était pas claire, on enre­gis­trait les entrées annuelles de migrants sans pouvoir compter les départs, leurs grandes enquêtes étaient inca­pables d’identifier la « deuxième géné­ra­tion » (les personnes nées en France de parents immi­grés) et de suivre leur parcours dans le système scolaire ou sur le marché de l’emploi. S’ajoutait à cela l’absence de bases de données inter­na­tio­nales permet­tant de comparer la situa­tion migra­toire de la France à celle d’autres pays.

Sur tous ces points, des progrès consi­dé­rables ont été accom­plis, que j’ai relatés en 2017 dans mon ouvrage Avec l’immigration : mesurer, débattre, agir. La Commis­sion euro­péenne, par le biais d’Euro­stat, et les pays occi­den­taux, par le biais de l’OCDE, en liaison étroite avec les agences des Nations-Unies, ont travaillé à collecter et harmo­niser les données migra­toires d’un nombre toujours plus grand de pays. Un des produits les plus marquants de cette acti­vité est la Base bila­té­rale des migra­tions, qui vise à classer les 270 millions de migrants de la planète à la fois par pays d’origine et par pays de desti­na­tion – une base actuel­le­ment reprise dans le projet Knowmad.

Un autre produit majeur est la base Migr (branche « Popu­la­tions et condi­tions sociales » > « Asile et gestion des migra­tions [t_​migr] »), construite par Euro­stat, qui sape la vision habi­tuelle d’une « attrac­ti­vité » ou d’une « géné­ro­sité » excep­tion­nelle de la France en matière d’asile. Elle ne consi­dère par les chiffres absolus mais les propor­tions. Si l’on consi­dère le nombre de personnes ayant obtenu le statut de réfugié pour un million d’habitants, la France passe sous la moyenne des pays euro­péens, alors qu’elle est au 2e ou 3e rang en chiffres absolus. J’ai parti­cu­liè­re­ment insisté sur ce point dans mes exposés aux députés.

« L’intégration est un défi pour toute la société, pas seulement pour les immigrés. »

Dernière grande avancée en matière de données statis­tiques : les enquêtes menées sur les immi­grés et leurs descen­dants par l’Ined et l’Insee, dont TeO (« Trajec­toires et origines ») remonte à 2008–2009 et fait l’objet en ce moment d’un remake amélioré. On ne peut légi­férer sérieu­se­ment sur le « commu­nau­ta­risme » sans se rapporter aux résul­tats de cette enquête, qui montre que la tendance à fréquenter son semblable ou à l’épouser ne varie guère d’une reli­gion à l’autre et s’observe aussi parmi les personnes « sans religion ».

La recherche quan­ti­ta­tive sur les migra­tions doit se raccorder ici à une inves­ti­ga­tion socio-écono­mique et cultu­relle plus géné­rale sur les divi­sions et les frac­tures de la société dans toutes les couches de la société, sans oublier les « ghettos » de riches. L’intégration est un défi pour toute la société, pas seule­ment pour les immigrés.

Améliorer notre connais­sance statis­tique des migra­tions, certes ; l’associer à des recherches quali­ta­tives appro­fon­dies, bien sûr : les profes­sion­nels s’y emploient. Mais ne faudrait-il pas d’abord puiser dans le trésor des recherches natio­nales et inter­na­tio­nales sur les migra­tions, et le faire correc­te­ment ? Mesdames et Messieurs les poli­tiques, les cher­cheurs sont prêts à alimenter vos réflexions dans ce domaine !

Pour aller plus loin

Fran­çois Héran, Avec l’immigration : mesurer, débattre, agir, La Décou­verte, 2017.

L’auteur

Fran­çois Héran est profes­seur au Collège de France, titu­laire de la chaire « Migra­tions et sociétés » et direc­teur de l’Institut Conver­gences Migrations.

Citer cet article

Fran­çois Héran, « La recherche produit des données de qualité sur les migra­tions et les migrants : utili­sons-les pour un débat réel­le­ment informé ! » in : Fran­çois Héran (dir.), Dossier « Chif­frer les migra­tions : à quelles fins ? », De facto [En ligne], 15 | janvier 2020, mis en ligne le 4 février 2020. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2020/02/03/defacto-015–03/

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