L’engouement pour la création contemporaine africaine dans la forteresse Europe : une situation paradoxale

Altaïr Despres, sociologue et anthropologue

Depuis dix ans, le festival Afro-Vibes met à l’honneur les arts vivants d’Afrique en invitant des artistes du continent à se produire sur de prestigieuses scènes hollandaises.
Le 13 octobre 2019, le festival accueillait « Yuropa », un spectacle de danse dans lequel le chorégraphe nigérian Qudus Onikeku interroge les mouvements migratoires du 21e siècle. L’occasion de revenir sur les paradoxes d’une Europe qui, alors qu’elle témoigne d’un appétit grandissant pour la création africaine contemporaine, ferme toujours plus ses portes aux artistes africains.

Teaser de « Yuropa » du choré­graphe Qudus Onikeku. Créé en 2018, filmé à Bamako en janvier 2019. © Qudus Onikeku (voir la capta­tion complète ci-dessous)

Les migra­tions afri­caines s’invitent sur la scène artis­tique euro­péenne avec la program­ma­tion aux Pays-Bas du spec­tacle « Yuropa », pièce choré­gra­phique pour deux danseurs, une danseuse et un musi­cien. Dans ce spec­tacle, dont le titre constitue un néolo­gisme fabriqué à partir des mots « Yoruba » (qui désigne une langue et un groupe ethnique du Nigéria) et « Europe », Qudus Onikeku met en scène le tempé­tueux voyage de jeunes africain·es en route vers l’Europe. Créée en 2018 dans le cadre d’une colla­bo­ra­tion avec un festival en Alle­magne, la pièce inter­roge les rela­tions contem­po­raines de l’Afrique avec l’Europe. Elle offre au choré­graphe nigé­rian l’occasion d’explorer sous un jour nouveau le thème de la mémoire des corps, fil conduc­teur de son œuvre depuis ses débuts dans les années 2000. Pour préparer le spec­tacle, Qudus Onikeku a procédé de façon simple : « J’ai tapé le mot “migra­tion” dans Google images. Malgré la diver­sité des situa­tions j’ai été frappé par la simi­li­tude de ces corps en transit. D’abord, les migrant·es portent leur maison sur leur dos. C’est un trait commun du noma­disme. Ensuite, j’ai été marqué par les couleurs de ces images. Les gens, les vête­ments, les acces­soires qu’ils char­rient fondent un décor incroya­ble­ment bariolé. Enfin, ce que montrent ces images, ce sont évidem­ment des corps. Des corps en détresse, des corps qui pleurent, des corps bruta­lisés, mais aussi des corps qui trans­portent d’autres corps. »

“À travers la pièce, je voulais que les interprètes incarnent la mémoire de celles et ceux qui ont entrepris ce voyage, et apaisent la douleur qu’engendrent ces migrations.”

Qudus Onikeku, chorégraphe

En prépa­rant la pièce, Qudus Onikeku explique aussi s’être procuré la ‘List of Deaths’ établie par le réseau UNITED. Le docu­ment liste les noms de 36 570 personnes mortes aux portes de l’Europe entre 1993 et 2019, ainsi que les dates, lieux et circons­tances de leur dispa­ri­tion. À chaque repré­sen­ta­tion de la pièce, les inter­prètes, munis de cette liste, scandent au hasard quelques noms et prénoms de ces disparu·es. « Le discours sur les migra­tions est omni­pré­sent dans les médias, ajoute le choré­graphe. Les jour­na­listes, les socio­logues, les anthro­po­logues, les écono­mistes en parlent, mais avec une sorte de distance profes­sion­nelle. Je voulais travailler à un niveau plus émotionnel sur cette pièce. Nous avons d’ailleurs beau­coup pleuré en la prépa­rant. Les images que l’on a vues et ces dizaines de milliers de morts sont diffi­ciles à supporter. L’important pour moi était d’humaniser le phéno­mène migra­toire. La mobi­lité n’est pas un fait nouveau. Les gens ont toujours bougé, partout, de tout temps, et ils conti­nue­ront à le faire. À travers la pièce, je voulais que les inter­prètes incarnent la mémoire de celles et ceux qui ont entre­pris ce voyage, et apaisent la douleur qu’engendrent ces migra­tions. À l’issue d’une repré­sen­ta­tion que l’on a donnée en Serbie, un spec­ta­teur est venu me voir, il m’a dit : “Merci de nous avoir rendus un peu plus humains”. C’est exac­te­ment l’objectif de cette pièce. Rappeler notre commune huma­nité, et que c’est cette huma­nité qui est en jeu en Europe aujourd’hui. ».

« Yuropa » du choré­graphe Qudus Onikeku, 2018. © Qudus Onikeku

Un engouement européen pour l’Afrique contemporaine des excès et des grands fléaux

Le succès de « Yuropa » sur la scène euro­péenne témoigne de l’intérêt crois­sant des program­ma­trices et program­ma­teurs européen·es pour l’Afrique du 21e siècle. L’appétit euro­péen pour le folk­lore atem­porel du conti­nent noir, qui a fait les belles heures des ballets natio­naux sur le marché de l’exotisme post­co­lo­nial, s’est éteint. Il a cédé la place, à partir des années 1990, à un engoue­ment pour l’Afrique contem­po­raine des excès et des grands fléaux. Sur les scènes euro­péennes, c’est désor­mais l’urbanisation chao­tique des villes afri­caines en chan­tier perpé­tuel que le public vient contem­pler. Les grandes méga­lo­poles comme Lagos ou Nairobi, les town­ships sud-afri­cains, ou les maquis (ces bars-dansant à ciel ouvert typiques des villes d’Afrique de l’Ouest) servent bien souvent de décors à des pièces qui s’attaquent de front aux sujets poli­tiques les plus brûlants : la révolte des peuples afri­cains contre leurs dicta­teurs, l’épidémie du VIH-Sida, la guerre, le viol. Et les migrations.

« Yuropa » du choré­graphe Qudus Onikeku, 2018. © sonjazugic

« Yuropa » n’est donc pas la première pièce afri­caine à prendre à bras-le-corps les thèmes des migra­tions, de l’exil et des fron­tières. Ces dix dernières années, nombreux sont les choré­graphes et metteur·es en scène du conti­nent à avoir fait des phéno­mènes migra­toires un maté­riau de créa­tion privi­légié. C’est notam­ment le cas de Salia Sanou, dont la pièce « Du désir d’horizons », est inspirée par les ateliers de danse que le choré­graphe burki­nabè a menés dans les camps de réfu­giés maliens au Burkina Faso. D’autres artistes ont traduit en mouve­ments et en mots les diffi­cultés rencon­trées par leur proches ayant entre­pris le périlleux voyage vers l’Europe. Ils et elles ont témoigné de la rudesse du sort réservé aux immigré·es et aux réfugié·es ayant réussi malgré tout à fran­chir les fron­tières. D’autres, enfin, ont extrait de leur propre expé­rience la matière de leur réflexion sur la mobi­lité. Car les artistes africain·e·s elles et eux-mêmes font les frais d’une poli­tique migra­toire de plus en plus dure : visas refusés, tour­nées annu­lées, suspi­cion quant au « véri­table » motif de leur séjour en Europe, et parfois, dans les cas les plus drama­tiques, expul­sions. Parmi les nombreux exemples, on peut citer le solo « Troubles » du choré­graphe nigé­rien Mamane Sani, inspiré de son expé­rience de l’enfermement vécu à l’aéroport de Tripoli alors qu’il était en route pour jouer un spec­tacle au Mozam­bique. Cette fois-là, Mamane Sani n’est jamais arrivé à Maputo. Après trois jours passés dans les geôles de l’aéroport libyen au cours desquels le choré­graphe a subi la violence physique et verbale de ses gardes, il est expulsé vers le Niger.

« Du Désir d’horizons », spec­tacle de Salia Sanou © Laurent Philippe

Les artistes touchés de plein fouet par une politique de criminalisation des migrations 

Si cette histoire est drama­tique, elle est loin d’être isolée. L’enthousiasme euro­péen pour la créa­tion contem­po­raine afri­caine se heurte à une poli­tique de crimi­na­li­sa­tion des migra­tions qui touche les artistes de plein fouet. La lutte contre l’immigration dite « illé­gale » justifie des pratiques arbi­traires auxquelles les artistes afri­cains doivent se soumettre pour espérer mener à bien leurs acti­vités profes­sion­nelles à l’étranger. Plusieurs danseurs ont ainsi dénoncé l’obligation qui leur avait été faite dans les consu­lats de se livrer à des démons­tra­tions physiques visant à établir la preuve de leurs compé­tences chorégraphiques.

Ainsi, si l’Afrique suscite l’enthousiasme de la scène artis­tique, cette dernière ne protège pas pour autant les danseuses, danseurs, comédien·es et musicien·nes qui la promeuvent et qui subissent les freins poli­tiques de l’Europe forte­resse. Là réside toute l’ironie. À mesure que les gouver­ne­ments euro­péens augmentent la répres­sion à l’égard des migrant·es, la scène cultu­relle, elle, semble réclamer toujours plus de spec­tacles afri­cains, et en parti­cu­lier de ceux qui lui racontent le doulou­reux périple des émigré·es, des exilé·es, des réfugié·es, des aventurier·es venu·es frapper à sa porte.

Gageons que le message porté par « Yuropa » réus­sisse à passer les fron­tières des théâtres pour atteindre l’arène poli­tique – et qu’il lui rende son humanité.

Les propos de Qudus Onikeku ont été recueillis lors d’une inter­view réalisée en anglais en octobre 2019. Ils ont été traduits par l’auteure.

Pour aller plus loin
Auteure

Altaïr Despres est post-docto­rante Marie Skło­dowska-Curie à l’Institut des mondes afri­cains (Imaf) et à l’Université de Chicago, et fellow de l’Institut Conver­gences Migrations.

Citer cet article

Altaïr Despres, « L’engouement pour la créa­tion contem­po­raine afri­caine dans la forte­resse Europe : une situa­tion para­doxale », in : Solène Brun et Patrick Simon, Dossier « Classes supé­rieurs et diplômés face au racisme et aux discri­mi­na­tions en France », De facto [En ligne], 13 | novembre 2019, mis en ligne le 20 novembre 2019. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2019/11/18/defacto-013–05

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