« Comment parler d’immigration en scientifique ? », tribune de l’Institut Convergences Migrations et du Groupe International d’experts sur les migrations (Giem), Huffpost, 9 oct. 2019

Nous repu­blions l’intégralité de cette tribune avec l’aimable auto­ri­sa­tion du Huff­post.

Les faits scientifiques pèsent peu devant les idées toutes faites trop souvent diffusées par les politiques, reprises et amplifiées par les médias.

IMMIGRATION – Le président Macron appelle cet automne à “regarder en face” l’immigration, pour en débattre en toute séré­nité. Voilà qui a tout pour réjouir a priori les cher­cheurs travaillant sur les migra­tions. Mais quel rôle leur est-il réservé dans ce débat ? La parole scien­ti­fique sera-t-elle solli­citée pour en poser correc­te­ment les termes ? Et qu’a‑t-elle à dire ?

L’étude des migra­tions s’est beau­coup déve­loppée depuis plus de trente ans en rela­tion avec la demande sociale et poli­tique : les migra­tions et l’intégration sont au cœur des débats poli­tiques et sociaux, en France et en Europe. Ces recherches devraient être régu­liè­re­ment convo­quées pour alimenter ces débats ou pour soutenir la déci­sion poli­tique à l’ère des evidence-based poli­cies [les poli­tiques fondées sur des preuves scientifiques].

En réalité, ce n’est pas vrai­ment le cas. Certes, les scien­ti­fiques “passent à la télé”, répondent aux jour­na­listes, écrivent des tribunes, sont audi­tionnés régu­liè­re­ment par des commis­sions parle­men­taires, par le Conseil Écono­mique social et envi­ron­ne­mental, etc. Et ils contri­buent aux rapports des agences du gouver­ne­ment. Pour autant, sont-ils entendus ? Notre constat : le déca­lage entre le savoir accu­mulé dans les recherches et les orien­ta­tions prises par les poli­tiques n’a jamais été aussi grand.

Est-ce la faute des cher­cheurs ? On leur reproche le carac­tère trop spécia­lisé parfois, ou trop critique de leurs analyses qui les rendent impropres à un usage poli­tique… Est-ce la faute des poli­tiques qui cher­che­raient moins à produire des poli­tiques répon­dant aux besoins et situa­tions iden­ti­fiées par la recherche qu’à répondre aux attentes suppo­sées de l’opinion publique ? Est-ce la faute des médias et autres faiseurs d’opinion ? Eux qui produisent en continu sur des chaînes d’information des discours domi­nants sur la migra­tion, discours qui sont réper­cutés, déformés, contre­dits par les utili­sa­teurs de réseaux sociaux, et ce avec de moins en moins de “contrôle qualité”, de “fact checking” à mesure que l’on s’éloigne du jour­na­lisme profes­sionnel pour errer dans les (blogo‑, facho‑, bobo‑, complo­tisto-) “sphères”.

Une ques­tion de commu­ni­ca­tion ? Une ques­tion de fina­lité dans l’action publique ? Une ques­tion d’influence dans l’opinion publique ?

Parlons mieux, parlons science 

À l’heure des succès remportés par les partis popu­listes dans plusieurs pays euro­péens, la ques­tion de la récep­tion de la recherche scien­ti­fique doit être posée. Sa voca­tion première est de formuler des hypo­thèses et des ques­tions perti­nentes, de les débrouiller avec méthode, sur la base de données véri­fiables, de confronter les résul­tats des analyses encore et encore aux réalités empi­riques et à la critique des pairs avant de les consi­dérer comme “valides”. Enquêtes repré­sen­ta­tives, obser­va­tions de terrain, statis­tiques, compa­rai­sons inter­na­tio­nales ou histo­riques, dépouille­ments d’archives : les outils varient, l’exigence de rigueur demeure.

Pour rendre audibles ces résul­tats, les initia­tives se multi­plient en Europe et ailleurs : la revue en ligne De facto de l’Institut des Migra­tions en est un exemple fran­çais, les brèves du Migra­tion Obser­va­tory de l’université d’Oxford un autre pour le Royaume uni. On pour­rait citer de telles initia­tives scien­ti­fiques dans chaque pays ou presque. Pour autant, le lexique de la recherche ne coïn­cide pas toujours avec celui des débats publics. À l’interface entre les mots du poli­tique –qui servent à admi­nis­trer et conduire l’action- et ceux de la société civile –qui remettent de l’humain dans les caté­go­ries légales, comme avec l’invention des sans-papiers au lieu de dire les illé­gaux, les scien­ti­fiques forgent leurs concepts qui appa­raissent souvent inha­bi­tuels – trans­na­tional pour décrire ce qui passe les fron­tières sans passer par l’État, raci­sa­tion pour parler de l’imposition d’un stig­mate racial.

Le refus de la plupart des cher­cheurs de parler de “crise des migrants” par exemple n’est ni une coquet­terie ni une posture idéo­lo­gique : il s’agit tout simple­ment de ne pas utiliser une expres­sion impropre pour décrire l’augmentation des arri­vées de deman­deurs d’asile syriens, irakiens, érythréens, afghans, etc. en Europe autour de 2015. Il ne s’agit pas seule­ment d’une réac­tion émotion­nelle à la photo d’Alan Kurdi à l’été 2015 (cette photo qui a momen­ta­né­ment convaincu des jour­na­listes de ne plus utiliser à tort et à travers le terme “migrants” pour parler de déplacés par la violence) mais d’une analyse ration­nelle de ce dont est faite “la crise”.

La crise dont il est ques­tion est celle de l’asile, de l’hospitalité, une crise de la gouver­nance des migra­tions et donc une crise poli­tique européenne.

Chiffres à l’appui, on peut démon­trer que l’Europe ne reçoit qu’une part infime des réfu­giés du monde qui sont pour 86% d’entre eux cantonnés dans les pays les plus pauvres du monde. Que les réfu­giés cherchent asile chez leurs voisins, et que la proxi­mité de la Syrie avec l’Europe à 28 explique qu’après s’être retrouvée en masse en Jordanie, au Liban et en Turquie, une petite part des exilés a continué le voyage jusqu’en Europe.

La crise dont il est ques­tion est celle de l’asile, de l’hospitalité, une crise de la gouver­nance des migra­tions et donc une crise poli­tique euro­péenne. C’est ainsi qu’il faut cadrer le débat. Pour comprendre la crise, il faut donc s’intéresser aux facteurs qui expliquent la désor­ga­ni­sa­tion de l’accueil, le manque de soli­da­rité et la poli­ti­sa­tion des discours et des réac­tions poli­tiques euro­péennes et natio­nales face à des flux impor­tants, mais ponc­tuels et prévisibles.

Les histo­riens nous rappellent que la rhéto­rique des “étran­gers indé­si­rables”, des “immi­grés “en surnombre”, du “faux réfugié”, revient régu­liè­re­ment depuis la fin du XIXe siècle, par vagues qui corres­pondent peu ou prou au rythme des crises écono­miques. Quand les poli­tiques pensent faire face à l’exception, les cher­cheurs iden­ti­fient des régu­la­rités. Les discours poli­tiques cherchent à établir des rela­tions de cause à effet entre immi­gra­tion et chômage, immi­gra­tion et salaires, immi­gra­tion et crise de l’état provi­dence. Or la recherche écono­mique nous montre que ces rela­tions sont bien plus complexes qu’il n’y paraît. L’impact de l’immigration sur les finances publiques est le plus souvent neutre. L’immigration génère d’importantes complé­men­ta­rités entre travailleurs natifs (et pas seule­ment pour les plus quali­fiés) et immi­grés, ainsi qu’un “surplus” écono­mique qui peut se chif­frer à plusieurs points de PIB.

La recherche récente suggère toute­fois que, d’un point de vue écono­mique, l’essentiel est proba­ble­ment ailleurs. L’enjeu central réside dans la capa­cité et la volonté de préserver les systèmes de redis­tri­bu­tion dans des sociétés qui deviennent de plus en plus diverses, de saisir les oppor­tu­nités de crois­sance, d’innovation, d’insertion dans l’économie-monde qu’offre l’immigration tout en main­te­nant la protec­tion sociale. Pour le dire autre­ment : l’immigration n’est ni bonne ni mauvaise, elle est ce que nous en faisons dans des circons­tances histo­riques, écono­miques, sociales données

Pourquoi encore un débat sur l’immigration ? 

Pour­quoi main­te­nant, alors que les flux d’immigration des années 2015 et 2016 sont derrière nous et que le débat poli­tique ouvert par le mouve­ment des gilets jaunes ne portait abso­lu­ment pas sur l’immigration ? De toute évidence, la France accueille peu en compa­raison de ses voisins, et elle accueille mal. La situa­tion des deman­deurs d’asile est précaire, l’interdiction qui leur est faite de travailler les rend dépen­dants de l’aide publique, très modique par ailleurs. On voit se former à Paris et en première couronne, mais aussi autour de Calais, des campe­ments de fortune le long des auto­routes et des quais ou sur des terrains aban­donnés. Deman­deurs d’asile en attente de déci­sion, déboutés du droit d’asile et parfois déten­teurs d’un statut de réfugié y vivent dans une extrême vulné­ra­bi­lité. L’embolie des capa­cités d’accueil vient-elle d’une « explo­sion » du nombre de deman­deurs d’asile, comme on l’avance facilement ?

La France ne fait que rejoindre la moyenne euro­péenne, elle se situe au 11e rang des demandes d’asile par habitant.

C’est ce que laissent entendre discours poli­tiques et média­tiques devant la montée des demandes d’asile depuis deux ans qui place la France au premier rang des pays d’Europe, à égalité avec l’Allemagne. Les mêmes dénoncent aussi rituel­le­ment le “laxisme” des prédé­ces­seurs ou des adver­saires poli­tiques, qui n’auraient jamais rien fait ou fait tout de travers pour contrôler l’immigration. Il n’en est rien. La France ne fait que rejoindre la moyenne euro­péenne, elle se situe au 11e rang des demandes d’asile par habi­tant, au 15e quand on tient compte de la richesse par habi­tant et de l’étendue du territoire.

Pour l’immigration, pas d’explosion, pas de pseudo rupture non plus. La montée du pour­cen­tage d’étrangers dans la popu­la­tion, de même que celle des titres de séjour, à peine impactée par la « crise » de 2015–2018, est quant à elle lente et constante depuis le début des années 2000. L’instrumentalisation des “chiffres massue” absolus et non rela­tifs pour comparer la « pres­sion migra­toire » qui s’exerce sur les divers pays d’Europe est effi­cace pour créer un senti­ment de panique. C’est assez peu effi­cace pour décrire la réalité euro­péenne et son évolu­tion, encore moins pour appré­cier ce que la France peut ou doit faire dans ce contexte particulier.

Autre spectre du débat public, l’Afrique enva­hi­rait l’Europe. Il faut là aussi réta­blir les faits : 76,4% des émigrés subsa­ha­riens sont en Afrique et seule­ment 5,6% d’entre eux en Europe de l’Ouest. Les Magh­ré­bins en revanche sont histo­ri­que­ment nombreux en Europe mais commencent à lui préférer l’Amérique du Nord. De même, les statis­tiques offi­cielles ne comptent que les migrants des pays tiers, puisque les ressor­tis­sants de l’Union euro­péenne à 28 ont la libre circu­la­tion et instal­la­tion et consti­tuent, on le rappelle encore, la majo­rité des « migrants » de l’Europe. Elles établissent que les pays du Maghreb, la Chine et le Sénégal sont les prin­ci­paux pays d’origine des migrants. Mais l’utilisation du recen­se­ment pour calculer les flux montre que 36% des immi­grés venus en 2017 sont nés en Afrique (Maghreb et Afrique subsa­ha­rienne), 35% en Europe et 18% en Asie. Par ailleurs, si 253.000 immi­grés sont entrés, 66.000 sont sortis du terri­toire : le solde n’est que de 188.000. C’est une tout autre géopo­li­tique des circu­la­tions qui se dessine alors, montrant une part toujours aussi impor­tante mais peu remar­quée des migra­tions euro­péennes. Car ce que l’on appelle immi­gra­tion dans le débat public, ce sont ceux qui sont visi­ble­ment d’ailleurs, même lorsqu’ils sont nés ici.

Une fois ces chiffres établis, que faire ? Répéter. Expli­quer. Les scien­ti­fiques informent le débat public sans illu­sion : les faits pèsent peu devant les repré­sen­ta­tions domi­nantes, même ou surtout quand elles sont fausses ou défor­mées. Ces idées toutes faites sont trop souvent diffu­sées par les poli­tiques, reprises et ampli­fiées par les médias, et nous sont oppo­sées comme autant de preuves que nous ne connais­sons pas les réalités du terrain. Il faut malgré tout conti­nuer à décrire ce qui est : les trajec­toires des migrants, les poli­tiques migra­toires et leurs effets, les trans­for­ma­tions des sociétés d’accueil et d’origine.

L’enjeu est de taille : sans faits établis, sans analyse, pas de choix éclairé. Il s’agit bien ici de (r)établir les condi­tions de possi­bi­lité du débat démocratique.

Cosignent cette tribune pour l’Institut des Migra­tions : 

  • Fran­çois Héran, Profes­seur au Collège de France, direc­teur de l’Institut des Migrations
  • Annabel Degrées du Lou Direc­trice de recherche à l’IRD, direc­trice adjointe de l’Institut des Migrations
  • Patrick Simon Direc­teur de recherche, Ined, UR 08 « Migra­tions inter­na­tio­nales et minorités »
  • Hillel Rappo­port Profes­seur, Univer­sité Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Paris School of Economics
  • Michel Agier Direc­teur de Recherche, IRD/​EHESS, Institut inter­dis­ci­pli­naire d’anthropologie du contem­po­rain (IIAC)
  • Maria Melchior Direc­trice de recherche, Inserm, Équipe de recherche en épidé­mio­logie sociale (ERES), Institut Pierre Louis d’Épidémiologie et de Santé Publique (iPLESP)
  • Claire Zalc Direc­trice de recherche, École Normale Supérieure/​EHESS, Institut d’histoire moderne et contem­po­raine – UMR 8066 (IHMC)

Cosignent cette tribune pour le GIEM (Groupe Inter­na­tional d’Experts sur les Migra­tions):

  • Camille Schmoll, Maîtresse de confé­rence, Univer­sité Paris Diderot Institut Univer­si­taire de France
  • Virginie Guiraudon, Direc­trice de recherches, CNRS CEE Sciences Po
  • Hélène Thiollet chargée de recherches, CNRS CERI Sciences Po