Journalistes et chercheurs sur l’islam : le temps du dialogue

Juliette Galonnier, sociologue

Comment faire entendre la parole des sciences sociales sur l’islam et les musulmans dans un débat public saturé par les raccourcis, les oppositions binaires, les « commérages » et une islamophobie de plus en plus explicite ? Cela implique une collaboration étroite et exigeante entre les chercheurs et les journalistes qui souhaitent sortir ces sujets du traitement anxiogène et caricatural qui leur est souvent réservé. Pour y réfléchir, une table ronde réunissant une quarantaine de journalistes spécialisés et de chercheurs sur l’islam a été organisée le 8 avril 2019 par l’IC Migrations, le réseau de recherche « Islams et chercheurs dans la cité », l’IISMM et la communauté de doctorants du MENASC.

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Diffé­rentes unes de la presse française

Les jeunes cher­cheurs qui travaillent sur des sujets d’actualité sont prévenus : tôt ou tard, ils seront solli­cités par des médias pour « réagir », « commenter », ou « apporter leur éclai­rage ». Flat­teuses au premier abord, ces solli­ci­ta­tions peuvent devenir un exer­cice périlleux lorsque la théma­tique est au cœur de polé­miques inces­santes. Le sujet « islam » est à cet égard tris­te­ment exem­plaire. Les passions média­tiques qui l’entourent depuis la fin des années 80 ont connu une accé­lé­ra­tion notable dans la période récente : les polé­miques se succèdent désor­mais à un rythme quasi­ment hebdo­ma­daire. Et les cher­cheurs sont inter­pellés par les médias selon des moda­lités qu’ils ne maîtrisent pas toujours.

Le chercheur est parfois sommé d’apporter une réponse nette à des questions formulées sur un ton péremptoire

Alors que le rôle du cher­cheur devrait être de contri­buer à « formuler des ques­tions », comme le rappelle le socio­logue Tristan Leper­lier, ils sont souvent sommés de prendre posi­tion dans des débats binaires dont ils n’ont pas posé les termes. Enrôlés dans les batailles de l’information, les résul­tats de la recherche sont souvent relé­gués au rang d’« opinions », selon Patrick Simon, socio-démo­graphe spécia­lisé sur les discri­mi­na­tions. La poli­tiste Nadia Marzouki, membre fonda­trice du réseau « Islams et cher­cheurs dans la cité », a égale­ment décrit la façon dont elle et ses collègues se voient fréquem­ment assi­gnés à la posture « de l’expert, du témoin, du porte-parole, voire du prophète » dans le champ média­tique — autant de postures qui ne rendent pas justice à l’apport des sciences sociales.

Les solli­ci­ta­tions média­tiques peuvent être de divers ordres. Il m’est par exemple arrivé de rece­voir un texto à 23h d’un jour­na­liste d’une chaîne d’actualité en continu pour confirmer un chiffre, celui du nombre de musul­mans en France. C’est parfois une « ques­tion » formulée sur un ton péremp­toire comme celle d’un hebdo­ma­daire : « oui ou non, l’islam opprime-t-il les femmes ? », à laquelle le cher­cheur est sommé d’apporter une réponse nette. C’est aussi heureu­se­ment un véri­table échange avec la jour­na­liste d’un maga­zine en ligne sur l’angle à adopter pour traiter d’un sujet, ou des discus­sions très utiles avec les réali­sa­teurs d’une émis­sion consa­crée au fait reli­gieux sur les réponses à apporter en plateau pour mieux faire comprendre les conver­sions à l’islam. On le voit, les inter­ac­tions des cher­cheurs avec les médias sont aussi variées que le champ jour­na­lis­tique est divers. Et des alliances fruc­tueuses sont possibles.

La table ronde « Jour­na­listes et cher­cheurs sur l’islam » du 8 avril dernier, a permis de poser les jalons d’un dialogue entre deux métiers remar­qua­ble­ment simi­laires. Jour­na­listes et cher­cheurs visent tous à rendre compte de la réalité du monde social en mobi­li­sant des données statis­tiques, des enquêtes de terrain et en aidant les gens à se raconter. Certes, les contraintes de tempo­ra­lité et de format diffèrent, mais plutôt qu’une concur­rence des savoirs, des colla­bo­ra­tions peuvent être mises en place.

Installer de nouveaux sujets sur l’islam
et les musulmans dans les médias

D’abord pour pallier aux condi­tions maté­rielles dans lesquelles nous exer­çons nos profes­sions. Côté recherche, la préca­ri­sa­tion et la dimi­nu­tion chro­nique des postes stables à l’université entraînent une grande vulné­ra­bi­lité des jeunes cher­cheurs qui sont souvent sous-payés, pris par le temps et soumis à des logiques de répu­ta­tion acadé­mique qui rendent l’exposition média­tique parfois coûteuse. Aghiad Ghanem, docto­rant en science poli­tique et spécia­liste de la Syrie, a rappelé qu’il faut aussi veiller, dans un contexte de surveillance poli­cière accrue en France, à protéger l’accès au terrain et à préserver l’anonymat des enquêtés.

Côté jour­na­lisme, les recon­fi­gu­ra­tions de l’économie des médias entraînent de nouvelles contraintes de volume et de produc­tion, dans des tempo­ra­lités toujours plus restric­tives, avec des possi­bi­lités moindres d’enquête au long cours. D’après le jour­na­liste Édouard Zambeaux, créa­teur en 2017 du site Péri­phé­ries (quand son émis­sion a été arrêtée sur France Inter), cette situa­tion favo­rise l’apparition d’une « aris­to­cratie média­tique », coupée du terrain, et conduit à la géné­ra­li­sa­tion « d’un jour­na­lisme d’a priori » qui se réduit à illus­trer des idées précon­çues. À cela s’ajoute la nette dimi­nu­tion du nombre de jour­na­listes spécia­lisés. Anne-Béné­dicte Hoffner, jour­na­liste à La Croix, quoti­dien du groupe catho­lique Bayard, souligne le carac­tère excep­tionnel de la couver­ture reli­gieuse de son journal, le seul à disposer d’un service dédié d’une dizaine de salariés.

Nombre de jour­na­listes qui sont amenés à couvrir l’islam sont contraints par leur hiérar­chie à le faire sur le registre de l’accusation, avec un angle souvent sécu­ri­taire ou poli­tique, selon l’écrivain et jour­na­liste du Monde diplo­ma­tique, d’Orient XXI et du Quoti­dien d’Oran Akram Belkaïd. Il regrette « la prégnance de person­na­lités isla­mo­phobes dans les médias » qui empoi­sonnent les débats et rendent diffi­cile l’adoption d’une démarche critique sur le sujet. Mais d’autres voix se font entendre. Hanan Ben Rhouma est rédac­trice en chef de Saphir­news, un quoti­dien géné­ra­liste fondé en 2002 qui docu­mente les multiples réalités que vivent les musul­mans en France. Elle rappelle que parmi les nouveaux médias à réfé­rence musul­mane, qui sont apparus ces dernières années, Saphir­news est le seul à être reconnu d’In­for­ma­tion Poli­tique et Géné­rale (IPG). Elle se réjouit en parti­cu­lier « d’avoir contribué à installer de nouveaux sujets dans les médias mains­tream », comme la couver­ture du Ramadan ou du pèle­ri­nage par exemple, à rebours du trai­te­ment anxio­gène habi­tuel­le­ment réservé au fait musulman.

Examinés sous toutes les coutures, les musulmans sont « parlés », plus qu’ils ne parlent

Que faire pour « sortir l’objet islam de son excep­tion­na­lité » ? inter­roge fina­le­ment Nadia Marzouki. Se parler était une première étape et la rencontre a mis en lumière une forte volonté d’échange et de parte­na­riat. Si les cher­cheurs parti­cipent de plus en plus à des forma­tions en « media trai­ning » pour améliorer leurs perfor­mances audio-visuelles, des possi­bi­lités de « research trai­ning » à desti­na­tion des étudiants et des profes­sion­nels du jour­na­lisme pour­raient les fami­lia­riser avec la réalité du monde de la recherche. Hanan Ben Rhouma a souligné avec humour que ce sont souvent les jour­na­listes qui doivent aller « cher­cher le cher­cheur » pour réin­tro­duire « de la complexité dans le trai­te­ment de certains sujets », alors que les cher­cheurs pour­raient aussi se tourner vers les jour­na­listes pour les aider à vulga­riser le savoir.

Enfin, la socio­logie de nos profes­sions doit être inter­rogée. Sihame Assbague, mili­tante anti­ra­ciste et « jour­na­liste par obli­ga­tion », a pointé la très forte homo­gé­néité en termes d’origines sociales et ethno-raciales des médias et de la recherche, en insis­tant sur la néces­sité d’une critique radi­cale de nos modes de recru­te­ment et de pensée. Les défis qui se posent à nous sont immenses. On ne compte plus aujourd’hui les repor­tages, caméras cachées, sondages d’opinion, rapports (aux métho­do­lo­gies plus ou moins fiables) qui traitent de l’islam, plus souvent sur le mode de la dénon­cia­tion que de l’analyse. Examinés sous toutes les coutures, les musul­mans sont « parlés », plus qu’ils ne parlent. Dans ce contexte de défer­le­ment, il s’agit de faire entendre un autre son de cloche, fondé sur des études scien­ti­fiques et un trai­te­ment jour­na­lis­tique rigou­reux. La jour­na­liste Huê-Trinh Nguyên, ex-rédac­trice en chef de Salam­news, a rappelé la respon­sa­bi­lité qui est la nôtre : si nous ne prenons pas notre place dans l’espace média­tique, d’autres le feront.

Auteur

Juliette Galon­nier, socio­logue, est post-docto­rante à l’INED et fellow de l’institut Conver­gences Migrations.

Pour citer cet article

Juliette Galon­nier, “Jour­na­listes et cher­cheurs sur l’islam : le temps du dialogue”, Dossier “La société fran­çaise et la construc­tion du ”problème musulman””, De facto [En ligne], 6 | avril 2019, mis en ligne le 16 avril 2019. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2019/04/16/defacto‑6–003/

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