Peut-on observer et critiquer une institution à laquelle on appartient ?

Lila Belkacem, Amandine Chapuis, Fanny Gallot, Francine Nyambek Mebenga et Irène Pereira de l’Université Paris Est Créteil (UPEC)


Un groupe de chercheuses, formatrices de futur·e·s enseignant·e·s de la primaire au lycée, raconte quels obstacles institutionnels elles ont rencontrés dans leur enseignement sur le racisme et l’islamophobie à l’école.

« Vous êtes professeur(e) dans une école dite ‘de quar­tier’. Quelles sont vos réac­tions si le père d’un de vos élèves de CM1, origi­naire d’un pays médi­ter­ra­néen, fait bruyam­ment irrup­tion dans l’école et exige, dans un fran­çais approxi­matif mais vigou­reux, d’être reçu par ‘le’ maître de son fils ? Or, le maître est une maîtresse… » Ce passage, extrait d’un dossier sur l’égalité filles-garçons dans le manuel Nathan 2015 pour la prépa­ra­tion au concours des profes­seurs des écoles, est riche d’enseignements pour les cher­cheuses que nous sommes.

Socio­logues, histo­rienne, géographe ou philo­sophe, nous formons de futur·e·s instituteur·trice·s et enseignant·e·s au sein d’une école supé­rieure du profes­sorat et de l’éducation (ESPE). Il y a deux ans, alors que nos recherches et nos cours sur le racisme à l’école étaient en plein déve­lop­pe­ment dans l’académie de Créteil, nous avons décou­vert, éton­nées, ces conseils dispensés dans un ouvrage proposé aux étudiant·e·s à la biblio­thèque de l’ESPE, accu­mu­lant les stéréo­types raciaux.

L’homme est d’emblée situé dans un « quar­tier » et d’origine « médi­ter­ra­néenne » ; son atti­tude est gros­sière. Il s’exprime avec un « fran­çais approxi­matif mais vigou­reux », se comporte « bruyam­ment », et est inca­pable de conce­voir que l’enseignant·e puisse être une femme. Le texte sous-entend que s’il se comporte ainsi, c’est parce qu’il fait partie d’un groupe présenté comme homo­gène, lié par une « origine ».

Sans que la réfé­rence soit expli­cite, c’est l’islam qui nous semble ici désigné. Et le commen­taire qui suit la descrip­tion de la scène renforce les stéréotypes :

« Ce type d’incident, lié à la mécon­nais­sance, parfois au refus, des valeurs fonda­trices de la Répu­blique fran­çaise, se rencontrent assez fréquem­ment dans des lieux où vivent des immi­grés de fraîche date, ce qui est sans doute le cas de ce père de famille, comme en témoigne sa mauvaise maîtrise de la langue.
Dans certains milieux en effet, sous couvert de réfé­rences cultu­relles ou reli­gieuses, on affirme un tran­quille mépris des femmes. (…) La demande de sépa­ra­tion des sexes, érigée en prin­cipe dans certaines cultures, peut se mani­fester à l’école à de multiples occa­sions (…). Ces demandes sont irre­ce­vables, l’égalité hommes-femmes étant un prin­cipe intan­gible de notre République (…) »

Le commen­taire installe clai­re­ment une oppo­si­tion entre « eux » et « nous ». Renvoyés à un ailleurs où la sépa­ra­tion des sexes serait la norme, ce groupe d’individus a l’apanage du sexisme et se trouve donc exclu de « notre Répu­blique », dont l’École consti­tue­rait un rempart. Elle est une forte­resse assiégée qui s’affronte litté­ra­le­ment à « ces » parents, qui s’élèveraient contre la mixité.

Lors­qu’on demande aux étudiant·e·s d’ob­server les rela­tions filles-garçons dans les cours de récréa­tion, nombreux s’étonnent que la domi­na­tion de l’es­pace par les garçons s’observe égale­ment dans les écoles des quar­tiers bour­geois et plutôt blancs. Le socio­logue Gaël Pasquier, qui a enquêté auprès de professeur·e·s des écoles sur l’éducation à l’égalité des sexes, montre que pour ces futurs enseignant·e·s « le sexisme et l’homophobie des enfants (…) des classes moyennes et favo­ri­sées semblent bien souvent rester invisibles ».

Face à ces discours portés par certain.e.s de nos étudiant.e.s, il nous a semblé inté­res­sant d’élargir la ques­tion du racisme dans le monde scolaire aux rapports de classe, de race et de genre et d’aborder plus large­ment les inéga­lités et les discri­mi­na­tions à l’école. Nous avons mis en place des cours option­nels propo­sant aux étudiant·e·s de resti­tuer une ou des expé­riences scolaires où ils·elles ont pris conscience que se jouaient des ques­tions liées aux migra­tions, à la « diver­sité » et/​ou au racisme à l’école, qu’ils·elles soient acteurs ou témoins de ces scènes. Nous les accom­pa­gnons ensuite dans l’analyse de ce(s) récit(s) détaillé(s), à la lumière des travaux — prin­ci­pa­le­ment — socio­lo­giques qui existent sur la ques­tion. Ces témoi­gnages sont un maté­riau de recherche précieux pour nous.

Fatima[1] a 23 ans quand nous la rencon­trons. Elle porte le foulard isla­mique depuis ses 17 ans et a vécu des situa­tions « diffi­ciles à gérer ». Un jour, elle arrive en retard au lycée et croise la provi­seure adjointe qui, au moment où elle retire son voile et fran­chit le portail, lui assène : « Le voile est devenu une mode dans ce lycée ! ». « Ces mots résonnent encore dans ma tête pendant que j’écris ces lignes (…). Sous le choc, je ne savais pas comment réagir. Devais-je me retourner et lui répondre ou bien l’ignorer ? J’y ai réfléchi pendant une frac­tion de seconde, puis je me suis dirigée vers l’en­trée du bâti­ment. » Son profes­seur de mathé­ma­tiques commente égale­ment : « Tu as des beaux cheveux, tu es plus belle sans le voile » ou « Tu peux te confier à moi si tes parents t’obligent à cela ».

À l’université, le foulard est auto­risé mais, après l’at­tentat contre Charlie Hebdo en 2015, Fatima est témoin « d’une scène raciste et isla­mo­phobe » qui l’a « parti­cu­liè­re­ment affectée » : « Une étudiante portant le foulard isla­mique et d’ori­gine magh­ré­bine a demandé au profes­seur : ‘Pour­quoi nous n’étu­dions pas une langue étran­gère diffé­rente de l’al­le­mand ou de l’es­pa­gnol en LV2 ?’ Le profes­seur a rétorqué : ‘Parce que les Alle­mands et les Espa­gnols ne commu­niquent pas avec des armes ou ne bombardent pas des gens inno­cents !’ Toute la classe était sous le choc, certains ont commencé à quitter la salle, trou­vant cette remarque honteuse et repous­sante, et je fis de même. »

Sur la centaine de récits recueillis jusqu’à présent, un tiers aborde la ques­tion de la fabrique du « problème musulman » par l’institution scolaire — pour para­phraser les socio­logues Abdel­lali Hajjat et Marwan Mohammed, auteurs de Isla­mo­phobie : comment les élites fran­çaises fabriquent le ‘problème musulman’. Les ques­tion­ne­ments qui traversent ces récits rejoignent les enjeux éthiques auxquels nous sommes atten­tives en tant que forma­trices et qui ne cessent de nous inter­roger : comment analyser la complexité de ces phéno­mènes avec des personnes qui n’en ont pas conscience parce qu’elles ne font pas l’expérience de la mino­ra­tion raciale ? Comment le faire sans que cela soit perçu comme une accu­sa­tion stérile de l’ordre scolaire ? Comment engager nos étudiant·e·s, futur·e·s fonc­tion­naires, à des pratiques péda­go­giques critiques et les préparer à affronter des résis­tances multiples dans un envi­ron­ne­ment socio-profes­sionnel où l’antiracisme est parfois aveugle aux rapports sociaux de race ?

Croi­sées avec les « savoirs d’expérience » de Paulo Freire, péda­gogue de l’autonomie, les recherches sur le racisme deviennent parti­cu­liè­re­ment utiles. Ces récits donnent lieu à un travail réflexif abor­dant divers aspects de l’expérience : certain·e·s s’interrogent sur la quali­fi­ca­tion des faits — est-ce du « racisme », de « l’islamophobie », de la « bêtise humaine » ? D’autres mettent l’accent sur les émotions ressen­ties alors et sur les effets de ces expé­riences sur eux·elles-mêmes.

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Les deux versions de l’affiche des journées d’études « Penser l’intersectionnalité dans les recherches en éducation » : à gauche, la première version, à droite, la version finale.

La ques­tion de la dimen­sion conflic­tuelle des recherches et des forma­tions sur le racisme reste pour­tant entière. La critique insti­tu­tion­nelle est risquée. Nous l’avons expé­ri­menté nous-mêmes en mai 2017, lorsque nous avons orga­nisé des jour­nées d’études inti­tu­lées « Penser l’intersectionnalité dans les recherches en éduca­tion ». Des réac­tions violentes sur les réseaux sociaux, affir­mant que des « idées racia­listes, sépa­ra­tistes, anti­laïques et anti­ré­pu­bli­caines » étaient ensei­gnées aux futurs profs, ont convaincu le rectorat d’interdire l’événement… avant de l’autoriser à nouveau, grâce à une impor­tante mobi­li­sa­tion des chercheur·e·s. Mais nous avons dû refor­muler, sous forme de ques­tion, la session inti­tulée « Comment l’ins­ti­tu­tion scolaire fabrique un ‘problème musulman’ ». L’affiche repré­sen­tant trois femmes, dont une portant un voile, a égale­ment dû être modi­fiée, présentée comme « violente », « agres­sive », voire « communautariste ».

Quel éton­ne­ment de voir l’institution utiliser parfois les mêmes argu­ments que ceux relayés sur Face­book ou Twitter ! Pour nos détrac­teurs, nous étions mili­tantes, non plus scien­ti­fiques. Pour­tant ces jour­nées devaient réunir chercheur·e·s et professionnel·le·s de l’Éducation natio­nale et entraient initia­le­ment dans le programme de forma­tion continue de l’académie de Créteil. La polé­mique a eu des consé­quences sur notre acti­vité. Un cours qui devait être ouvert à l’ESPE a été reporté et un stage de forma­tion continue sur le croi­se­ment des discri­mi­na­tions, recon­duit auto­ma­ti­que­ment, ne l’a plus été.

Ces expé­riences de recherche et de forma­tion sur les ques­tions ethno­ra­ciales à l’école inter­rogent la neutra­lité des sciences sociales, et montrent que les savoirs qu’elles produisent ne peuvent être envi­sagés en dehors des rapports de pouvoir qui traversent la société dans son ensemble. Pour mieux comprendre ces phéno­mènes, nous mobi­li­sons tous les outils scien­ti­fiques à notre dispo­si­tion, ce qui implique aussi d’in­ter­roger l’ins­ti­tu­tion scolaire. Si le faire tout en y travaillant s’avère complexe, c’est une démarche porteuse d’es­poir pour avancer sur la voie d’un enga­ge­ment commun contre le racisme.

[1] Le prénom a été modifié.

Pour aller plus loin
Pour citer cet article

Lila Belkacem, Aman­dine Chapuis, Fanny Gallot, Fran­cine Nyambek Mebenga et Irène Pereira, « Peut-on observer et criti­quer une insti­tu­tion à laquelle on appar­tient ?”, Dossier “La société fran­çaise et la construc­tion du ”problème musulman””, De facto [En ligne], 6 | avril 2019, mis en ligne le 16 avril 2019. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2019/04/17/defacto‑6–001/

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