L’image comme trace. Une recherche-création au sein d’un centre d’accueil pour migrants

Marina Chauliac, anthropologue

DF04-EI

Aboubakar – Crédits photographique Atelier optique

Un jeune homme noir revêtu d’une veste de costume, en jeans et baskets, esquisse un geste de salut devant une voiture. Bien que cette image en dise peu sur ce jeune homme, son format circu­laire et son habillage déco­ratif l’auréolent comme pour attirer l’attention. Le support de l’image est un disque dont la pochette restitue en partie cette histoire à travers les paroles de ce jeune homme. Il s’agit du portrait d’Aboubakar, un jeune Souda­nais de 25 ans, réalisé par un ami d’enfance. Il est l’un des 41 migrants qui a parti­cipé à l’expérience de recherche-créa­tion que j’ai menée en tant que cher­cheur dans l’agglomération lyon­naise en 2017. Les images sur les migra­tions peuvent consti­tuer autant de traces ou d’archives[1] permet­tant de rendre visibles des popu­la­tions restées long­temps en marge d’une histoire natio­nale[2]. Avec ce travail en co-construc­tion, nous souhai­tions échapper aux repré­sen­ta­tions média­tiques d’un problème ou d’une soi-disant « crise » des migrants.

Abou­bakar et son ami habi­taient le même quar­tier d’Al Fachir, une ville du Darfour. Lors de la première étape de son séjour en France, Abou­bakar a retrouvé son ami à Paris, dans le quar­tier de La Chapelle, où celui-ci est resté long­temps sans papier et sans demander l’asile. Envoyé dans l’agglomération lyon­naise, Abou­bakar avait amené son ami dans le quar­tier de la Guillo­tière à Lyon pour lui faire connaître une asso­cia­tion d’aide aux migrants. Il voulait que cet ami rencontre des Fran­çais bien­veillants. Cet ami a rejoint aujourd’hui l’Angleterre. Reste cette photo qui évoque l’amitié et l’absence.

Ce moment capté par la photo fait écho à un autre geste de bien­veillance qui a incité Abou­bakar à rester en France, alors qu’il proje­tait de rejoindre la diaspora souda­naise à Londres. Dans le train entre l’Italie (où il avait échoué après plusieurs mois d’un voyage éprou­vant à travers le Soudan et la Libye) et la France, une jeune femme fran­çaise lui a permis d’échapper à la police des fron­tières en l’amenant avec elle dans les toilettes, d’où elle est sortie seule pour se montrer à la police. Il n’a pu remer­cier la jeune femme car il ne savait pas dire merci en français.

Au moment où Abou­bakar me raconte cette histoire, il est hébergé par Forum réfu­giés-COSI dans un centre d’accueil et d’orientation (CAO) à Villeur­banne . En 2017, ce centre a accueilli en perma­nence plus de 140 personnes pour la plupart en attente de déci­sion pour leur demande d’asile en France, dans le bâti­ment réamé­nagé d’un ancien IUFM qui sera bientôt détruit. Pour garder une trace du passage de ces migrants rendus invi­sibles par leur situa­tion admi­nis­tra­tive, le Centre culturel œcumé­nique Jean-Pierre Lachaize (CCO), à Villeur­banne, a fait appel à deux artistes, Magalie Rastello et Marcello Valente (Atelier optique) et à moi, en tant que scien­ti­fique, dans le cadre du projet « Palimp­seste ».

Dans le cadre d’ateliers, nous avons mis au point un dispo­sitif parti­ci­patif en invi­tant les migrants à puiser images et musiques dans leurs smart­phones, puis à nous expli­quer éven­tuel­le­ment dans le cadre d’échanges infor­mels ou d’entretiens posté­rieurs ces choix destinés à « faire trace » de leur passage dans la ville de Villeur­banne. Les ateliers ont souvent constitué un moment d’échange festif, volé à l’ennui et l’attente au sein du centre d’accueil[3]. Mais la dimen­sion poli­tique du projet n’a pas été partagée par la plupart des participants.

Ce déca­lage est apparu comme un des éléments à prendre en consi­dé­ra­tion dans la recherche[4]. Il s’explique prin­ci­pa­le­ment par la dissy­mé­trie de la rela­tion entre les hébergés du CAO et les acteurs à l’origine du dispo­sitif. Les premiers sont dans une situa­tion qui leur échappe en grande partie. Soumis aux déci­sions des services de l’État pour l’accès au travail, à l’hébergement, etc. et à l’association d’accueil quant aux condi­tions et aux règles de vie du CAO, ils ont égale­ment peu de prise sur le projet artis­tique et scien­ti­fique. Enfin, la préca­rité de la situa­tion pour des personnes trans­fé­rées du jour au lende­main dans un autre centre d’hébergement, amenées à changer régu­liè­re­ment de numéros de télé­phone, ne maîtri­sant parfois ni l’anglais ni le fran­çais, a eu pour effet de préca­riser la rela­tion elle-même. Tout en s’inscrivant dans une co-produc­tion d’images, ce déca­lage entre nos inten­tions et celles de nos inter­lo­cu­teurs est peut-être le prix à payer pour capter ce moment parti­cu­lier dans l’histoire de l’accueil des migrants et plus géné­ra­le­ment des migra­tions actuelles.

Clip illus­trant les disques de la collec­tion Palimp­seste – Crédits Atelier optique

Néan­moins, les paroles retrans­crites des migrants, les images et les musiques qu’ils ont choi­sies, ont donné lieu à la créa­tion d’une collec­tion de 30 disques dont le graphisme et la mise en œuvre tech­nique ont été pris en charge par les deux artistes. Tout en ayant une valeur artis­tique, les disques sont avant tout un support mémo­riel, album de famille ou auto­por­traits ayant une valeur esthé­tique et /​ou symbo­lique, comme c’est le cas pour Abou­bakar. Cette collec­tion sera mise à la dispo­si­tion du public au sein du CCO et de la média­thèque d’un centre culturel villeur­ban­nais, le Rize, où une expo­si­tion et un livret resti­tuent le projet.

Comme la plupart des hébergés du CAO, Abou­bakar ne verra certai­ne­ment jamais l’exposition au Rize et n’empruntera jamais les disques créés dans le cadre de l’atelier auquel il a parti­cipé. Avec la ferme­ture du CAO, la commu­ni­ca­tion a été rompue. Il aura emporté avec lui un des exem­plaires du disque avec la pochette qu’il aura, peut-être comme d’autres, accroché à un des murs nus d’une de ses chambres de transit.


Notes

↑1 Voir Marianne Amar, « Écrire l’histoire de l’immigration en images », « Images de migra­tions : photo­gra­phies et archives icono­gra­phiques », Migrance, n°30, 2008, p. 10–21.

↑2 Sur l’histoire de l’immigration en France, voir Gérard Noiriel, Le Creuset fran­çais. Histoire de l’immigration XIXe-XXe siècles, Paris, Le Seuil 1988 ; Michèle Baus­sant et al., « Intro­duc­tion », Des passés déplacés, Mémoires des migra­tions », Commu­ni­ca­tions, n°100, 2017, p.7–20.

↑3 Sur ce sujet, voir Caro­line Kobe­linsky, L’Accueil des deman­deurs d’asile. Une ethno­gra­phie de l’attente, Éditions du Cygne, 2010.

↑4 Sur ce sujet, voir David Lepoutre, « La photo volée. Les pièges de l’eth­no­gra­phie en cité de banlieue », Ethno­logie française, vol. 31, no. 1, 2001, p. 89–101. URL : https://www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2001–1‑page-89.htm

Auteure

Marina Chau­liac est anthro­po­logue au minis­tère de la Culture (DRAC Auvergne-Rhône-Alpes), cher­cheure au IIAC-LACI et fellow de l’Ins­titut Conver­gences Migrations.

Pour citer cet article

Marina Chau­liac, « L’image comme trace. Une recherche-créa­tion au sein d’un centre d’accueil pour migrants », Dossier « Le main­tien de l’État provi­dence est-il compa­tible avec l’accueil des migrants ? », De facto [En ligne], 4 | février 2019, mis en ligne le 15 février 2019. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2019/02/14/defacto‑4–004/

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