
En amont de la Conférence intergouvernementale sur l’adoption du Pacte mondial pour une migration sûre, ordonnée et régulière, 10 et 11 décembre à Marrakech, Maroc. Une des silhouettes représentant des migrants lors de la conférence, 8 décembre 2018. Crédit photo : ONU
Virginie Guiraudon (CNRS/Sciences Po), Camille Schmoll (Université Paris Diderot/IUF) et Hélène Thiollet (CNRS/Sciences Po) reviennent sur ce qui a motivé leur appel pour un GIEC des migrations, dont la mise en œuvre est discutée ce lundi 10 décembre au Collège de France.
Enseignantes-chercheuses, basées dans des institutions françaises et habituées à travailler ensemble, nous avons lancé un appel international le 26 juin 2018 intitulé « Créons un groupe international d’experts sur les migrations et l’asile ». Nous partagions un sentiment de désarroi face au fossé grandissant entre politiques publiques et expertise scientifique sur les migrations. Depuis le début de ce qu’on nomme la « crise migratoire » de 2015 en Europe, nous avions été sollicitées pour intervenir à titre individuel dans les médias ou auprès des décideurs politiques, mais n’avions pas le sentiment d’avoir été entendu.e.s. D’ailleurs, comment l’être face au foisonnement des entreprises de désinformation et de caricature de polémistes en tout genre ? Et que pèsent nos travaux et observations sur les migrations et l’asile face à une action publique pensée sur le court terme et de façon exclusivement réactive ?
« Une mauvaise connaissance ou une instrumentalisation politique de la question migratoire amène à des politiques au mieux inefficaces, au pire dangereuses pour les migrants et les démocraties, menaçant les principes et la cohésion sociale qui les sous-tendent, comme l’histoire nous l’a montré. »
À la date notre appel, le 26 juin 2018, se tenait le Conseil européen, alors que le gouvernement italien venait de fermer ses ports à l’Aquarius. Il fallait se faire entendre. Notre appel a immédiatement été signé par plusieurs centaines de chercheurs et aujourd’hui nous annonçons à Paris la naissance du GIEM. Une mauvaise connaissance ou une instrumentalisation politique de la question migratoire amène à des politiques au mieux inefficaces, au pire dangereuses pour les migrants et les démocraties, menaçant les principes et la cohésion sociale qui les sous-tendent, comme l’histoire nous l’a montré.
À l’instar des scientifiques du GIEC, qui ont pu alerter sur le réchauffement climatique et les dangers pour l’humanité d’une politique de courte vue, nous avons conscience que les interventions individuelles ou nationales deviennent insuffisantes. Il faut montrer à quel point la migration est une question globale dont les déterminants et les conséquences doivent être traités à différentes échelles.
Notre communauté scientifique gagnerait à créer un lieu d’expertise collective, comme l’ont fait les climatologues au sein du GIEC qui, selon ses statuts, « a pour mission d’évaluer, sans parti pris et de façon méthodique, claire et objective, les informations d’ordre scientifique ». Car il ne s’agit pas de dicter des politiques, mais d’établir un certain nombre de faits et de proposer des cadres d’analyse – généraux ou contextuels – aux décideurs afin qu’ils appréhendent la question dans toutes ses dimensions. Il existe toutefois une différence importante entre les migrations et le changement climatique. Si la migration est parfois brandie comme une menace ou un risque, c’est d’abord un phénomène social, ni positif ni négatif, dont les causes et les conséquences dépendent des contextes dans lesquels il s’inscrit.
Les chercheur.e.s en sciences sociales ne bénéficient pas toujours de la même crédibilité que leurs collègues en sciences dites exactes, mais on nous reproche à tous de parler en idéalistes déconnectés de la réalité. C’est ignorer totalement ce qu’est la démarche scientifique. Les sciences mettent en place des procédures d’objectivation et de réfutation par leurs pairs. Notre travail consiste à décrire et analyser des faits, à décrypter la dimension idéologique des discours et des perceptions, et à le faire en toute indépendance.
« Si la migration est parfois brandie comme une menace ou un risque, c’est d’abord un phénomène social, ni positif ni négatif, dont les causes et les conséquences dépendent des contextes dans lesquels il s’inscrit. »
Notre appel répond à un espoir, celui de remettre du sens, de l’analyse et des faits dans une situation confuse. Nous ne sommes pas les seules à ressentir cette urgence : l’appel a été signé en 48 heures par plus de 600 collègues. Les mails de soutien venus des quatre coins du monde se sont bousculés dans nos boîtes. Il existe donc bien une communauté scientifique prête à s’investir. Tous, nous ressentons la nécessité de changer de paradigme et de remettre en cause les fausses évidences, telle la théorie de l’« appel d’air », et les stéréotypes largement partagés, comme « tous les pauvres d’Afrique vont venir en Europe », le « sous-développement génère de l’émigration », « l’immigration coûte cher aux sociétés d’accueil », etc.
Six mois après l’appel, nous discutons ce 10 décembre de la mise en œuvre concrète du GIEM en France et au-delà, avec le soutien de l’Institut Convergences Migrations, du LIEPP de Sciences Po, du Collège de France et de l’USCPC. Plusieurs groupes de chercheurs aux Pays-Bas, en Allemagne, aux États unis et en Afrique sont en train de se réunir. Certains, comme Leo Lucassen ou Steve Vertovec, interviennent à Paris ce lundi : quels sont les questions et les domaines sur lesquels les chercheurs ont des éléments à apporter aux politiques ? Quelle est la meilleure façon de nous structurer collectivement ? Quelles sont les institutions qui pourraient nous soutenir ?
Nous espérons être rejoint.e.s par de nombreux collègues car le succès du GIEM dépend de toutes les voix qui le porteront.
Note
↑1 Initialement appelé GIEMA, le projet de création d’un groupe international d’experts sur les migrations a adopté l’acronyme GIEM.
L’appel à la création d’un « Giec des migrations » est encore ouvert. Vous pouvez le soutenir en apportant votre signature.
Les résumés du GIEM en images
Sous-titres en français
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Auteures
Virginie Guiraudon est directrice de recherche au CNRS, chercheuse au Centre d’études européennes et de politique comparée (CEE) à Sciences Po. Elle travaille sur la fabrique et la mise en œuvre des politiques européennes, notamment les politiques de lutte contre les discriminations, d’immigration, d’asile et de contrôle aux frontières.
Hélène Thiollet est chargée de recherche au CNRS, chercheuse au Centre de recherches internationales (CERI) à Sciences Po. Ses recherches portent sur les politiques migratoires dans les pays du Sud, elle s’intéresse particulièrement au Moyen-Orient et à l’Afrique sub-saharienne.
Camille Schmoll est maîtresse de conférences à l’université Paris 7 Denis Diderot/USPC. Ses activités de recherche portent sur les dynamiques migratoires dans l’espace euro-méditerranéen.
Pour citer cet article
Virginie Guiraudon, Camille Schmoll et Héléne Thiollet, « Spécialistes des migrations, unissons notre expertise ! », Dossier « Organisations internationales et mobilités », De facto [En ligne], 2 | décembre 2018, mis en ligne le 10 décembre 2018. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2018/12/06/defacto‑2–005/
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