Francesco Zucconi, spécialiste du cinéma, de la théorie des arts et de la culture visuelle
Depuis 2015, plusieurs ONG et agences des Nations Unies ont investi dans des projets basés sur la technologie du cinéma en réalité virtuelle (RV) pour stimuler la réaction empathique du spectateur envers les victimes. La communication humanitaire est devenue l’un des principaux champs d’expérimentation de la RV.
Le dispositif que propose l’ONU dans son projet United Nations Virtual Reality, lancé dans le cadre de la Campagne d’action sur les objectifs du développement durable, est simple : un casque, porté comme un masque, permet au spectateur de mouvoir son corps à 360 degrés pour explorer dans des scénarios préalablement filmés au moyen de caméras à lentilles sphériques. Le casque extrait le spectateur de son environnement pour l’inscrire dans un autre espace et un autre temps.
Clouds over Sidra joue un rôle pionnier dans ce domaine. Présenté par l’ONU au Forum Économique Mondial de Davos, en janvier 2015, il est réalisé par le cinéaste Gabo Arora et l’artiste immersif Chris Milk. Cette vidéo d’une dizaine de minutes montre la vie d’une Syrienne de douze ans dans le camp de réfugiés de Zaatari en Jordanie. La jeune fille guide le spectateur à travers une quinzaine d’environnements différents explorés à 360 degrés : depuis l’intérieur de la tente où elle vit avec sa famille, à l’école, dans un gymnase ou un terrain de football où joue un groupe de filles, par exemple. La plupart des prises de vue de Clouds over Sidra sont structurés comme des “plans d’ensemble” où l’espace définit la composition du cadrage, plutôt que comme des “plans rapprochés” où la figure humaine définit l’échelle de l’image. Le spectateur se déplace dans de grands tableaux et occupe la position privilégiée de celui qui observe sans être vu.
Alors, « est-il possible de se mettre à la place d’un réfugié ou de comprendre ce que c’est que d’affronter une épidémie d’Ebola ? », comme l’interroge le slogan d’un des projets en RV de l’ONU. Médecins Sans Frontières en était convaincu en réalisant un des films en RV les plus osés, embarquant une caméra sphérique installée sur le moteur d’une embarcation de sauvetage. Dans We had to leave (2016), la caméra sphérique est placée au-dessus du moteur du canot de secours. Même dans ces cas, il est possible d’identifier un décalage entre la position privilégiée assumée par la caméra – aucun sujet en chair et en os ne peut s’asseoir sur le moteur d’une embarcation – et la prétention d’assigner au spectateur un point de vue subjectif et incarné à l’intérieur des événements.
Où nous trouvons-nous, alors, quand nous vivons une expérience humanitaire virtuelle ? Et de quel espace s’agit-il sinon d’un espace « utopique » (du grec οὐ-τόπος, « en aucun lieu »), qui ne coïncide ni avec notre ici empirique, ni avec l’ailleurs humanitaire ? En tournant mon corps, je peux explorer l’environnement virtuel, mais il y a des moments où je réalise que je ne suis pas vraiment là et que je ne peux pas y être. Je vois tous les personnages, mais personne ne me voit. En déplaçant le casque vers le bas pour regarder mon propre corps, mes pieds sont non seulement invisibles, mais réduits à une trace laissée sur le sol ou à une vague figure géométrique, comme dans le match de football de Clouds over Sidra. Il ne s’agit pas seulement d’une limite technique. C’est une limite éthique.
Au sentiment d’euphorie qui avait accompagné le lancement de ce genre de projets ont suivi de nécessaires moments de réflexion et d’autocritique. Plutôt que de questionner le cinéma en RV dans son ensemble, pourquoi ne pas réfléchir à la réalisation de vidéos qui souligneraient l’impossibilité de faire coïncider la condition du spectateur occidental et celle des réfugiés secourus par les ONG ? Au lieu de nier ou de raccourcir les distances entre ici et ailleurs – pour reprendre le titre du film réalisé en 1976 par Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville, les films pourraient sensibiliser les spectateurs aux différences et asymétries économiques, morales et cognitives entre eux qui observent un camp de réfugiés à travers un casque de réalité virtuelle et ceux qui y vivent. En exploitant ses propres limites, cette technologie pourrait ainsi assumer sa fonction de témoignage, éthique et civique.
Verbatim
Amal Khaleefa est doctorante en didactique des langues et des cultures à l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3. Elle a effectué une enquête sur la camp de Zaatari, comment elle perçoit Clouds over Sidra et le projet qui l’entoure.
Selon elle, « cette expérience en Réalité Virtuelle (RV) permet de sensibiliser le spectateur à la question des camps de réfugiés et au quotidien de ses habitants. Cependant, la RV est loin de placer le spectateur au cœur de la vie profonde du réfugié qui va au-delà de ces simples images. Si l’objectif d’une telle vidéo est d’attirer l’attention du spectateur sur la situation des réfugiés dans le camp, il est alors atteint. Il faut rester tout de même vigilant à ne pas instrumentaliser les réfugiés qui ont plusieurs fois rapporté avoir l’impression d’être dans ”un cirque”. »
Amal Khaleefa est l’auteure d’une enquête sur l’enseignement au sein du camp de Zaatari publiée dans la revue Travaux de didactique du français langue étrangère (71 | 2017) sous le titre « Les programmes scolaires appliqués aux réfugiés par le pays d’accueil, intérêts et répercussions : une enquête au camp de Zaatari pour les réfugiés syriens en Jordanie ».
Auteur
Francesco Zucconi, spécialiste du cinéma, de la théorie des arts et de la culture visuelle, est postdoctorant à l’Université IUAV de Venise. Il est fellow de l’Institut des Migrations.
Pour citer cet article
Francesco Zucconi, « Est-il possible de se mettre à la place d’un réfugié grâce à la réalité virtuelle ? », Dossier « Organisations internationales et mobilités », De facto [En ligne], 2 | décembre 2018, mis en ligne le 10 décembre 2018. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2018/12/05/defacto‑2–004/
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