Audrey Lenoël, sociologue, attachée à la chaire « Migrations et Société » du Collège de France, raconte l’histoire de migrants qui ont choisi de rentrer dans leur pays d’origine, le Sénégal. Pourquoi sont-ils rentrés et comment vivent-ils ce retour ?
Scène de rue à Pikine, banlieue de Dakar
En 2012, lors d’un séjour de travail dans le sud du Maroc, j’avais rencontré des retraités dont le parcours correspondait à l’image que je me faisais des migrants de retour. Ces chibanis, partis en France durant les Trente Glorieuses pour travailler dans les mines et l’industrie automobile, avaient pris le chemin du retour après plusieurs décennies passées loin de leur pays de naissance et de leur famille. Ma participation, quelques années plus tard, au projet européen TEMPER sur la migration de retour de personnes actives, en Argentine, Roumanie, Sénégal et Ukraine, m’a amenée à réviser cette perception : loin de ne concerner que les retraités, le retour au pays est aussi l’une des étapes possibles d’un projet de migration à l’âge actif. Migrer, revenir, repartir : autant de décisions liées à la diversité des conditions de vie.
Coordinatrice de l’enquête TEMPER au Sénégal, j’ai suivi les enquêteurs dans la région de Dakar où j’ai réalisé moi-même une vingtaine d’entretiens à l’automne 2017. Cette enquête, réalisée auprès de 600 migrants de retour dans quatre régions sénégalaises, permettra de dresser un portrait statistique de ceux qui ont fait le choix de rentrer[1]. Les témoignages que j’ai recueillis permettent, d’ores et déjà, de retracer les motivations et le parcours de ces migrants qui ont tenté l’aventure du retour.
Cheikh dans sa boutique de chaussures dans un grand marché de Dakar
Cela fait près de cinq ans que Cheikh est revenu d’Espagne. Il avait bénéficié d’un programme de migration temporaire à Barcelone et travaillé pendant un an avec des compatriotes dans une usine de recyclage. Son désir de migrer en Europe était très fort à l’époque. Pourtant, il n’a jamais considéré son séjour comme définitif. Lui-même fils d’un migrant rentré d’Italie à l’âge de la retraite, Cheikh veut revenir jeune dans son pays et, surtout, bien préparé. Il a 29 ans quand il décide de rentrer, alors que la situation est devenue difficile en Espagne suite à la crise financière de 2008. Il tient aujourd’hui une boutique de chaussures dans un grand marché de Dakar. « La migration, ce n’est pas pour aller vivre ailleurs, raconte-t-il, mais pour aller apprendre des choses, gagner quelque chose et retourner au pays ». Cheikh résume bien ce que la plupart des migrants viennent chercher en Europe : quelques économies à investir dans une affaire, la construction d’un réseau qui permettra de pérenniser une activité une fois rentré ou une formation que l’on pourra valoriser au pays.
« Aller gagner quelque chose
et retourner au pays »
Parti en 2007 pour poursuivre son doctorat en physique en France, Alioune n’a eu aucun mal à trouver un poste à responsabilité à Dakar quand il a décidé de rentrer, huit ans plus tard. Il avait maintenu des contacts dans l’administration sénégalaise où il travaillait avant son départ. Comme pour Cheikh, la migration avait représenté une « aventure » pour s’armer dans la vie et aider sa famille restée au pays, mais elle s’était aussi accompagnée de désillusions et de frustrations. Après quelques années dans une université française, la précarité des contrats dans la recherche l’avait poussé à se reconvertir dans l’informatique mais, bien qu’embauché en CDI, il se sentait surqualifié pour son poste. D’où sa décision de rentrer au Sénégal.
Cette difficulté à se réaliser professionnellement en Europe, Awa l’a également vécue. Fraîchement diplômée en lettres, elle avait décidé de rejoindre son mari déjà installé en Italie en 2006. Dès son arrivée, elle comprend que seuls des emplois d’intérimaires en usine lui seront accessibles. Elle travaille donc un an dans une fabrique de cosmétique pour mettre de l’argent de côté et reprendre des études. Elle s’inscrit à un master en formation des adultes dans une université suisse, pensant qu’une formation francophone serait plus facile à valoriser si elle retournait un jour au Sénégal. Son diplôme en poche, elle se décourage vite face à la discrimination à laquelle elle fait face : « Quand tu veux prendre un rendez-vous au téléphone, ils te disent oui, mais dès qu’ils te voient, il y a une réticence… » Elle fait ses bagages en 2013 pour retourner au pays avec son mari ─ qui y a préalablement trouvé un emploi ─ et leurs trois jeunes enfants. Elle travaille aujourd’hui comme formatrice dans un institut de langue à Dakar.
« Quand on te dit tout le temps ‟vous, les Africains, vous les musulmans…″ ; quand on parle [mal] de migration, c’est toi ; […] alors à un certain moment, cela fait peur… »
La lassitude de vivre dans des sociétés où l’on ne se sent pas complètement accepté est un autre facteur qui précipite le retour, même si l’on est bien intégré sur le plan socio-professionnel, comme c’était le cas pour Alioune. La montée de l’extrême droite en France et le rejet qu’il ressent à la fois en tant que noir et musulman ont pesé dans sa décision de rentrer au pays. « Quand on te dit tout le temps ‟vous, les Africains, vous les musulmans…″ ; quand on parle [mal] de migration, c’est toi ; quand on parle d’attentats, c’est toi ; tout ce qu’on dit [de mal], c’est toi, alors à un certain moment, cela fait peur… » Le physicien devenu informaticien souffrait aussi du manque de vie sociale et familiale en Europe. « Là-bas, rentrer chez soi est un fardeau, comme si tu rentrais en prison. Il n’y a pas la famille, pas beaucoup d’amis, peu de gens avec qui tu peux échanger les idées, et tu ne peux pas vivre les évènements [les fêtes familiales et religieuses] comme le font les gens, ici. » Et puis à 40 ans, avec son expérience, rentrer est une démarche positive : il sent qu’il y a beaucoup à faire en Afrique et qu’il sera plus utile dans son pays.
Pour ceux qui se trouvaient dans une situation précaire en Europe, du fait de leur statut irrégulier ou de la difficulté à trouver un emploi, le retour permet d’échapper à des conditions de vie difficiles. Installé à Barcelone comme marchand ambulant, un an après la crise de 2008, Moussa se rappelle le choc ressenti en découvrant les conditions de vie de ses compagnons d’exil. Ils vivaient à quatorze dans un petit appartement, avec la peur au ventre des contrôles policiers et le risque permanent de se voir confisquer son stock de marchandises. Il a 26 ans et décide de rentrer avant l’échéance de son visa touristique, pour éviter de se voir interdire les portes de l’Europe s’il devait décider un jour de revenir.
Si les motivations varient selon les profils de chacun, les migrants rentrés de leur propre chef concrétisent leur projet à une condition essentielle : pouvoir revenir en Europe, si leur retour ne se passait pas comme ils l’espéraient. Cheikh, comme Awa et son mari, a attendu, pour sauter le pas, d’avoir obtenu une carte de séjour pluriannuelle lui permettant de circuler entre l’Union européenne et le Sénégal. C’était à ses yeux la condition sine qua non de son retour et la garantie de pouvoir mener à bien ses projets d’import-export.
Faire face à l’incompréhension de son entourage
Alors que l’émigration hors d’Afrique reste un projet de vie – parfois le seul – pour une fraction significative de la jeunesse sénégalaise, la démarche des migrants de retour se heurte souvent à l’incompréhension de leur entourage. Cheikh, qui a toujours des frères en Italie, se rappelle la désapprobation de son père lorsqu’il lui a fait part de sa volonté de rentrer au pays, ainsi que l’incrédulité d’un troisième frère, qui rêvait, quant à lui, de gagner l’Europe. L’injonction à réussir son retour est pressante et le regard des autres pesant, que ce soit parmi l’entourage resté au Sénégal ou parmi les amis restés en Europe, qui rêvent également de rentrer sans oser le faire.
Awa avait envisagé ce retour comme un défi et s’agace d’entendre ses proches s’étonner qu’elle ne soit toujours pas repartie cinq ans après son retour à Dakar. Pour elle, un retour prématuré en Italie serait un échec. Elle s’accroche à cette pensée pour ne pas céder au découragement qui s’empare d’elle quand elle compare l’état des services publics sénégalais à ce qu’elle a connu en Europe ou quand on critique sa façon d’élever ses enfants ou de s’habiller.
Emigrer continue d’être le rêve de beaucoup de Sénégalais : l’un des stands d’inscription à la loterie de la « Green card » que l’on trouve partout à Dakar
Les attentes sociales et l’injonction à se conformer aux rôles traditionnels sont difficiles à vivre, aussi bien pour les femmes, qui avaient perdu l’habitude du contrôle social et des ingérences de la famille, que pour les hommes, très souvent sollicités pour pourvoir aux besoins d’un cercle familial élargi. Alioune héberge, par exemple, plusieurs jeunes de sa famille venus à Dakar poursuivre leurs études. Awa, qui s’était habituée à tout planifier en Europe, se fait parfois vertement reprendre par ses amis lorsqu’il lui arrive de décliner une invitation de dernière minute : « Tu es devenue Toubab ?! Tu te crois où ? Nous, on ne fonctionne pas comme ça. »
Malgré les critiques et les obstacles inhérents à la réadaptation dans un pays que l’on a quitté depuis longtemps, peu doutent d’avoir fait le bon choix. Ils ont le sentiment d’avoir un avenir et d’être socialement reconnus et utiles, autant de choses que la vie en Europe ne leur offrait pas ou plus. Pour Alioune, le bilan est clairement positif : « Durant mes sept années en France, je n’ai rien réalisé, que dalle ! Et là, après juste un an, j’ai pu acheter des terrains et ouvrir un business [une quincaillerie] qui fonctionne. »
Pour Cheikh qui était parti en exil gagner sa vie, « s’[il peut] le faire ici, c’est mieux ! », mais il ajoute tout de suite, dans la langue de son pays d’adoption, « nadie sabe que pasará mañana »… personne ne sait ce qui se passera demain. S’il ne se voit pas repartir à court terme, d’autres ─ à commencer par ceux qui ont des enfants nés en Europe ─ l’envisagent tout à fait. Cette nouvelle migration pourrait être, elle aussi, temporaire. L’attachement au Sénégal est fort et la plupart envisagent d’y prendre leur retraite et d’y finir leur vie. Alioune, le physicien devenu fonctionnaire, sait qu’il retournera dans la Casamance de son enfance pour ses vieux jours mais, d’ici-là, il vivra où il se sentira le mieux : au Sénégal, en Europe… ou ailleurs.
Crédits image : Audrey Lenoël
Notes
[1] La migration de retour est un phénomène difficile à mesurer et il n’existe pas de statistiques officielles la concernant au Sénégal. Dans l’enquête TEMPER Sénégal, les migrants de retour ayant déclaré que leur retour était complètement volontaire représentent environ les deux tiers de l’échantillon.
Auteur
Audrey Lenoël est ingénieure chercheure au Collège de France, sur la chaire Sociétés et Migrations. Elle est fellow de l’Institut Convergences Migrations.
Pour citer cet article
Audrey Lenoël, « Tenter l’aventure chez soi. Récits de migrants de retour au Sénégal », Dossier « Migrations africaines : le défi du retour », De facto [En ligne], 1 | novembre 2018, mis en ligne le 14 novembre 2018. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2018/10/02/0001/
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