Elie Azria, gynécologue obstétricien, chercheur en épidémiologie
Alors que l’engagement des soignants à prodiguer des soins sans partialité est ancré au plus profond de leurs aspirations, faire accepter un programme de recherche visant à documenter le rôle des biais implicites des professionnels dans la genèse d’inégalités de santé entre migrants et non migrants était un des paris du projet Migration et soins différenciés en périnatalité : effets des biais implicites (BiP).
Des inégalités de santé périnatales entre migrants et non migrants
Dans les pays les plus riches comme la France, des inégalités entre migrants et non migrants dans les domaines de la santé maternelle[1]Voir Azria E., Stewart Z., Gonthier C., Estellat C., Deneux-Tharaux C., « Inégalités sociales de santé maternelle », Gynecol Obstet Fertil [accès limité], vol. 43, n°10, Oct. 2015, p. 676–82. DOI : 10.1016/j.gyobfe.2015.09.004, et Sauvegrain P., Stewart Z., Gonthier C., Saurel-Cubizolles M.-J., Saucedo M., Deneux-Tharaux … Lire la suite et périnatale[2]Saurel-Cubizolles M.-J., Saucedo M., Drewniak N., Blondel B., Bouvier-Colle M.-H., « Santé périnatale des femmes étrangères en France », Bulletin Épidémiologique Hebdomadaire, n°2–3‑4, 2012, p. 30–4. URL : https://www.santepubliquefrance.fr/docs/sante-perinatale-des-femmes-etrangeres-en-france ont été documentées dans différents contextes. Ces inégalités dépendent à la fois des caractéristiques du pays d’accueil, de ses politiques d’intégration, de son système de santé, mais également des caractéristiques des sous-groupes considérés. Il existe notamment de grandes différences en fonction des zones géographiques d’origine, du statut administratif sur le territoire du pays d’accueil, ou encore du temps écoulé depuis l’arrivée. On a pu montrer qu’en France, comme dans d’autres pays européens, les femmes nées en Afrique subsaharienne présentait un risque accru de morbidité maternelle sévère, de mortalité maternelle et de morbidité périnatale. Ce sur-risque est encore accru en cas de situation administrative irrégulière ou de situation économique précaire[3]Eslier M., Deneux-Tharaux C., Sauvegrain P., Schmitz T., Luton D., Mandelbrot L., Estellat C., Azria E., “Association between Migrant Women’s Legal Status and Prenatal Care Utilization in the PreCARE Cohort”, International Journal of Environmental Research and Public Health, vol.17, n°19, sept. 2020, p. 7174. DOI : … Lire la suite.
Des mécanismes incertains, multiples et complexes
Un certain nombre de facteurs sont en cause dans la production de ces inégalités. Ainsi, certaines pathologies sont plus fréquentes dans certains groupes de migrants (drépanocytose, cardiopathies, pathologies psychiatriques, obésité, hypertension artérielle, infections, etc.). Les vulnérabilités socioéconomiques, dont on sait qu’elles touchent davantage les immigrés, jouent également un rôle important. Le niveau de ce que l’on appelle la « littératie en santé », c’est-à-dire la capacité à trouver, comprendre et utiliser de l’information sur la santé, ainsi que la capacité à développer son autonomie dans le système de santé, peut aussi entrer en jeu.
« Au-delà des discriminations consciemment exercées à l’encontre de certaines populations, il existe des formes inconscientes de discrimination, susceptibles d’induire des traitements différents et donc de participer à la production de ces inégalités de santé. »
Elie Azria
Enfin, les discriminations vécues dans les différentes sphères de sa vie sociale peuvent jouer sur la santé des individus, tant par le stress qu’elles génèrent, que par les obstacles qu’elles placent dans l’accès à des soins optimaux. C’est possiblement le cas pendant la grossesse et l’accouchement.
Le programme de recherche Migration et Soins différenciés en périnatalité : effets des biais implicites (BiP).
Au-delà des discriminations consciemment exercées à l’encontre de certaines populations, il existe des formes inconscientes de discrimination, susceptibles d’induire des traitements différents et donc de participer à la production de ces inégalités de santé. Explorer l’hypothèse d’existence de préjugés ou biais implicites, parmi les professionnels de santé, qui auraient pour conséquence de produire des soins différenciés est au centre d’un programme de recherche mené au sein de l’Inserm par l’Équipe de recherche en épidémiologie obstétricale périnatale et pédiatrique (EPOPé) et dont le premier volet a été soutenu par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR). Ce projet intitulé BiP articule trois approches pour documenter cette hypothèse. Un volet épidémiologique vise à mesurer l’existence de soins différenciés par l’analyse de bases de données existantes (Cohorte PreCARE, EPIMOMS et Enquête Nationale Périnatale[4]Ces bases de données sont accessibles sur la page suivante : http://www.xn--epop-inserm-ebb.fr/en/grandes-enquetes), un deuxième volet socio-anthropologique consiste en une observation des interactions entre professionnels de la périnatalité et femmes enceintes, et un dernier mobilise des outils empruntés à la psychologie sociale pour rechercher l’existence de biais implicites chez les professionnels de santé et mesurer leur corrélation à des décisions de soin.
Une recherche mobilisant les soignants
Si l’analyse statistique d’une base de données peut se faire à bonne distance du monde soignant, les deux dernières approches nécessitent un contact entre le chercheur et les professionnels de santé et donc une communication en amont sur le propos de la recherche. La façon dont peut être reçue par les soignants l’hypothèse de recherche détermine sa faisabilité même. Notre hypothèse sur l’existence de biais implicites pouvait ainsi être perçue comme une mise en accusation individuelle, voire comme la mise en accusation d’un groupe professionnel. Le fait que j’assure la coordination scientifique de ce programme de recherche, en étant moi-même un professionnel de la médecine périnatale a très probablement facilité l’implémentation du projet. De même, l’enquête socio-anthropologique est coordonnée et conduite par une sociologue également sage-femme, Priscille Sauvegrain (voir notre entretien), et des cliniciens ont été impliqués dès le début dans la mise en œuvre du projet, ce qui nous a garanti un accès plus aisé aux terrains.
Une adhésion mais des réactions contrastées des cliniciens enquêtés
Si notre démarche de recherche a été accueillie avec beaucoup d’intérêt par les sociétés savantes du champ et les réseaux de périnatalité contactés et que leur soutien logistique a été déterminant[5]Collège National des Sages-Femmes, la Société Française d’Anesthésie Réanimation (SFAR) et son Club d’Anesthésie Réanimation en Obstétrique (CARO) et le Collège National des Gynécologues Obstétriciens Français (CNGOF), les réseaux de périnatalité MYPA, RSPP, RP2S et RSPA., les réactions des professionnels à l’enquête en ligne menée en collaboration avec Juliette Richetin, chercheure en psychologie sociale à l’Université de Milan, sont en revanche plus difficiles à percevoir. N’ayant pas échantillonné au préalable la population à laquelle nous avons envoyé le questionnaire, nous ne sommes pas en mesure de mesurer de taux de réponse.
« Les discriminations à l’encontre des migrants dans le cadre du soin comportent une composante systémique dont la prise en compte permet de dépasser la faute individuelle et offrir un cadre d’analyse à la fois plus facile à implémenter et possiblement plus intéressant dans une perspective cognitive et de lutte contre les inégalités de santé. »
Elie Azria
Toutefois, le questionnaire ayant recueilli plus de 900 réponses, l’étude ne semble pas avoir suscité un rejet massif. Un champ « commentaires » laissé dans le questionnaire nous a également permis de saisir un peu plus de 150 réactions, dont la teneur est contrastée. Un grand nombre de celles-ci portent sur les tests d’association implicite et la concentration qu’ils nécessitent, leur caractère « ludique » ou encore leur originalité. La thématique suscite elle aussi beaucoup d’intérêt avec des demandes multiples de répondants qui souhaitent recevoir les résultats des analyses ou qui soulignent l’importance de ce type de recherche. Il faut aussi noter des réactions plus négatives, notamment face aux questionnaires d’associations explicites qui ont très souvent mis mal à l’aise les répondants, ou suscité des commentaires plus critiques mettant en cause les fondements même de la démarche de recherche en raison des catégories racialisées qui y sont mobilisées.
À l’inverse, d’autres commentaires portent sur la nécessité d’étendre cette étude à d’autres catégories, en particulier à celle des femmes d’Afrique du Nord.
Conclusion
De fait, nos positions de cliniciens ont aidé à ouvrir les portes des services, des salles de consultation et favorisé la diffusion par les sociétés savantes de nos questionnaires, soulignant l’importance de l’implication des soignants eux-mêmes dans ce type de projets. Il est par ailleurs fort probable que la progression de la culture de la « qualité » en médecine qui a permis d’opérer une translation de l’idée de « faute individuelle » vers celle de « mécanisme systémique » ait clairement favorisé l’implantation d’un tel projet en médecine périnatale. Les discriminations à l’encontre des migrants dans le cadre du soin comportent une composante systémique dont la prise en compte permet de dépasser la faute individuelle et offrir un cadre d’analyse à la fois plus facile à implémenter et possiblement plus intéressant dans une perspective cognitive et de lutte contre les inégalités de santé.
Notes[+]
↑1 | Voir Azria E., Stewart Z., Gonthier C., Estellat C., Deneux-Tharaux C., « Inégalités sociales de santé maternelle », Gynecol Obstet Fertil [accès limité], vol. 43, n°10, Oct. 2015, p. 676–82. DOI : 10.1016/j.gyobfe.2015.09.004, et Sauvegrain P., Stewart Z., Gonthier C., Saurel-Cubizolles M.-J., Saucedo M., Deneux-Tharaux C., Azria E., « Accès aux soins prénatals et santé maternelle des femmes immigrées », Bulletin Épidémiologique Hebdomadaire, n°19–20, 5 sept. 2017, p. 389–95. URL : http://beh.santepubliquefrance.fr/beh/2017/19–20/2017_19-20_3.html |
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↑2 | Saurel-Cubizolles M.-J., Saucedo M., Drewniak N., Blondel B., Bouvier-Colle M.-H., « Santé périnatale des femmes étrangères en France », Bulletin Épidémiologique Hebdomadaire, n°2–3‑4, 2012, p. 30–4. URL : https://www.santepubliquefrance.fr/docs/sante-perinatale-des-femmes-etrangeres-en-france |
↑3 | Eslier M., Deneux-Tharaux C., Sauvegrain P., Schmitz T., Luton D., Mandelbrot L., Estellat C., Azria E., “Association between Migrant Women’s Legal Status and Prenatal Care Utilization in the PreCARE Cohort”, International Journal of Environmental Research and Public Health, vol.17, n°19, sept. 2020, p. 7174. DOI : 10.3390/ijerph17197174 |
↑4 | Ces bases de données sont accessibles sur la page suivante : http://www.xn--epop-inserm-ebb.fr/en/grandes-enquetes |
↑5 | Collège National des Sages-Femmes, la Société Française d’Anesthésie Réanimation (SFAR) et son Club d’Anesthésie Réanimation en Obstétrique (CARO) et le Collège National des Gynécologues Obstétriciens Français (CNGOF), les réseaux de périnatalité MYPA, RSPP, RP2S et RSPA. |
Pour aller plus loin
- Azria E., « Inégalités sociales en santé périnatale [Social inequalities in perinatal health] », Archives de pédiatrie, vol. 22, n°10, Oct. 2015, p. 1078–1085. DOI : 10.1016/j.arcped.2015.07.006
L’auteur
Professeur de gynécologie obstétrique à l’Université de Paris Descartes et chef de service de la maternité Notre Dame de Bon Secours du Groupe Hospitalier Paris Saint Joseph où il exerce une activité clinique, Elie Azria est également chercheur en épidémiologie au sein de l’équipe de recherche en Epidémiologie Obstétricale, Périnatale et Pédiatrique (EPOPé – UMR 1153) où il travaille à la compréhension des mécanismes des inégalités sociales de santé maternelle et périnatale, ainsi qu’à l’identification de moyens pour réduire ces inégalités et favoriser l’accès aux soins des femmes qui sont dans les situations sociales les plus précaires. Dans ce cadre, il assure la direction scientifique de plusieurs programmes de recherche sur les inégalités sociales de santé dans le contexte de la périnatalité et collabore aux travaux du groupe de recherche international ROAM (Reproductive Outcomes and Migration, an international collaboration). Elie Azria est fellow de l’Institut Convergence Migration.
Citer cet article
Elie Azria, « Recherche sur les discriminations dans le cadre du soin, quelles perceptions des professionnels soignants ? », in : Solène Brun et Anne Gosselin (dir.), Dossier « Un système de santé universel ? Inégalités et discriminations dans le soin en France », De facto [En ligne], 25 | Mars 2021, mis en ligne le 19 Mars 2021. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2021/02/18/defacto-025–03/
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