MoCoMi a eu le plaisir d’accueillir Osman Balkan, senior lecturer en sciences politiques à l’Université de Pennsylvanie, le vendredi 26 mai. Balkan a présenté son livre « Dying Aborad. The Political Afterlives of Migration in Europe » (Cambridge University Press, 2023) qui porte sur les pratiques funéraires des musulmans d’origine turque et kurde en Allemagne, et plus généralement, des musulmans en Europe. Fondée sur une recherche ethnographique menée entre 2013 et 2017 à Berlin, avec un séjour de recherche à Istanbul, le livre développe une approche holistique des « parcours transnationaux de la mort » (transnational deathways) des familles turques vivant entre ces deux pays : des acteurs et des organisations, des situations et des pratiques, des matériaux et des symboles qui constituent les chaines transnationales d’enterrement.
L’introduction du livre pose le point du départ : les actes d’enterrement sont des actes politiques. Le choix du lieu d’enterrement, les pratiques qui concourent à l’inhumation au sol allemand ou bien au transport post-mortem vers la Turquie sont jalonnés par des « politiques d’appartenance » : des affirmations souvent complexes et contestés des appartenances multiples. Si on apprécie la perspective pluridisciplinaire que Balkan y développe pour examiner les « necropolitiques ordinaires » dans l’espace articulé autour des corps morts, l’introduction est particulièrement réussie quant à sa façon de restituer les pratiques funéraires dans le cadre politique et historique complexe et multiscalaire, dans lequel les musulmans négocient position au sein des sociétés européennes : un contexte marqué par la longue durée des connexions entre l’Europe et ses voisins, par la montée en puissance des forces politiques islamophobes en Europe mais aussi par les ambitieuses politiques diasporiques des pays comme la Turquie. Les allers-retours que Balkan effectue entre ses données et les tendances politiques actuelles constitue un fil rouge du livre qui électrifie l’analyse.
Les quatre chapitres qui suivent portent un regard original non seulement sur la minorité musulmane allemande mais aussi sur la société allemande prise dans un processus continue de circonscription et de contrôle de la place de cette minorité, y inclus au moment de la mort et du traitement des dépouilles mortelles. Le premier chapitre met en lumière le tissu organisationnel de l’enterrement transnational institutionnalisé par le biais de la comparaison de deux principaux fonds funéraires qui permettent aux personnes d’origine turque de prévoir et d’entreprendre le rapatriement du corps, l’une organisée selon le principe de loyauté à la nation turque, l’autre selon l’idée de l’identité religieuse et de l’ « oummah ». Le second chapitre amène le lecteur aux chevets des entrepreneurs funéraires berlinois et musulmans : aux pompes funèbres, aux guichets administratifs, aux cimetières et à l’aéroport ainsi qu’aux rues et aux cafés de Kreuzberg, « Little Istanbul ». Balkan met en évidence la capacité d’agir en tant que « médiateurs interculturels » de ces agents comme l’assis principal de leur autorité professionnelle : ils connaissent par cœur la bureaucratie allemande et savent mettre la minorité et ses traditions funéraires en valeur. Le chapitre trois est jalonnée par un impressionnant travail de documentation visuelle des sépultures musulmanes en Allemagne et au-delà qui permet à Balkan de déchiffrer les différentes catégories en jeu dans l’appropriation de l’espace funéraire allemand par la minorité musulmane : les éléments en langues différentes, les verset coraniques, les drapeaux nationaux, lunes et étoiles, minarets et mosquées biographiques inscrites dans la pierre se donnent à lire comme signes d’une pluralisation irréversible de la société allemande. Le chapitre quatre participe à la discussion déjà bien avancée en sciences sociales sur les paramètres du choix du lieu d’enterrement des immigrés et de leurs descendants. Si Balkan découvre l’attachement à la famille, à la nation, à la terre en tant que déterminants de ce choix, comme d’autres l’ont fait, il forge une contribution novatrice en tempérant le poids des considérations religieuses et en soulignant l’effet des expériences discriminatoires, un motif de rapatriement peu discuté par la littérature existante. La brève conclusion ouvre sur une vignette de terrain, Balkan et un entrepreneur auprès d’un corps sur le point de quitter le territoire allemand par la voie aérienne. Elle rappelle que le pouvoir symbolique des morts est constitué de leur association avec le sacré : peut-être plus aisément que les vivants, les morts sont capables d’établir des connexions entre l’intime et le public si bien qu’ils sont capables d’aligner les expériences individuelles de perte et de mémoire avec les intérêts des groupes différents. Et elle lit dans les mouvements comme Black Lives Matter ou dans les dynamiques commémoratives initiées dans le contexte pandémique un signe de nouvelles formes de politiques de deuil dont certaines défieront les logiques nationales à l’instar des vies vécues et des morts endurées à travers et au-delà des frontières nationales.
La présentation d’Osman Balkan a été suivi par une discussion animée par Nada Afiouni et Linda Haapajärvi et saisie par le public. Comment s’est opérée l’entrée sur ce terrain difficile ? De quoi le cas des Turques en Allemagne est-il un cas au fond ? Les paradigmes concurrents du transnationalisme et des frontières se côtoient-ils sur le terrain et à quel effet ? Quelle forme donner à des archives comparées et collaboratives sur la mort en migration ? Des échanges riches ont été poursuits, des expériences de terrain partagées, des plans de collaboration esquissés autour d’un dîner.
Référence : Balkan, Osman (2023), Dying Abroad. The Political Afterlives of Migration in Europe. Cambridge University Press.