Francesca Sirna et Emeline Zougbédé, sociologues
Les objectifs du projet de loi
Favoriser le travail comme facteur d’intégration et régulariser le séjour par le travail à travers la création de titres de séjour : « Talent-professions médicales et de la pharmacie » et « Métiers en tension »
Le risque
Le chapitre 2 « Favoriser le travail comme facteur d’intégration » du projet de loi constitue sans doute une avancée sur le plan de la reconnaissance du travail des étrangers. Toutefois, la teneur actuelle du texte, auquel s’ajouteront assurément différents décrets d’application, tronque en partie les réalités économiques et sociales qui feraient du travail un véritable facteur d’intégration.
Qu’il s’agisse de la création d’une carte de séjour « Talent-professions médicales et de la pharmacie » ou « Métiers en tension », ces articles de loi, et les assises économiques qui les instituent, offrent une représentation fragmentée de ce qui constitue l’immigration et sa richesse. À l’arbitraire des dispositifs d’obtention du séjour régulier se soustrait toujours plus la précarité des titres de séjour accordés, jaugeant l’étranger pour les bras qu’il peut apporter.
Les enquêtes montrent pourtant que ce n’est qu’avec un titre de séjour pérenne que les étrangers amorcent leur intégration, lorsque leur droit à une vie digne et décente est respectée, et lorsque leur présence n’est pas uniquement conditionnée aux seuls besoins économiques des marchés du travail français.
L’analyse
Parmi les nouvelles dispositions introduites par le projet de loi « Contrôler l’immigration, améliorer l’intégration », la création d’un titre de séjour « Talent-professions médicales et de la pharmacie » d’un côté, et « Métiers en tension » de l’autre, fait débat. En effet, si la création de ces deux cartes de séjour reconnaît que le système de soins et les marchés du travail français ont besoin pour leur fonctionnement d’une main‑d’œuvre étrangère, et qui se trouvent parfois en situation irrégulière, syndicats et associations dénoncent ’instrumentalisation d’un droit au séjour. En deçà d’une certaine schizophrénie qui semble caractéristique des politiques migratoires françaises prônant humanité et fermeté et à laquelle le présent projet de loi n’échappe pas[1]Voir à ce sujet la chronologie présentée dans ce numéro, la création de ces deux nouvelles cartes de séjour constitue-t-elle une plaidoirie pour la reconnaissance du travail des étrangers ou vient-elle ranimer une conception surannée de l’immigration via celle d’un utilitarisme migratoire ?
« Talent-professions médicales et de la pharmacie » : des médecins à diplôme étranger convoité•es et malmené•es ?
La pandémie de SARSCOV-19 a mis en lumière un phénomène pourtant
déjà présent dans le système hospitalier français : la pénurie de professionnel•les de santé et la présence de personnel à diplôme étranger surtout parmi les médecins. En effet, bien que ce secteur professionnel soit historiquement fermé aux étrangers, ils représentent environ 15 % des effectifs exerçants en France : soit 25.000 inscrits à l’Ordre des Médecins et environ 5.000 n’ayant pas encore obtenu la reconnaissance du diplôme, mais une autorisation temporaire à exercer.
Ce dernier groupe est composé de praticiens à diplôme hors Union Européenne (PADHUE) dont la carrière se caractérise par la précarité de l’emploi et une moindre rémunération. Ils comblent les pénuries de main‑d’œuvre, et permettent le fonctionnement de services hospitaliers à des coûts réduits. Obtenir la reconnaissance de leurs diplômes est un long parcours marqué par une procédure en cinq étapes vouée à la vérification de connaissances (EVC) et à un éventuel parcours de consolidation d’une durée de deux ans. Les médecins ne peuvent passer l’EVC que 4 fois dans leur carrière. Pendant cette période précédant la reconnaissance du diplôme et l’inscription à l’Ordre des Médecins (qui peut durer entre dix et quinze ans), ces professionnels sont soumis à une grande mobilité géographique : certains contrats à l’hôpital ne peuvent être renouvelés au-delà d’une certaine limite.
Ils postulent constamment dans différents établissements pour pouvoir continuer à exercer dans l’attente d’être titularisés. C’est une situation d’une grande précarité, à laquelle s’ajoutent des emplois du temps souvent très chargés.
Dans l’actuel contexte de pénurie de professionnels de santé et de crise sanitaire (mais aussi hospitalière), le nombre de ces médecins à diplôme étranger nouvellement inscrits à l’Ordre des Médecins – dont un peu plus de la moitié sont issus de pays européens et un peu moins de pays hors UE – baisse depuis plusieurs années (CNOM 2021, p.118), révélant une tendance amorcée depuis 2016 par des politiques publiques visant à la disparition des PADHUE.
Ces médecins sont originaires majoritairement de pays historiquement liés à la France : le Maghreb et d’Afrique Subsaharienne. Ils maîtrisent très bien la langue française et partagent aussi une culture hospitalière commune, car la France, en tant qu’ancienne puissance coloniale, a contribué à la création de leur système de soins. Des liens forts sont restés entre les pays : c’est d’ailleurs souvent à l’issue d’un stage en France qu’ils décident de rester. Malgré des conditions d’exercice difficiles, précaires et des rémunérations inférieures à celles des collègues à diplôme français, ces professionnels décrivent des systèmes de santé de leurs pays d’origine fragiles et dont l’insertion des nouveaux diplômés reste ardue et souvent liée aux réseaux d’interconnaissances. En France, leurs compétences permettent d’accéder à des emplois (temporaires) plus facilement. D’autres fuient des pays en guerre, comme le Liban ou la Syrie, et recherche des conditions de vie meilleures et la sécurité pour leurs familles.
« Les médecins à diplôme étranger représentant 15 % des effectifs exerçants en France : soit 25 000 inscrits à l’Ordre des Médecins et environ 5 000 n’ayant pas encore obtenu la reconnaissance du diplôme, mais une autorisation temporaire à exercer. »
Francesca Sirna, sociologue
Dans ce contexte, l’article 7 du projet de loi intitulé « Contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » présenté en décembre 2022 et qui sera discuté prochainement au Sénat et à l’Assemblée Nationale, prévoit la création d’une carte de séjour pour les professions médicales et pharmacie. Ceci dans le but de lutter contre la pénurie de professionnel•les et les « déserts médicaux ». L’octroi de cette carte, d’une validité variable d’un à quatre ans, reste soumis à un avis favorable des Agences Régionales de Santé (ARS) qui doivent vérifier le niveau de connaissances. La question soulevée récemment par le syndicat des PADHUE, le SNPADHUE concerne le devenir des médecins qui ont déjà déposé des demandes d’autorisation d’exercice de la profession auprès de l’ARS, ceux qui suivent un parcours de consolidation, ceux qui font partie de la procédure STOCK[2]Il s’agit d’une procédure réservée aux médecins, pharmaciens, chirurgiensdentistes et sage-femmes à diplôme hors UE : ayant exercé des fonctions rémunérées sur le territoire national dans un établissement de santé public, privé d’intérêt collectif ou privé, pendant au moins deux ans en équivalent temps … Lire la suite et ceux qui en sont exclus. Est-ce que cette nouvelle carte « Talentprofessions médicales et de la pharmacie » instaure l’existence d’un nouveau groupe de PADHUE ? Est-ce que cette carte temporaire pourra être renouvelée afin que ces professionnels puissent aussi prétendre à la reconnaissance de leurs diplômes ? Est-ce que les PADHUE dont la demande d’autorisation d’exercice a échoué et qui ne font pas partie de la procédure STOCK, peuvent postuler à cette nouvelle carte de séjour ? Ces questions devront être éclaircies.
Pour les médecins à diplôme hors Union Européenne, le problème n’est pas tant d’avoir une carte de séjour. Le vrai enjeu serait un allègement des procédures pour faire reconnaître ces diplômes et ainsi aspirer à une carrière stable. Certains expriment d’ailleurs une amertume face à la concurrence des médecins venus des pays de l’Est : désormais européens, ils obtiennent facilement les équivalences. Alors que les diplômés hors Union Européenne, qui sont présents dans les centres hospitaliers français depuis des années, et partagent une culture hospitalière commune avec la France, peinent pendant des longues années pour décrocher le Graal : l’inscription à l’Ordre des Médecins.
Une fois obtenue la reconnaissance du diplôme et l’inscription à l’Ordre des Médecins, les PADHUE ne s’installent que rarement en zone rurale. En effet, il s’agit de professionnels hautement spécialisés (chirurgiens, urgentistes, radiologues, anesthésistes, etc.) qui ont donc vocation à travailler dans des centres hospitaliers (CHU ou CH) de villes grandes et moyennes. Cependant, tous les médecins rencontrés témoignent de carrières freinées : le travail hospitalier est intéressant, mais ils n’exerceront qu’exceptionnellement des responsabilités.
Cette nouvelle carte de séjour « Talent-professions médicales et de la pharmacie » ne pourra probablement pas résoudre les problèmes liés aux déserts médicaux. Elle vient confirmer la logique libérale d’utilisation du personnel hospitalier et la conception des professionnels à diplôme étranger comme variable d’ajustement du dysfonctionnement du système hospitalier. Dans ce contexte, la carte « Talents-professions médicales et de la pharmacie » vient appuyer l’évolution des politiques migratoires vouée au contrôle des flux et ne favorisant que la migration « choisie » et temporaire.
Les infirmièr•es à diplôme étranger sont les grand•es oublié•es de ce projet de loi dans un contexte de pénurie non seulement de personnel[3] Sirna F., 2020, « Femmes migrantes dans le secteur hospitalier dans la région Sud en période de pandémie de Covid-19 », Hommes & migrations, n° 1331, pp. 39–47, mais aussi des vocations et une augmentation d’abandons des plus jeunes diplômés à cause des mauvaises conditions de travail… Cette question n’est actuellement pas abordée.
Une carte de séjour pour les métiers en tension : une vision utilitariste de la migration
En proposant d’inscrire dans la loi une voie d’accès juridique à la régularisation du séjour par le travail, les législateurs du projet se justifient par la volonté de favoriser le travail comme facteur d’intégration. Tout en reprenant certains des critères de régularisation du séjour par le travail énoncés par la circulaire du 28 novembre 2012, dite circulaire Valls, ils annoncent ainsi vouloir rendre plus souple et accessible l’obtention d’un titre de séjour pour les étrangers ayant « exercé une activité professionnelle salariée figurant dans la liste des métiers et zones géographiques caractérisés par des difficultés de recrutement définie à l’article L. 414-13 ». Mais concrètement ?
Les étrangers en situation irrégulière travaillent dans différents secteurs d’activités et constituent parfois la part de la main‑d’œuvre stabilisée. Depuis 2012, la circulaire Valls leur permet d’obtenir une carte de séjour au motif du travail. Pour l’année 2021, l’admission exceptionnelle au séjour par le travail aurait représenté 17 % des cartes de séjour temporaire délivrées sur un fondement professionnel, selon l’étude d’impact réalisée en février 2023. S’il est complexe d’interpréter ce chiffre tant les populations en situation irrégulière sont difficiles à comptabiliser, c’est aussi parce que la procédure de régularisation relève le plus souvent d’un véritable parcours du combattant[4]Zougbédé E., 2018, « Régulariser le « bon » travailleur « sanspapiers » : la circulaire « Valls » comme « politique de la frontière », Sciences & Actions Sociales, vol. 9, n° 1, 2018, pp. 116–136..
En plus de justifier d’une ancienneté de résidence en France par différentes preuves de présence, les candidat•es à la régularisation par le travail doivent présenter des preuves de leur ancienneté dans l’emploi, soit des bulletins de salaire[5]La plupart des travailleuses et travailleurs sans papiers qui ont des bulletins de salaire, les ont en travaillant avec la carte de séjour d’une personne en situation régulière. C’est ce qu’on appelle le travail sous alias.. Au moment du dépôt au guichet de la préfecture, elles et ils doivent aussi joindre à leur demande une promesse d’embauche (Cerfa n°15186*03) signée d’un employeur. La régularisation par le travail soumet alors les impétrant•es à l’arbitraire et au pouvoir discrétionnaire. Arbitraire des employeurs, car en demandant les documents du Cerfa, des bulletins de salaire et du certificat de concordance pour les cas de travail sous alias, la circulaire Valls fait dépendre une partie du processus de régularisation des employeurs. Or ces derniers ne sont pas toujours prompts à fournir à leurs salarié.es les documents qui permettraient la régularisation de leur séjour par le travail, car il s’agirait là de reconnaître qu’ils ont recours à des travailleur.ses en situation irrégulière ce qui constitue un délit punit par la loi. Aussi pour contrecarrer cette dépendance d’une partie du processus de régularisation laissé à la trop grande appréciation des employeurs, l’article L. 421–4‑1 du projet de loi prévoit que « La délivrance de [la] carte entraîne [« Métiers en tension »] celle de l’autorisation de travail mentionnée à l’article L. 5221–2 du code du travail, matérialisée par ladite carte ».
« Pour l’année 2021, l’admission exceptionnelle au séjour par le travail aurait représenté 17 % des cartes de séjour temporaire délivrées sur un fondement professionnel, selon l’étude d’impact réalisée en février 2023. »
Selon l’étude d’impact réalisée en février 2023
Mais si en ce cas, la présentation d’un Cerfa au moment du dépôt de la demande n’est plus nécessaire – ce qui représente une avancée certaine –, rien n’est dit sur l’appréciation de l’ancienneté dans l’emploi (combien d’heures doit contenir un bulletin de salaire pour être validé ?) et de la résidence en France (quelles seront les preuves du séjour retenues pour l’examen des demandes ?). Cette partie de la procédure de régularisation apparaît somme toute laissée encore au pouvoir arbitraire et discrétionnaire des préfectures dont les pratiques seront orientées par différents décrets.
Enfin, si cette carte s’adresse aux travailleur.ses « occupant un emploi relevant de ces métiers et zones, et qui justifie d’une période de résidence ininterrompue d’au moins trois années en France », l’actualisation de la liste des métiers en tension en fonction des régions interroge. Là où la carte de séjour portant la mention « salarié » ou « travailleur temporaire » ne précise ni le secteur d’emploi ni la région, la carte « Métiers en tension » lie le séjour à l’exercice d’un métier particulier dans une zone géographique précisée. Cherchant à répondre à des pénuries de main‑d’œuvre pour des secteurs d’activités particuliers, la carte « Métiers en tension » signe le renouveau d’un utilitarisme migratoire où les travailleuses et travailleurs étrangers apparaissent tout autant corvéables que jetables. Car il est bien entendu – même si confusément – que la création de ce titre ne devra pas conduire à une régularisation massive des travailleurs sans-papiers.
Notes[+]
↑1 | Voir à ce sujet la chronologie présentée dans ce numéro |
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↑2 | Il s’agit d’une procédure réservée aux médecins, pharmaciens, chirurgiensdentistes et sage-femmes à diplôme hors UE : ayant exercé des fonctions rémunérées sur le territoire national dans un établissement de santé public, privé d’intérêt collectif ou privé, pendant au moins deux ans en équivalent temps plein entre le 1er janvier 2015 et le 30 juin 2021. |
↑3 | Sirna F., 2020, « Femmes migrantes dans le secteur hospitalier dans la région Sud en période de pandémie de Covid-19 », Hommes & migrations, n° 1331, pp. 39–47 |
↑4 | Zougbédé E., 2018, « Régulariser le « bon » travailleur « sanspapiers » : la circulaire « Valls » comme « politique de la frontière », Sciences & Actions Sociales, vol. 9, n° 1, 2018, pp. 116–136. |
↑5 | La plupart des travailleuses et travailleurs sans papiers qui ont des bulletins de salaire, les ont en travaillant avec la carte de séjour d’une personne en situation régulière. C’est ce qu’on appelle le travail sous alias. |
Pour aller plus loin :
- La Cimade, 2023, Décryptage du projet de loi asile et immigration, URL : https://www.lacimade.org/wp-content/uploads/2023/03/Decryptage-projet-de-loi-asile-et-immigration-La-Cimade-3-mars-2023.pdf
- Le Défenseur des Droits, 2023, Avis du Défenseur des Droits n°23–02, URL : https://juridique.defenseurdesdroits.fr/doc_num.php?explnum_id=21582
- Rodier C., 2023, « Immigration : les questions que pose le titre “métiers en tension” », Alternatives économiques, URL : https://www.alternatives-economiques.fr/claire-rodier/immigration-questions-pose-titre-metiers-tension/00106025
Les autrices
Francesca Sirna est sociologue, chargée de recherches au CNRS, membre du Centre Norbert Elias et fellow de l’Institut Convergences Migrations. Ses recherches portent notamment sur les migrations du personnel de santé extra et intra européen en France.
Emeline Zougbédé est socioanthropologue et coordinatrice scientifique du département POLICY à l’Institut Convergences Migrations. Ses recherches portent sur les migrations de travail.
Citer cet article
Francesca Sirna et Emeline Zougbédé, « Intégration par le travail », in : Tania Racho, Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky et Emeline Zougbédé (dir.), Dossier « Projet de loi « Immigration et intégration » : le décryptage », De facto Actu [En ligne], 1 | Mars 2023, mis en ligne le 21 mars 2023. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2023/03/14/defacto-actu-001–03/
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