Appel à contributions pour un numéro spécial de Diasporas Circulations, migrations, histoire
Retour à la norm(al)e ? Réfugiés et déplacés pendant la paix violente (1944-milieu des années 1950)
Numéro dirigé par Marianne Amar, Laure Humbert et Célia Keren
Nous invitons dans ce projet de dossier pour la revue Diasporas. Circulations, migrations, histoire des contributions qui explorent la notion de retour à la normale à travers la fabrique, les conflits et l’expérience intime et collective des normes qui s’appliquent dans le monde DPs. Nous encourageons en particulier les travaux qui dialoguent avec l’histoire du genre, de la sexualité, de la race et les disabilities studies. Les contributions peuvent se situer ou croiser les niveaux macro des organisations internationales et étatiques, mezzo des responsables locaux, ou micro des travailleurs de terrain et des DPs eux-mêmes. Ces questions peuvent être traitées avec une diversité d’approches : histoire de l’expertise et des savoirs, histoire matérielle des camps, tournant spatial, histoire des émotions et de l’intime, étude de trajectoires, biographies collectives, “refugeedom”, etc. Les contributions peuvent s’inscrire dans les axes suivants, de manière non-limitative :
Axes :
- Variations temporelles et géographiques. Les normes évoluent au fil des années, en fonction des lieux et des politiques. Comment différentes normes s’articulent-elles à travers les espaces, publics et privés, habités et fréquentés par les DPs et les réfugiés ? Nous encourageons particulièrement des contributions qui embrassent l’ensemble d’une trajectoire, depuis la “salle d’attente” que représentent les zones d’occupation, jusqu’à la réinstallation. Nous invitons également des approches comparatives entre les zones et les espaces.
- Conflits de normes, conflits d’acteurs. Qui fait la norme du “bon DP” ? Dans quelle mesure cette norme est-elle un enjeu de pouvoir et de violence ?
- Conformisme, adaptation, transgression. Les DPs se conforment-ils et elles, ou non, aux normes qui leur sont imposées ? Quels sont les outils des historien∙nes pour approcher leurs pratiques ? Quelles sources – ou quelle lecture de ces sources – nous renseignent sur les comportements transgressifs ? Alors qu’une nouvelle historiographie sur l’Allemagne après la guerre souligne que ce moment constitua un liminal space, un entre-deux qui ouvrit les possibles avant le conservatisme social et sexuel caractéristique des années 1950, les travaux sur les DPs n’ont que très peu abordé cette question (voir notamment Dagmar Herzog, Sex after Fascism : Memory and morality in twentieth-century Germany, Princeton : Princeton University, 2017).
Les contributeurs.trices intéressé.es sont invité.es à envoyer aux trois coordinatrices une proposition en français ou en anglais d’une page pour le 3 septembre 2023. Un atelier de travail collectif sera ensuite organisé en décembre 2023 à Paris. La publication sous forme de numéro spécial dans la revue Diasporas. Circulations, migrations, histoire est programmée pour le 1er semestre 2025.
Marianne Amar : marianne.amar@sciencespo.fr
Laure Humbert laure.humbert@manchester.ac.uk
Célia Keren : celia.keren@sciencespo-toulouse.fr
ARGUMENTAIRE
Comme l’a montré Peter Gatrell, les années qui suivent la Seconde Guerre mondiale, loin de sonner la fin du chaos et des persécutions, sont un temps de “paix violente[1]”. De 1944 au milieu des années 1950, des mouvements massifs de populations se poursuivent, héritage de la guerre et conséquence des nouvelles violences de l’après-guerre. Ces immenses chassés-croisés contrastent avec l’aspiration à un retour à la normale partagée tant par les populations et les professionnels humanitaires que par les administrateurs étatiques et internationaux – l’UNRRA[2] jusqu’en 1946, puis l’IRO. Les personnes déplacées (DPs) occupent une place centrale dans les discours et les représentations de ce nouveau départ espéré, comme le montrent le film de fiction The Search ou le documentaire Seeds of Destiny[3]. Mais tous les acteurs ne s’accordent pas sur ce que signifie un tel retour à la normale, ni sur les manières de l’atteindre dans un contexte de pénuries et d’incertitudes géopolitiques liées à l’apparition de nouvelles frontières et aux politiques d’homogénéisation ethnique des pays d’Europe de l’Est. Comment reconstruire les corps et les esprits ? Quels savoirs professionnels, sociaux, médicaux ou psychanalytiques sont mobilisés dans ce but ? Faut-il aider les réfugié.es et déplacé.es à renouer avec leur passé et leurs identités antérieures ou, au contraire, les encourager à les oublier et se réinventer ? Comment faire face au “chaos identitaire[4]” du monde DPs et selon quels principes faut-il (ré)assigner les identités juridique et nationale ? Avec quels modèles reconstruire les familles ? Quelles idées sur la féminité et la masculinité sont projetées sur les survivant∙es et réfugié∙es ? Quel est l’écart entre ces normes et la pratique des différents acteurs ? Comment les règles qui s’imposent au monde DP, en Allemagne, en Autriche et en Italie, s’articulent-elles, ou non, avec les normes de la vie sociale ordinaire ?
Ces dernières années, de nombreux travaux ont renouvelé notre compréhension des politiques et des pratiques administratives alliées, de la vie sociale et culturelle des personnes déplacées ainsi que des modalités de leur “retour à l’intime[5]”, pour reprendre les mots de Guillaume Piketty et Bruno Cabanes. Ces études ont montré que les DP centres ont été des sites d’intervention humanitaire où l’intime fut une cible privilégiée de contrôle (politisation des corps, angoisse collective de la contamination vénérienne, etc.[6]). Elles ont mis en lumière toute une étiologie du traumatisme du déplacé, les DPs étant souvent décrit∙es comme frappé∙es par l’apathie, la phobie de la faim ou la régression psychique[7]. Les sources des organisations internationales et des institutions militaires et judiciaires sont riches d’informations sur les inquiétudes collectives qui angoissent les sociétés en sortie de guerre. Elles tendent un miroir grossissant aux déviances, voire aux délits et aux crimes commis par certains DPs, du recours au marché noir aux vols et aux crimes, voire aux infanticides. En outre, loin d’être neutres, les programmes de réhabilitation physique et psychique des DPs mobilisent une série de normes – de genre, de sexualité, de statut marital, de classe, d’âge, de race, etc. – qui, pour n’être pas toujours officielles et explicites, sont constamment au travail dans les espaces où s’organisent la vie des DPs : camps et centres d’hébergement, bureaux administratifs, lieux de travail, de culte et de loisir, cimetières, mais aussi centres de transit, bâteaux et trains, lieux de réinstallation, etc.. Convaincus par exemple que la guerre et les déplacements ont dégradé les corps, bouleversé les rapports de genre entre hommes et femmes et détruit ce qui était perçu comme les frontières entre l’enfance et l’âge adulte, les travailleurs humanitaires surveillent la sexualité des DPs et créent des programmes de formation professionnelle genrés[8]. La norme renvoie ainsi à la fois à un ensemble de règles écrites et explicites, y compris juridiques, et à une série d’injonctions à adopter les comportements, les attitudes et les expressions corporelles et affectives jugées convenables et conformes à une époque et dans un lieu donnés.
Des conflits sur les normes qui doivent présider ce retour à la normale traversent le monde DPs. Les programmes humanitaires sont régulièrement critiqués par des DPs qui leur reprochent de les infantiliser[9]. Des comportements considérés comme déviants par certains travailleurs humanitaires et les autorités militaires et civiles, comme les atteintes aux biens, peuvent paraître tout à fait légitimes aux DPs dans le contexte de pénurie de l’après-guerre. Des difficultés de compréhension et de communication, liées à la diversité des langues, des expériences et des visions du monde, peuvent peser sur l’interprétation des politiques et des normes, y compris administratives. D’un autre côté, si certains principes font consensus, comme le retour des DPs à l’autonomie, des désaccords profonds existent sur les moyens pour y parvenir. Les lignes de partage que dessinent ces conflits sont souvent plus complexes qu’il n’y paraît. Par exemple, les communautés DPs juives sont elles-mêmes traversées par des débats sur les chemins que doit emprunter la reconstruction intime et collective, entre oubli, collecte des sources sur le génocide et vengeance symbolique, départ en Palestine ou réorganisation de la vie juive en diaspora. Le retour à la normale se fait également à travers la maternité, le mariage et la réaffirmation des valeurs juives[10]. On observe dès lors certaines convergences dans la manière dont certaines élites DPs, notamment religieuses, et certains travailleurs humanitaires envisagent le retour à la « normale », en particulier à travers la valorisation du travail manuel, la reconstruction des valeurs familiales et le contrôle du corps des femmes.
Si ces normes peuvent être négociées, discutées, voire rejetées par certains DPs, elles participent aussi de cette “paix violente” et sont édictées dans un rapport de force asymétrique. Les missions de sélection ainsi que les travailleurs humanitaires les utilisent pour trier et exclure ceux et celles qui ne s’y conforment pas, notamment dans le cadre de la réinstallation à l’étranger[11]. Certaines normes ont donc un impact majeur sur la vie et la trajectoire des DPs. Le choix des missions de recrutement américaines, canadiennes, australiennes, britanniques, françaises, belges et autres est sévère : médecins et agents de recrutement examinent rigoureusement les corps et les comportements et refusent les mères célibataires, les malades mentaux, les tuberculeux, les alcooliques ou les individus ayant commis des vols ou d’autres délits dans le chaos de la fin de la guerre. Les critères de hiérarchisation « ethnique », les considérations eugénistes et la sélection par « nationalités » s’expriment encore très fortement. En même temps, les travailleurs humanitaires sont confrontés aux contradictions de leurs propres normes : les DPs doivent-ils et elles sacrifier un aïeul malade et improductif ou un enfant né hors-mariage pour obtenir un passage vers une nouvelle vie ? Quant aux DPs, quelles stratégies développent-ils et elles pour surmonter ou contourner les rejets ? Au final, ceux et celles qui ne trouvent pas leur place dans ce système constituent un noyau de réfugiés “hard core”, terme dévalorisant utilisé par les organisations internationales pour qualifier les DPs qui n’entrent résolument pas dans la norme.
[1] Peter Gatrell “Trajectories of Population Displacement in the Aftermaths of Two World Wars’, Jessica Reinisch et Elizabeth White (dirs) The Disentanglement of Populations. Migration, Expulsion and Displacement in Postwar Europe, 1944–1949, Londres, Palgrave Macmillan, 2011, 3–26 ; Peter Gatrell, The Unsettling of Europe. The Great Migration, 1945 to the Present , Londres, Allen Lane, 2019.
[2] United Nations Relief and Rehabilitation Administration ; International Refugee Organization.
[3] Sharif Gemie and Louise Rees “Representing and Reconstructing Identities in the Postwar World : Refugees, UNRRA and Fred Zinnemann’s Film The Search”, International Review of History, 56, 3 (2011), pp. 441–473 ; Silvia Salvatici, ‘Sights of Benevolence. UNRRA’s Recipients Portrayed’, in Heide Fehrenbach and Davide Rodogno (eds.), Humanitarian Photography : A History, Cambridge : Cambridge University Press, 2015, pp. 200–222.
[4] Julia Maspero “L’administration des personnes déplacées dans les zones françaises d’occupation en Allemagne et en Autriche : une politique de la France en contexte de Guerre froide (1945–1951)”, thèse de doctorat, EHESS, 2021.
[5] Sur les DPs, Wolfgang Jacobmeyer, Vom Zwangsarbeiter zum heimatlosen Ausländer : Die Displaced Persons in Westdeutschland, 1945–1951, Gottingen : Vandenhoeck & Ruprecht, 1985 ; Mark Wyman, DPs : Europe’s Displaced Persons, 1945–1951, Ithaca, NY : Cornell University Press, 1998 ; Atina Grossmann, Jews, Germans, and Allies : Close Encounters in Occupied Germany. Princeton, NJ : Princeton University Press, 2007 ; Anna D. Jaroszyńska-Kirchmann, The Exile Mission : The Polish Political Diaspora and Polish Americans, 1939–1956, Athens, Ohio University Press, 2009 ; Laura Hilton, ‘Cultural Nationalism in Exile : The Case of Polish and Latvian Displaced Persons’, The Historian, vol. 71, no. 2 (2009), pp. 280–317 ; Anna Holian, Between National Socialism and Soviet Communism. Displaced Persons in Postwar Germany, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 201 ; Ben Shephard, The Long Road Home : The Aftermath of the Second World War, Londres, Vintage, 2011 ; Tara Zahra, The Lost Children : Reconstructing Europe’s Families after World War II, Cambridge, MA : Harvard University Press, 2011 ; Daniel Cohen, In War’s Wake : Europe’s Displaced Persons in the Postwar Order, Oxford : Oxford University Press, 2011 ; Jan-Hinnerk Antons, “Displaced Persons in Postwar Germany : Parallel Societies in a Hostile Environment”, Journal of Contemporary History, vol. 49, no. 1 (2014), pp. 92–114 ; Pamela Ballinger, ‘Impossible Returns, Enduring Legacies : Recent Historiography of Displacement and the Reconstruction of Europe after World War II’, Contemporary European History, vol. 22, no. 1 (2013), pp. 127–138 ; Peter Gatrell, The Making of the Modern Refugee, Oxford : Oxford University Press, 2013 ; Corine Defrance, Juliette Denis and Julia Maspero (eds.), Personnes déplacées et guerre froide en Allemagne occupée, Frankfurt am Main : Peter Lang, 2015, Ruth Balint Destination Elsewhere. Displaced Persons and their Quest to Leave Postwar Europe Ithaca, Londres, Cornell University Press, 2021 ; sur le retour à l’intime, Cabanes Bruno et Piketty Guillaume (dirs.), Retour à l’intime au sortir de la guerre, Paris, Tallandier, 2009.
[6] Peter Gatrell and Nick Baron (eds.), Warlands. Population Resettlement and State Reconstruction in the Soviet-East European Borderlands, 1945–1950 (Basingstoke : Palgrave Macmillan, 2009), pp. 1–22 ; Daniel Cohen, “Un espace domestique d’après‑guerre : les camps de personnes déplacées dans l’Allemagne occupée”, in Bruno Cabanes and Guillaume Piketty (eds.), Retour à l’intime au sortir de la guerre, Paris, Tallandier, 2009, pp. 117–131 ; Lisa Haushofer, ‘The ‘Contaminating Agent’: UNRRA, Displaced Persons and Venereal Disease in Germany, 1945–1947’, American Journal of Public Health, vol. 100, no. 6 (2010), pp. 993‑1003 ; Margarete Myers Feinstein, Holocaust Survivors in Postwar Germany, 1945–1957, Cambridge : Cambridge University Press, 2010 ; Katarzyna Nowak, “A Gloomy Carnival of Freedom. Sex, Gender, and Emotions among Polish Displaced Person in the Aftermath of World War Two’, Aspasia, 13, 1 (2019), 113–134 ; Laure Humbert, Reinventing French Aid. The Politics of Humanitarian Relief in French Occupied Germany, 1945–1952, Cambridge, Cambridge University Press, 2021.
[7] Tara Zahra, The Lost Children, op. cit.; Peter Gatrell, Population displacement and mental health after the Second World War [short version, unpublished]; Henning Borggräfe, Akim Jah, Nina Ritz and Stegffen Jost (eds.), Rebuilding Lives – Child Survivors and DP Children in the Aftermath of the Holocaust and Forced Labor (Göttingen : Wallstein Verlag, 2017).
[8] Silvia Salvatici, ‘Le gouvernement anglais et les femmes réfugiées d’Europe après la Seconde Guerre mondiale’, Le Mouvement social, vol. 225, no. 4 (2008), pp. 53–63 ; Tara Zahra, ‘“The Psychological Marshall Plan”: Displacement, Gender and Human Rights after World War II’, Central European History, vol. 44, no. 1 (2011), pp. 37–62 ; Silvia Salvatici, ‘Help the People to Help Themselves’: UNRRA Relief Workers and European Displaced Persons’, Journal of Refugee Studies, vol. 25, no. 3 (2012), pp. 452–473.
[9] Inta Gale Carpenter, ‘Folklore as a Source for Creating Exile Identity among Latvian Displaced Persons in Post-World War II Germany’, Journal of Baltic Studies, vol. 48, no. 2 (2017), pp. 205–233 ; Katarzyna Nowak, ‘Voices of Revival. A Cultural History of Polish Displaced Persons in Allied-Occupied Germany and Austria, 1945–1952’, PhD thesis, University of Manchester.
[10] Atina Grossmann, ‘Trauma, memory and motherhood : Germans and Jewish Displaced Persons in Post-Nazi Germany, 1945–1949’, Archiv für Sozialgeschichte, Vol. 38 (1998), pp 215–239 ; Grossmann, Jews, Germans and Allies, op. cit.; Avinoam Patt and Michael Berkowitz (eds), We are here : New approaches to Jewish Displaced Persons in Postwar Germany (Detroit : Wayne State University Press, 2010); Feinstein, Holocaust Survivors in Postwar Germany, op. cit.; Anna Hájková, ‘Introduction : Sexuality, Holocaust, Stigma’, German History, advanced reading first, 09 June 2020.
[11] Antoine Burgard, ‘Une nouvelle vie dans un nouveau pays. Trajectoires d’orphelins de la Shoah vers le Canada (1947–1952)’, PhD thesis, Université du Québec à Montréal/Université Lumière Lyon 2 (2017); Ruth Balint, ‘Children Left Behind : Family, Refugees and Immigration in Postwar Europe’, History Workshop Journal, vol. 82 (2016), pp. 151–172.