Frontex : protéger les frontières ou les personnes migrantes ?

La démis­sion du direc­teur exécutif de Frontex, Fabrice Leggeri, en avril 2022, a semblé donner raison aux accu­sa­tions des détrac­teurs de cette Agence euro­péenne de garde-fron­tières et de garde-côtes. Si ses attri­bu­tions comprennent le « respect des droits fonda­men­taux dans l’ensemble de ses acti­vités aux fron­tières » de l’Union euro­péenne (UE), sa mission de contrôle des fron­tières constitue, dans les faits en tout cas, un obstacle. Éclairage. 

Veiller au respect des droits des personnes migrantes d’une part, et surveiller les fron­tières de l’Union euro­péenne d’autre part, les deux prin­ci­pales missions de Frontex semblent se chevau­cher car le mandat de l’Agence reste assez ambiguë. Ainsi, des auteur·es proposent la disso­cia­tion des deux missions dont est toujours investie Frontex, à ce jour (Grémare, 2012 ; Racho, 2018) mais le cumul des deux fonc­tions ne semble pas pour autant impensable. 

La sécu­ri­sa­tion des fron­tières n’est pas cumu­lable avec la gestion huma­ni­taire des flux migra­toires (photo : Frontex)

En pratique, assurer une gestion huma­ni­taire des flux migra­toires aux fron­tières externes de l’Europe paraît diffi­ci­le­ment cumu­lable avec la mission de leur sécu­ri­sa­tion dans le cadre de la lutte contre la crimi­na­lité et le terro­risme. Une même personne ne peut, en effet, pas reven­di­quer en même temps une « approche huma­ni­taire de protec­tion et un regard suspi­cieux pour détecter un poten­tiel criminel » (Racho, 2018, p. 170).

Cette dupli­cité dans les missions contra­dic­toires de l’agence de garde-fron­tières et garde-côtes de l’Union euro­péenne a été dénoncée[1]En décembre 2021, lors d’une table ronde, il s’était ainsi inter­rogé : « Entre l’impératif de ne pas laisser des gens passer irré­gu­liè­re­ment et, de l’autre, le prin­cipe de non-refou­le­ment parce que toute personne en besoin de protec­tion a droit à l’asile, comment fait-on ? Personne n’est capable de me … Lire la suite par Fabrice Leggeri lui-même, aux commandes de l’agence de 2015 à 2022. 

Bras de fer entre l’Agence et des « humanitaires »

En pratique, Frontex a donc opéré un choix : la sécu­ri­sa­tion des fron­tières sur fond d’actions parti­cu­liè­re­ment musclées qui ne pouvaient pas laisser silen­cieux les huma­ni­taires et autres défenseur·es des droits humains – en parti­cu­lier des droits des personnes migrantes. Cette agence de l’Union euro­péenne a été épin­glée par des ONG qui l’ac­cusent régu­liè­re­ment de viola­tions des droits humains à travers des opéra­tions illé­gales de refou­le­ment des migrants (push­backs) et de complai­sance, notam­ment envers les auto­rités grecques, sur des renvois brutaux vers la Turquie[2]Pour plus d’informations, voir Le Figaro, “Des ONG demandent le départ de Frontex de la mer Egée”, 17 février 2021 ou Marie Jégo, “Des ONG dénoncent les refou­le­ments illé­gaux de migrants de la Grèce vers la Turquie”, Le Monde, 26 décembre 2018..

Des ONG accusent régu­liè­re­ment Frontex de viola­tions des droits humains à travers des opéra­tions illé­gales de refou­le­ments des migrants (Droits réservés)

En effet, depuis 2006, dans la région de la mer Égée, à la fron­tière entre les deux pays, une pratique récur­rente d’agents de Frontex consiste à refouler les migrant·es vers la Turquie, sans que ces dernier·ères puissent faire valoir leurs droits (Ottavy et Clochard, 2014). En avril 2022, une enquête du Monde et Ligh­thouse Reports [3]Julia Pascual et Tomas Statius, “Frontex, l’agence euro­péenne de gardes-fron­tières, a maquillé des renvois illé­gaux de migrants en mer Egée”, Le Monde, 27 avril 2022. a révélé que, entre mars 2020 et septembre 2021, l’agence Frontex avait enre­gistré des dizaines de refou­le­ments illé­gaux vers la Turquie comme de simples opéra­tions de « préven­tion au départ » des cas de bateaux de migrant·es inter­ceptés ou déroutés avant qu’ils aient atteint les eaux grecques notamment.

Certains auraient voulu en faire […] une agence humanitaire. Mais le rôle de cette Agence […] c’est quand même plutôt de faire la police des frontières des États

Si l’ex-directeur exécutif de Frontex n’admet pas d’éventuelles viola­tions des droits fonda­men­taux de l’Agence sous son mandat, celui qui a été contraint à remettre son tablier, fin avril dernier à la suite d’une enquête de l’Office de lutte anti­fraude de l’UE sur la gestion de l’Agence, semble affirmer cepen­dant qu’il n’est pas dans le rôle de l’Agence d’assumer une quel­conque mission huma­ni­taire. Fabrice Leggeri, cité par Public Sénat dans un article du 14 juin 2022, déclare : « certains auraient voulu en faire […] une agence huma­ni­taire. Mais le rôle de cette Agence […] c’est quand même plutôt de faire la police des fron­tières des Etats. C’est une agence qui ressemble à une agence de police. » Une enquête de l’Office de lutte anti-fraude est en cours, qui concerne cette fois le finan­ce­ment de ces opéra­tions de push-back. 

Une nouvelle Agence pour l’asile ou la prise de conscience de l’Union européenne

À sa démis­sion, comme pour expli­quer qu’il n’avait pas à veiller à la protec­tion des droits des personnes migrantes et, en consé­quence, que les griefs qui lui étaient repro­chés ainsi qu’à son agence n’avaient pas lieu d’être, Fabrice Leggeri a affirmé : « Il semble que le mandat de Frontex sur lequel j’ai été élu et renou­velé en juin 2019 a silen­cieu­se­ment mais effec­ti­ve­ment été modifié »[4]La lettre de démis­sion a été publiée dans cet article de L’Indépendant, le 29/​04/​2022 Le direc­teur exécutif de l’Agence est nommé par le Conseil d’ad­mi­nis­tra­tion de Frontex composé de membres des auto­rités de gestion des fron­tières des 26 États membres et deux membres de la Commis­sion euro­péenne, à partir d’une liste proposée par les États membres. 

En démis­sion­nant, Fabrice Leggeri a voulu tout de même battre en brèche les reproches en expli­quant que le mandat de Frontex avait silen­cieu­se­ment été modifié

L’Union euro­péenne semble aussi ajouter à l’am­bi­guïté initiale du mandat de l’Agence en mettant en place, en janvier 2022, l’Agence de l’Union euro­péenne pour l’asile (AUEA) dont l’un des prin­ci­paux fonde­ments est de veiller sur les condi­tions d’accueil des personnes exilées.

Cette nouvelle approche paraît consti­tuer le système opéra­tionnel de surveillance des droits fonda­men­taux exigé de Frontex par les députés euro­péens fin 2021 contre le déblo­cage du gel de 90 millions d’euros suite aux manque­ments dont elle était accusée.[5]Parle­ment euro­péen, « Le Parle­ment demande le gel d’une partie du budget de Frontex jusqu’à ce que des amélio­ra­tions clés soient appor­tées », commu­niqué de presse, 21 octobre 2021 Ainsi, en vertu de l’article 21 du règle­ment du Parle­ment euro­péen et du Conseil relatif à l’Agence de l’UE pour l’asile, celle-ci peut notam­ment, en colla­bo­ra­tion avec Frontex à travers les équipes d’appui à la gestion des flux migra­toires : assister le filtrage des migrants (iden­ti­fi­ca­tion, enre­gis­tre­ment, relevé d’empreintes digi­tales, etc) ; donner des infor­ma­tions requises à ceux qui souhaitent demander l’asile ; enre­gis­trer des demandes de protec­tion inter­na­tio­nale ; etc[6]Article 21, para­graphe 3, points a), b), c) et d) du règle­ment relatif à l’Agence de l’Union euro­péenne pour l’asile

Il paraît donc crucial pour l’Union euro­péenne de redé­finir le mandat de Frontex pour le rendre plus clair et moins ambigu, y compris dans les rela­tions à venir avec l’Agence de l’Union euro­péenne pour l’asile. 

Notes

Notes
1 En décembre 2021, lors d’une table ronde, il s’était ainsi inter­rogé : « Entre l’impératif de ne pas laisser des gens passer irré­gu­liè­re­ment et, de l’autre, le prin­cipe de non-refou­le­ment parce que toute personne en besoin de protec­tion a droit à l’asile, comment fait-on ? Personne n’est capable de me répondre. On est schi­zo­phrènes”. Cité par Le Monde, “Frontex et les renvois illé­gaux de migrants : le direc­teur exécutif de l’agence euro­péenne, le Fran­çais Fabrice Leggeri, a présenté sa démis­sion”, 29 avril 2022, consulté le 27 juin 2022.
2 Pour plus d’informations, voir Le Figaro, “Des ONG demandent le départ de Frontex de la mer Egée”, 17 février 2021 ou Marie Jégo, “Des ONG dénoncent les refou­le­ments illé­gaux de migrants de la Grèce vers la Turquie”, Le Monde, 26 décembre 2018.
3 Julia Pascual et Tomas Statius, “Frontex, l’agence euro­péenne de gardes-fron­tières, a maquillé des renvois illé­gaux de migrants en mer Egée”, Le Monde, 27 avril 2022.
4 La lettre de démis­sion a été publiée dans cet article de L’Indépendant, le 29/​04/​2022
5 Parle­ment euro­péen, « Le Parle­ment demande le gel d’une partie du budget de Frontex jusqu’à ce que des amélio­ra­tions clés soient appor­tées », commu­niqué de presse, 21 octobre 2021
6 Article 21, para­graphe 3, points a), b), c) et d) du règle­ment relatif à l’Agence de l’Union euro­péenne pour l’asile