Les réfugiés ukrainiens en Europe

Thomas Chopard, historien et Camille Bressange, cartographe et journaliste

Le déclenchement de la guerre en Ukraine a provoqué l’un des plus importants déplacements de population du 21e siècle. S’ils transitent majoritairement par les pays limitrophes, comment leur accueil se répartit-il en Europe et aux portes de l’Europe ?

À l’heure d’écrire ces lignes, le gouver­ne­ment ukrai­nien fait état de plus de 12 millions d’Ukrainiens déplacés par la guerre, dont 4,8 millions sont dénom­brés hors des fron­tières du pays par le Haut-Commis­sa­riat des Nations Unies pour les Réfu­giés (UNHCR)[1]« Ukraine Refugee Situa­tion », UNHCR, dernière mise à jour le 16 juin 2022, https://​data​.unhcr​.org/​e​n​/​s​i​t​u​a​t​i​o​n​s​/​u​kraine. pour une popu­la­tion totale de 44 millions de personnes. L’invasion russe du pays déclen­chée le 24 février 2022 a entraîné l’un des plus impor­tants mouve­ments forcés de popu­la­tion du 21e siècle. Par compa­raison, et d’après les mêmes instances, 5,7 millions de Syriens ont quitté leur pays en guerre pour une popu­la­tion totale de 21 millions ; et au Sud-Soudan, 2,3 millions des 12,4 millions d’habitants initiaux se trouvent en-dehors des frontières.

Le refuge vers les pays frontaliers

Les pays fron­ta­liers ont été les plus direc­te­ment et large­ment affectés par l’arrivée de réfu­giés ukrai­niens. Les enre­gis­tre­ments opérés par le UNHCR dans les diffé­rents pays, tels que repré­sentés par la première carte, rendent compte du fait que les pays limi­trophes ont vu tran­siter 7 millions d’individus en prove­nance d’Ukraine. Il faut souli­gner que cette carte reflète les enre­gis­tre­ments d’arrivées par pays, les flux, et donc le fait que certains réfu­giés, au cours de leur transit, ont été enre­gis­trés succes­si­ve­ment dans diffé­rents pays.

Trois millions et demi d’Ukrainiens ont tran­sité par la Pologne qui s’avère la desti­na­tion prin­ci­pale de fuite hors d’Ukraine. Les décomptes du UNHCR font état de près de 100 000 passages quoti­diens dès le 27 février, avec un pic au 6 mars 2022, avec près de 140 000 traver­sées de la fron­tière polono-ukrai­nienne, pour redes­cendre à 30 000 autour du 21 mars et se stabi­liser aux alen­tours de 20 000 par jour à la fin du mois de mars. La présence d’une impor­tante diaspora ukrai­nienne de près d’un million de personnes dans le pays avant-guerre a faci­lité l’orientation des réfu­giés. Incitée par le gouver­ne­ment polo­nais à se mobi­liser pour accueillir de poten­tiels réfu­giés dès le 15 février, tandis que les rumeurs d’invasion russe planaient sur l’Ukraine, cette diaspora a joué un rôle déter­mi­nant dans l’accueil.

« L’invasion russe du pays déclenchée le 24 février 2022 a entraîné l’un des plus importants mouvements forcés de population du 21e siècle. »

Thomas Chopard, histo­rien et Camille Bres­sange, cartho­graphe et journaliste

En dépit de la rela­tive étroi­tesse de leur fron­tière avec l’Ukraine, les autres pays limi­trophes situés à l’ouest ont accueilli d’importantes popu­la­tions : 698 420 réfu­giés ont été enre­gis­trés en Hongrie, 587 219 en Roumanie, 483 306 en Moldavie, 466 264 en Slova­quie. Des chiffres parti­cu­liè­re­ment impor­tants si on les rapporte à la popu­la­tion des pays concernés. Comme en Pologne, les arri­vées se sont surtout concen­trées en mars, se stabi­li­sant aux alen­tours du 21 mars à 5 000 traver­sées quoti­diennes en Hongrie, 3 000 en Slova­quie, 2 000 en Roumanie et 1500 en Moldavie.

Souvent oubliée de la couver­ture média­tique du phéno­mène, la Russie s’est aussi imposée comme un lieu de refuge majeur pour les Ukrai­niens, avec un million de réfu­giés notam­ment en prove­nance des régions orien­tales de l’Ukraine, parti­cu­liè­re­ment touchées par la guerre. Cette fuite s’inscrit dans la conti­nuité des départs entamés au cours de la première phase du conflit, à partir de 2014. La valo­ri­sa­tion des struc­tures d’accueil, des pratiques initia­le­ment inci­ta­tives comme la faci­lité à obtenir le passe­port russe ont certai­ne­ment joué dans ce mouve­ment vers l’est, mais la presse s’est récem­ment fait écho[2]« Ukrai­nian refu­gees in Russia report inter­ro­ga­tions, deten­tion and other abuses », The Washington Post, 11 mai 2022, https://​www​.washing​ton​post​.com/​w​o​r​l​d​/​2​0​2​2​/​0​5​/​1​1​/​u​k​r​a​i​n​e​-​r​e​f​u​g​e​e​s​-​r​u​s​s​i​a​-​f​i​l​t​r​a​t​i​o​n​-​camps/. de pratiques d’internement, d’interrogatoires et de filtra­tion sur la base d’une supposée loyauté poli­tique, notam­ment pour les popu­la­tions dépla­cées aux mois de mai et juin.

Des portes d’entrée vers l’Union Européenne

À l’exception de la Russie dans laquelle sont restés les 1,1 million d’Ukrainiens qui s’y sont réfu­giés, les autres pays ont peu à peu vu leur popu­la­tion de réfu­giés décroître. Des 3,7 millions de réfu­giés arrivés en Pologne, 1,152 million, soit près d’un tiers, sont toujours enre­gis­trés sur le sol polo­nais début juin. La décrue est plus notable encore dans les autres pays limi­trophes. En Moldavie, le nombre d’arrivants a toujours été dépassé par le nombre de partants, à desti­na­tion notam­ment de la Roumanie où la moitié des réfu­giés ukrai­niens sont direc­te­ment en prove­nance d’Ukraine et l’autre moitié, de Moldavie. Mais peu restent en Roumanie, puisque le UNHCR dénombre sur quasi­ment un million de réfu­giés ayant tran­sité par le pays, que seuls 82 344 y sont demeurés. En Moldavie, en Roumanie comme en Slova­quie, moins de 20 % des réfu­giés enre­gis­trés sur le terri­toire concerné y sont restés. Le cas le plus notable est celui de la Hongrie : le UNHCR a enre­gistré 731 098 passages à la fron­tière ukrai­nienne, mais seuls 24 091 réfu­giés sont toujours comp­ta­bi­lisés en Hongrie début juin, soit à peine plus de 3 %. Seule la Pologne s’est présentée tout à la fois comme un pays de transit et d’installation. Si l’on excepte la Russie, 1,4 million de réfu­giés stationnent début juin dans les pays fron­ta­liers, tandis que 2,165 millions se trouvent plus à l’ouest, dont près d’un tiers, 780 000, en Alle­magne. Une bascule très nette s’est opérée vers l’Europe centrale.

L’Europe a tempo­rai­re­ment levé toute restric­tion en matière d’immigration pour les Ukrai­niens au 4 mars, permet­tant le transit à travers l’Europe et accor­dant la protec­tion excep­tion­nelle aux popu­la­tions ukrai­niennes dépla­cées qui la récla­maient. La possi­bi­lité de traverser une fron­tière sur simple présen­ta­tion d’un passe­port ukrai­nien explique aussi la fuite vers d’autres desti­na­tions pour­tant plus loin­taines, comme la Turquie (environ 135 000 réfu­giés, d’après le gouver­ne­ment turc), la Géorgie (environ 20 000 réfu­giés) ou Israël pour les citoyens ukrai­niens pouvant démon­trer une ascen­dance juive (environ 15 000).

Retours dans un pays en guerre

7 millions de sorties du terri­toire ukrai­nien pour 4,8 millions de réfu­giés dénom­brés : les chiffres du Haut-Commis­sa­riat pour les Réfu­giés soulignent un phéno­mène parfois diffi­cile à circons­crire, celui des retours.

Avec une rela­tive constance, le UNHCR décompte environ 10 000 retours quoti­diens depuis le début de la guerre. De telle sorte qu’à partir du mois de mai 2022, les retours ont commencé à contre­ba­lancer les départs. Les témoi­gnages confiés à la presse reflètent des raisons diverses. Pour les hommes émigrés de longue date, le souhait de rejoindre l’armée ; pour les femmes, le désir de retrouver des proches, des parents, des enfants confiés afin d’aller travailler de l’autre côté de la fron­tière. Les réfu­giés récents, enfin, font état, après trois mois d’exil, de l’épuisement des dispo­si­tifs d’urgence, de l’éclatement des familles, des diffi­cultés à se loger et plus géné­ra­le­ment à se réins­taller à l’étranger. Un mouve­ment de retour qui touche aussi les déplacés internes : fin mai, le maire de Kyiv faisait état du retour des deux tiers des Kiéviens en ville.

Pour aller plus loin
  • Dumont, G.-F., 2022. « L’Ukraine face à la guerre : géopo­li­tique et popu­la­tion », Popu­la­tion & Avenir, vol. 758, n° 3, p. 17–19.
Les auteurs

Thomas Chopard est cher­cheur post­doc­to­rant au CREE, à l’Inalco, et direc­teur-adjoint du Centre d’études franco-russe. Il est fellow de l’Ins­titut Conver­gences Migrations.

Camille Bres­sange est carto­graphe et jour­na­liste. Elle colla­bore au Wall Street Journal.

Citer cet article

Thomas Chopard et Camille Bres­sange, « Les réfu­giés ukrai­niens en Europe », in : Antonin Durand, Thomas Chopard, Cathe­rine Gous­seff et Claire Zalc (dir.), Dossier « Migra­tions et fron­tières de l’Ukraine en guerre », De facto [En ligne], 33 | Juin 2022, mis en ligne le 24 juin 2022. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2022/05/05/defacto-033–05/

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