Médias, migrations : compte-rendu de la 3e table ronde « Les migrations : polarisation politique dans les médias et à l’université »

Cette table ronde a eu lieu le 23 mars 2022.

Inter­ve­nants : Perin Emel Yavuz, prési­dente de Désinfox-Migra­tions ; Hélène Thiollet, poli­tiste à Sciences Po ; Barbara Joannon, Désinfox-Migra­tions ; Nora Hamadi, jour­na­liste chez France Culture et Arte ; Marie Verdier, jour­na­liste chez la Croix ; Fran­çois Héran, profes­seur au Collège de France (chaire Migra­tions et Sociétés), direc­teur de l’Institut Conver­gences Migra­tions ; Julia Cagé, profes­seure d’économie à Sciences Po.

Un diagnostic de départ partagé : le rôle clé des médias
dans la fabrique de l’opinion sur l’immigration
et une couverture médiatique lacunaire

« Nous avons gagné la bataille du constat » affirme Marine Le Pen à propos de l’immigration. En contre-pied à ces propos, Fran­çois Héran a rappelé que les opinions sont en réalité faible­ment déter­mi­nées par la connais­sance des réalités migra­toires, mais beau­coup plus par les affi­nités poli­tiques. Les médias ont aussi une respon­sa­bi­lité dans cet état de fait, car si les cher­cheurs s’efforcent de rendre acces­sibles les données statis­tiques, ces dernières sont faible­ment prises en compte selon Fran­çois Héran[1]Retrouvez l’en­semble des chiffres et graphiques présentés dans le live tweet @DesinfoxMig., qui a appelé à de meilleures connec­tions entre jour­na­listes et cher­cheurs pour mener la bataille des constats.

Comprendre les raisons de la polarisation médiatique

Julia Cagé souligne égale­ment la respon­sa­bi­lité des médias dans la fabri­ca­tion d’une opinion très pola­risée sur l’im­mi­gra­tion, qu’elle distingue des volontés indi­vi­duelles des jour­na­listes. Pour comprendre les ressorts de cette respon­sa­bi­lité, il faut selon elle s’intéresser au rôle des action­naires et au mono­pole exercé par certains médias. Par exemple, l’ac­qui­si­tion de C‑News par Vincent Bolloré a eu pour effet une extrême droi­ti­sa­tion de la chaine (+ 22% des invités d’ex­trême droite) et le rempla­ce­ment des tranches d’in­for­ma­tions par des talk-shows qui laissent une place beau­coup plus impor­tante aux réac­tions émotion­nelles. L’étude de Jérôme Valette et Sarah Schneider-Strawc­zynski[2]Jérôme Valette et Sarah Schneider-Strawc­zynski, Media cove­rage of immi­gra­tion and the pola­ri­za­tion of atti­tudes, PSE Working papers, 2021., présentée lors de la 2ème table-ronde de la série « Médias-migra­tions : la fabrique de l’opinion », montre que l’in­ten­si­fi­ca­tion de la couver­ture média­tique des migra­tions lors de préten­dues « crises migra­toires » et les fortes varia­tions de trai­te­ment d’un média à l’autre, accen­tuent la pola­ri­sa­tion de l’opi­nion entre les pro et les anti-immi­gra­tion, selon les audiences concer­nées (Arte versus C‑News par exemple).

Nora Hamadi a aussi évoqué la crise écono­mique des médias comme cause de la pola­ri­sa­tion et du relatif éloi­gne­ment de certains médias vis à vis de la recherche. La préca­rité des condi­tions de travail, les temps très courts de produc­tion, le peu de moyens dispo­nibles pour du travail de terrain, empêchent de nombreux jour­na­listes de faire correc­te­ment leur travail. A cela s’ajoute un biais dans la sélec­tion des jour­na­listes, qui passent néces­sai­re­ment par les grandes écoles et sont issus des CSP +. La diver­sité ethnique est très faible parmi les jour­na­listes. A ce contexte s’ajoute une pola­ri­sa­tion forte au sein des médias sur la théma­tique des migra­tions : le fait même de choisir de travailler sur ces sujets fait de vous un « jour­na­liste engagé » et peut vous délé­gi­timer auprès de certains de vos pairs. L’emploi de certains termes comme celui d” « exilé » plutôt que de « migrants » produit le même effet. Marie Verdier observe une homo­gé­néi­sa­tion crois­sante des parcours des jour­na­listes au fil des ans.

Nora Hamadi et Marie Verdier soulignent aussi la centra­lité des sondages, qui construisent aujourd’hui la mise à l’agenda poli­tique et média­tique, et les biais qu’ils comportent. Marie Verdier cite une étude de Vincent Tiberj dans la revue Esprit[3]Vincent Tiberj, « A force d’y croire, la France s’est-elle droi­tisée?, Esprit, janv.-Fév. 2022. URL : https://esprit.presse.fr/article/vincent-tiberj/a‑force-d-y-croire-la-france-s-est-elle-droitisee-43763.

, qui montre que les sondages sur-repré­sentent les opinions de droite et d’ex­trême droite, créant ainsi de fortes défor­ma­tions de repré­sen­ta­tion de la société. Cela est d’”autant plus problé­ma­tique que de nombreux respon­sables poli­tiques et médias ont les yeux rivés sur ces sondages, et s’appuient sur leurs résul­tats pour décider, qui de leurs propo­si­tions de campagne, qui des invités d’une émis­sion ou d’une program­ma­tion édito­riale. Malheu­reu­se­ment, beau­coup de médias sont trop faibles finan­ciè­re­ment pour sortir de cette tendance et imposer leur propre agenda médiatique.

Quels leviers pour sortir de la polarisation
et mieux connecter la recherche et les médias ?

Malgré le carac­tère très struc­turel des obstacles évoqués, de nombreuses pistes ont été évoquées :

  • De manière géné­rale, soutenir l’in­dé­pen­dance des médias, permet aussi d’agir en faveur de trai­te­ments média­tiques plus équi­li­brés et prenant mieux en compte la complexité des phéno­mènes migratoires.
  • Il convient aussi d’en­cou­rager certains cher­cheurs à « passer de la cita­delle à la cité », en vulga­ri­sant davan­tage leurs travaux et en s’ex­pri­mant sur des temps très courts, tout en restant vigi­lants face aux risques d’être utilisés comme caution scien­ti­fique dans certaines situa­tions. Le déve­lop­pe­ment du media-trai­ning est un levier perti­nent. Il importe aussi d’as­sumer ses convic­tions et ses enga­ge­ments, ce qui n’empêche pas la recherche d’objectivité.
  • Encou­rager les jeunes jour­na­listes à aller sur le terrain – malgré le manque de moyens – en docu­men­tant les réalités des migra­tions et des situa­tions vécues par les personnes migrantes elles-mêmes. Cela permet non seule­ment de susciter l’empathie, mais surtout d’éviter que les personnes migrantes ne deviennent une abstrac­tion. A travers les témoi­gnages s’ex­priment d’autres points de vue, reflétés ensuite dans les contenus médiatiques.
  • Afin d’éviter de laisser le mono­pole des chiffres et de la statis­tique à l’ex­trême droite, il faut renforcer la péda­gogie autour des statis­tiques, en privi­lé­giant l’usage de chiffres en valeur rela­tive, comme cela a été fait au sujet de la pandémie avec, par exemple, la mention systé­ma­tique du taux d’incidence.
  • Sur l’enjeu de la diver­si­fi­ca­tion du recru­te­ment des jour­na­listes, des initia­tives existent qui méritent d’être encou­ra­gées, telle que l’as­so­cia­tion« La Chance, pour la diver­sité dans les médias ».
  • Il y a aussi besoin d’ajuster la forma­tion des étudiant×es en jour­na­lisme, car ils et elles sont formées essen­tiel­le­ment sur les aspects tech­niques du métier, et non à la construc­tion de narra­tions sur des sujets complexes, ni à l’uti­li­sa­tion des statistiques.

Notes

Notes
1 Retrouvez l’en­semble des chiffres et graphiques présentés dans le live tweet @DesinfoxMig.
2 Jérôme Valette et Sarah Schneider-Strawc­zynski, Media cove­rage of immi­gra­tion and the pola­ri­za­tion of atti­tudes, PSE Working papers, 2021.
3 Vincent Tiberj, « A force d’y croire, la France s’est-elle droi­tisée?, Esprit, janv.-Fév. 2022. URL : https://esprit.presse.fr/article/vincent-tiberj/a‑force-d-y-croire-la-france-s-est-elle-droitisee-43763.